Le projet qui se dessine pour l’enseignement des sciences en classe de 2de suscite une vive inquiétude puisqu’il conduit à réduire significativement les sciences, et tout particulièrement les sciences de la vie et de la Terre.
Par-delà toute considération disciplinaire, quels sont les fondements d’un enseignement en rapport avec les grandes questions de notre temps et nécessaires à la meilleure formation possible des jeunes générations pour en faire des citoyens de notre nation, de l’Europe et du monde ? De quel enseignement ont besoin les jeunes générations au moment du sommet de Copenhague et de tous les enjeux autour du réchauffement climatique ?
D’un point de vue éducatif, pédagogique et cognitif, nous savons combien les sciences faisant appel à l’observation et à l’expérimentation participent à l’édification de l’autonomie intellectuelle des élèves, à laquelle s’ajoute le plaisir de la découverte et de la compréhension, bases essentielles de la pédagogie. A l’encontre d’une « domestication de la raison », les sciences expérimentales participent à l’édification de la raison confrontée à une démarche objectiviste et argumentative.
Est-ce que supprimer les sciences va permettre de remonter dans les classements comparés des systèmes éducatifs nationaux ? Plutôt que de reconsidérer les faiblesses de notre système éducatif, on préfère contester les critères retenus pour ces évaluations. Si ces critères sont discutables, il n’en reste pas moins vrai que les diverses enquêtes convergent vers le même constat.
Si les contempteurs de ces études avaient un minimum de culture scientifique, ils comprendraient que nous avons un réel problème, et qu’on ne va pas le résoudre en se focalisant sur des « enseignements fondamentaux » qui ont mené à cette situation. Ce n’est pas en gommant les enseignements scientifiques que le niveau va augmenter en français et en calcul ; comme si réduire l’éducation physique favorisait l’éducation à la philosophie !
On reste confronté à cette exception française qui oppose les littéraires aux scientifiques, l’éducation physique à l’éducation académique, alors que, à l’évidence, l’histoire comme la science sont au cœur de la compréhension de nos enjeux d’avenir. Qu’un tel projet se dessine alors que s’achève une grande année ayant célébré la révolution copernicienne et la révolution darwinienne, avec un grand succès dans les établissements scolaires, dans les centres de culture scientifique, dans le monde associatif et dans tous les médias est tout simplement incompréhensible.
Faut-il rappeler que les sciences physiques s’inscrivent dans les fondements de la modernité en Occident depuis la fin de la Renaissance ? Que celles des sciences de la vie et de la Terre s’affirment au siècle des Lumières et au siècle suivant, indissociables des avancées de la démocratie, des idées de progrès et des principes de laïcité ? Pour ceux qui l’ignoreraient encore, l’enseignement est menacé dans ses principes républicains et laïques par le retour de divers courants religieux fondamentalistes et obscurantistes et leur cible, justement, est la suppression ou le détournement des sciences de la vie et de la Terre.
Les actions que mes collègues et moi-même menons pour défendre l’enseignement des théories de l’évolution n’ont jamais été limitées à une question disciplinaire, mais bien à un principe de défense de la laïcité. Alors que les menaces contre la laïcité et l’enseignement des sciences de la vie et de la Terre ont soulevé de grandes polémiques dans divers pays, notamment aux Etats-Unis, comment peut-on imaginer que ce que les nébuleuses créationnistes très agissantes n’arrivent pas encore à achever dans leur sinistre dessein de former les consciences, en voulant contrôler les contenus des enseignements, une réforme de l’enseignement arriverait à le réaliser dans notre pays ? Plus d’un de nos grands hommes gisant au Panthéon serait consterné par un tel projet.
Il s’agit donc de notre avenir et de notre place dans le monde en train de se faire. Dans la crise économique mondiale que nous traversons, les pays dits émergents subissent mieux la crise car ils investissent considérablement dans les disciplines scientifiques, avec la formation de centaines de milliers de chercheurs et d’ingénieurs - notamment dans les domaines de la maîtrise des énergies -, tandis que le projet qui se dessine se concentre sur les mathématiques, qui ne sont pas des sciences. L’avenir de notre société serait-il du côté des sciences expérimentales et de leurs potentiels d’innovation (démarche inductive et systémique) ou du côté des mathématiques financières (déduction et déterminisme linéaire) et élitistes qui, justement, ont participé à la crise que nous connaissons ?
Saluons aussi le message envoyé au monde juste avant le sommet de Copenhague sur le réchauffement climatique. Toutes les sciences mobilisées par ces questions sont bien celles de la vie et de la Terre. La connaissance de l’histoire du climat, les recherches internationales réunies dans le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC), l’évolution des espèces et de la biodiversité sont au cœur de ces problématiques, sans oublier les sciences humaines et la perte de diversité culturelle.
Par-delà toute polémique entre disciplines, on constate que les contempteurs des hypothèses, plus que validées, de l’impact des activités humaines sur le réchauffement climatique et la biodiversité fondent leur piètre argumentation sur des prises de position scientistes étrangères à l’épistémologie des sciences de l’observation et de l’expérimentation. Ainsi, les sciences de la vie et de la Terre se trouvent doublement menacées : en supprimant leur enseignement et en leur opposant des conceptions pseudo-scientifiques. Que seront les enjeux démocratiques de demain si les jeunes citoyens se trouvent dénués de tout enseignement sur ce qui conditionne leur avenir ?
Une vraie réforme de l’enseignement ne serait-elle pas l’opportunité - trop longtemps ajournée - d’une refonte appuyée sur une pédagogie par projet, capable de mobiliser toutes les disciplines ? Utopie ? Certainement pas, car de telles expériences existent, comme L’Ecole agit, et tous ces établissements scolaires qui, grâce à l’initiative des élèves, des enseignants et des personnels ont développé des projets plus que remarquables, associant les établissements, les collectivités locales et les entreprises. Pourquoi ne pas construire sur ces acquis ?
Il serait grand temps, en cette année Darwin, que notre société et nos décideurs se dégagent du tropisme hiérarchique et élitiste qui considère que tout se décide au sommet des grandes administrations, surtout si les mathématiques prétendent représenter les sciences, et la philosophie toutes les humanités. Le monde des idées, c’est certainement très bien pour la reproduction sociale, mais pas pour « notre avenir à tous ». Le « droit des générations futures » - merci aux philosophes pour un concept aussi fort - interpelle notre responsabilité pour un enseignement à la fois plus « terre à Terre » et ouvert sur un avenir à construire.
Pascal Picq
Paléoanthropologue,
maître de conférences au Collège de France,
auteur de « Lucy et l’obscurantisme » (Odile Jacob, 2007)