C’est une décision qui va retenir l’attention de nombreux directeurs des ressources humaines. Le tribunal des affaires de Sécurité sociale (TASS) de Nanterre a jugé, jeudi 17 décembre, que le groupe Renault avait commis une « faute inexcusable à l’origine » du suicide d’un de ses salariés. Au moment même où le management de France Télécom est mis en cause après la disparition, en un an et demi, d’une vingtaine de collaborateurs qui ont mis fin à leurs jours, ce jugement vient rappeler les obligations des entreprises sur la prévention de la souffrance au travail.
Le 20 octobre 2006, Antonio de B. s’est donné la mort au Technocentre de Renault, à Guyancourt (Yvelines). Depuis plusieurs mois, cet ingénieur était en proie à une détresse de plus en plus aiguë : perte de poids importante, troubles anxio-dépressifs... Pour son épouse, Sylvie T., les difficultés d’Antonio étaient directement liées à son activité professionnelle. Il s’était énormément investi dans un projet de fabrication d’un véhicule dérivé de la Logan et dans un programme de formation qui devait être mis en place au Brésil. A la fin, il y consacrait une large partie de ses week-ends et de ses nuits.
Objectifs élevés
Aux yeux de Sylvie T., le désarroi de son mari avait été accentué par une organisation où le rythme de travail était trop soutenu et où les temps de repos n’étaient pas respectés. Facteur aggravant, le « Contrat Renault 2009 », qui avait imposé à toute l’entreprise des objectifs élevés en matière de ventes et de rentabilité. Pour toutes ces raisons, Sylvie T. a estimé que la responsabilité de Renault était engagée.
Le TASS de Nanterre lui a donné raison. Le constructeur automobile « aurait dû avoir conscience du danger auquel (Antonio) était exposé dans le cadre de son (métier) », écrit le juge dans sa décision. L’un des supérieurs hiérarchiques d’Antonio avait d’ailleurs noté, dans les mois précédant sa mort, qu’il était « anormalement stressé ». La direction lui avait même suggéré de consulter la médecine du travail et proposé d’autres fonctions. Insuffisant, selon le TASS : « Renault n’a pas pris les mesures nécessaires pour préserver son salarié du risque qu’il encourait du fait de l’exercice de son activité professionnelle », considère-t-il.
De plus, l’industriel n’a pas intégré les questions de souffrance au travail dans l’évaluation des risques professionnels, alors que la loi l’y obligeait. Il aurait dû vérifier « les capacités d’adaptation de ses personnels » à la nouvelle organisation induite par le lancement du « Contrat Renault 2009 ». Ce plan de relance ayant des « répercussions (...) sur la santé mentale des salariés », le TASS pense qu’il aurait fallu « l’accompagner par des mesures de management appropriées ».
En réparation du « préjudice moral », le constructeur automobile devra verser un euro à Sylvie T. et à son fils, comme celle-ci l’avait demandé lors de l’audience, le 19 octobre. La rente qui leur est allouée, depuis que le décès d’Antonio a été reconnu comme accident du travail, sera majorée au niveau maximum. Renault n’a pas encore décidé s’il comptait faire appel.
Après Antonio, deux autres salariés du Technocentre s’étaient donné la mort, fin 2006-début 2007. Leurs cas font l’objet de recours devant le TASS de Versailles.
La justice avait déjà reconnu la « faute inexcusable » d’un employeur dans une affaire similaire. Elle concernait un salarié qui avait tenté de se suicider alors qu’il se trouvait en arrêt-maladie « pour syndrome anxio-dépressif ». Dans un arrêt rendu le 22 février 2007, la Cour de cassation indique que « l’équilibre psychologique (de cet homme) avait été gravement compromis à la suite de la dégradation continue des relations de travail et du comportement de (l’employeur) ». Le patron de l’entreprise « avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé son salarié », mais « il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver ».
L’avocate de Sylvie T., Me Rachel Saada, observe toutefois que ce litige résulte de l’attitude d’un chef d’entreprise qui malmenait son salarié. Au Technocentre, ajoute-t-elle, les problèmes étaient d’une autre nature puisque l’organisation du travail était « pathogène », et l’industriel campait dans une forme de déni face aux risques psychosociaux. Le TASS de Nanterre y a vu une faute justifiant la condamnation de Renault, ce qui donne toute son importance à cette décision.
Bertrand Bissuel
Moins d’un suicide sur deux reconnu comme accident
Dans une étude diffusée au mois d’octobre, la Caisse nationale d’assurance-maladie indique que, entre janvier 2008 et juin 2009, 72 décès par suicide ont fait l’objet d’une demande de reconnaissance au titre des accidents du travail. Vingt-huit requêtes ont été acceptées et cinq sont en cours d’instruction, les autres ayant été rejetées. 85 % des suicides déclarés concernent des hommes. Dans plus d’un cas sur deux, les salariés sont passés à l’acte sur leur lieu de travail. La métallurgie est le secteur le plus touché.