Éloge de la résistance à l’air du temps. Entretien avec Philippe Petit
Daniel Bensaïd. Paris : Textuel, 1999. 132 pages. (Conversations pour demain, ISSN : 1271-9900 16)
ISBN : 2-909317-77-3
Fiche réalisée par Charles Henry, professeur au lycée Léonard-de-Vinci à Saint-Michel-sur-Orge (91)
Résumé
Philosophe (maître de conférences à Paris VIII) et militant (membre de la Ligue communiste), Daniel Bensaïd, dans un entretien avec le journaliste Philippe Petit, tente de nous aider à retrouver la politique dans ce qu’elle doit être : ambitieuse. Malgré les faillites de l’histoire et contre les certitudes libérales, il y a place pour la politique, entendue comme pratique du conflit, nécessaire et légitime.
Commentaire critique
L’essentiel du propos consiste à réhabiliter la politique comme art des possibles, à condition toutefois de savoir que les possibles ne sont pas écrits une fois pour toutes. Il n’existe donc pas d’essence de la politique, qui n’est qu’un rapport aux institutions économiques, sociales et étatiques existantes. Dans cette perspective, la politique est non seulement une question de choix (quelle humanité voulons-nous ?) mais aussi une pratique, un mode de vie même. Pour Daniel Bensaïd, le militantisme n’est rien moins que l’éthique élémentaire de la politique. Non pas que tout soit politique, au contraire : celle-ci a sa temporalité propre, ne se réduit pas aux lois de l’histoire, ne se résorbe pas dans l’État.
Si le stalinisme a discrédité (comme idée et comme pratique) la révolution et la social-démocratie, la réforme, l’élitisme gauchiste et le retrait contemplatif (comme la philosophie politique des années 80) ne valent pas beaucoup mieux. Se réclamant du courant messianique, Daniel Bensaïd en appelle au mythe à la Sorel qui est une invitation à l’action entendue comme construction, conflictuelle bien sûr, du devenir et non comme exécution d’un modèle abstrait (l’utopie). La révolution est ainsi une idée régulatrice (un autre monde est possible) qui se déploie sous trois dimensions : symbolique (le mythe à la Sorel), sociale (le contenu des droits politiques et sociaux) et stratégique (les moyens de la prise du pouvoir). Sur ce dernier point, l’auteur se montre circonspect mais la piste à suivre est bien de disputer la politique à ceux qui en ont le monopole et en font un métier. Du moins si l’on veut une « gauche de gauche » selon le mot de P. Bourdieu dont l’engagement suscite, malgré d’évidentes limites relevées par l’auteur, de la sympathie.
Niveau de lecture
Au total, un livre pour ceux qui sont en panne d’optimisme en politique et pour les élèves en option de première qui trouveront plusieurs passages pour enrichir la notion de politique.
* http://www.sceren.fr/RevueDEES/notelecture/200009-4.htm
Fragments mécréants. Mythes identitaires et république imaginaire
Daniel Bensaïd
Éditions lignes et manifestes.
Daniel Bensaïd est bien connu pour son style vif, précis, voire percutant. Il semble avoir fait sienne la réponse de Marx à sa fille « douter de tout », dans un style qui n’a rien perdu de sa verve « les désillusions des siècles des extrêmes, le désenchantement de la modernité rugissante, les expériences ambivalentes du progrès et les apories de l’émancipation se lient en gerbe dans une critique à l’emporte pièce de l’universalisme dominant. Sous les pavés, la plage, sous la plage la grève. Sous le masque avenant de l’universel consensuel et confraternel les oppressions sociales, sexuelles, raciales. Sous le cosmopolitisme sans frontière, l’universalité confisquée par l’humanité blanche, virile et conquérante ».
Il est vrai que Daniel Bensaïd n’est pas le premier à s’interroger sur l’efficacité et l’utilité d’entamer une controverse sur l’interprétation du coran et des sourates ou une dispute avec M. Ratzinger sur l’immaculée conception ou avec le rabbin Sirat sur les subtilités talmudiques, mais il souligne qu’aussi longtemps que ne sera pas radicalement modifiée la conception du rapport entre la loi divine et la loi humaine, entre la règle et le siècle les positions seront inconciliables.
Bref, un livre stimulant qui nous incite à ne pas céder à la lassitude ou à la résignation mais à affronter avec lucidité et dynamisme les diverses épreuves qui sont inhérentes à l’évolution plus ou moins chaotique de notre époque.
Monique Chaumon
* In Nouveaux Regards n° 32 - janvier-mars 2006 (Institut FSU)
* http://institut.fsu.fr/nvxregards/32/32_presentation.htm
Une lente impatience
par Pierre Siankowski
2004
“L’efficacité littéraire, pour être notable, ne peut naître que d’un échange rigoureux entre l’action et l’écriture ; elle doit développer, dans les tracts, les brochures, les articles de journaux et les affiches, les formes modestes qui correspondent mieux à son influence dans les communautés actives que le geste universel et prétentieux du livre.” L’aphorisme, empreint de beaucoup de mesure et de modestie, est signé Walter Benjamin, et se trouve paradoxalement au commencement de l’un de ses textes les plus personnels, le court et lumineux Sens unique. Publié en 1928 à Berlin, l’ouvrage de Benjamin n’a pour autre ambition que d’être une “plaquette pour amis”, un outil mis à disposition.
Aujourd’hui, ce désir d’effacement du “geste universel et prétentieux du livre”, ce renoncement parfois nécessaire à “trop” de littérature pour mieux éclairer, pourrait tout aussi bien apparaître au frontispice du dernier ouvrage de Daniel Bensaïd, Une lente impatience. Tout d’abord parce que Bensaïd est un grand connaisseur et un très grand admirateur de Walter Benjamin (il lui a consacré un livre en 1990, Walter Benjamin, sentinelle messianique) ;mais surtout parce qu’il y a dans ce livre de Bensaïd la précaution benjaminienne de n’écrire que pour mettre l’expérience, son expérience, à disposition. Récit autobiographique et complet de plus de trente années d’engagement pour la Ligue communiste révolutionnaire, de vie politique au sens propre du terme, Une lente impatience prend garde en effet à ne jamais sombrer maladroitement dans l’évocation picaresque ou dans la leçon d’héroïsme politique bon marché.
L’itinéraire de Bensaïd, pourtant, aurait pu être raconté comme celui d’une sorte de Rastignac rouge et enragé. Il y a d’abord les années de formation, à Toulouse, dans le bistrot des parents, où l’on fredonne pour la première fois L’Internationale, où l’on entend parler de Marx, de Lénine, de Staline, et bien entendu de Trotski. Puis il y a la découverte, à l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, des textes d’Althusser, de Lukács, de Foucault, de Deleuze, de Fanon, et de tous ceux édités chez François Maspero. Il y a enfin, et surtout, l’apprentissage de l’action, sur les barricades de Mai 68, dans Rouge, mais aussi devant les usines, les ambassades, parfois jusqu’en Argentine ou au Brésil.
Ces années-là, qui semblent ne jamais devoir s’achever, Daniel Bensaïd nous les fait revivre avec la précision de ceux qui ont vécu les choses, sans en rajouter. Tour à tour, dans le désordre des meetings et des manifestations, on croise des tonnes d’anonymes, des militants argentins et brésiliens, et aussi Alain Krivine, Edwy Plenel, Michel Piccoli, Ernest Mandel, le footballeur Socratès, l’actrice Delphine Seyrig, les figures mythiques de David Rousset et Victor Serge, ou encore Marguerite Duras. Tous, aux côtés de Bensaïd, ont construit, de près ou de loin, mais toujours avec conviction, ce chemin militant fragile et indépendant. Tous ont compris, en même temps que Bensaïd, que changer le monde était plus difficile que Marx et eux-mêmes l’avaient imaginé.
Lucide, honnête, Une lente impatience est ainsi le très beau compte rendu de ces années trotskistes, que beaucoup ont aujourd’hui prudemment reniées, préférant la posture cynique du mandarin modéré. Bensaïd, lui, les retrace à l’inverse les yeux grands ouverts, parfois humides, faisant montre d’une envie d’engagement intacte, malgré les chutes, les défaites et les désillusions. “Quand les lignes stratégiques se brouillent ou s’effacent, il faut revenir à l’essentiel : ce qui rend inacceptable le monde tel qu’il va et interdit de se résigner à la force des choses”, écrit celui qui, internationaliste convaincu, s’est aujourd’hui projeté sur le front de l’altermondialisation, réinvestissant des convictions jamais soldées.
Des convictions entretenues au contact permanent des textes de Marx, de Trotski, du Che, mais, insiste vivement Bensaïd, des convictions qu’il faut aussi veiller à faire vivre et exister au quotidien, au fil des rencontres, des assemblées générales, des manifestations, des discussions militantes. Car au “geste universel et prétentieux du livre”, Bensaïd, comme Benjamin, préfère certainement “l’influence dans les communautés actives” : avec Une lente impatience, il s’est offert le plus beau des outils pour le marteler bien fort.
Daniel Bensaïd, Une lente impatience (Stock/Un ordre d’idées) 478 pages, 23,80 €.
Trouble dans la démocratie (4). Philosophe et démocrate ?
Démocratie. Ce vocable fourre-tout n’arrête pas d’obséder le siècle. Quelques philosophes contemporains partent à l’assaut de ce vieux mythe. Ce leurre ? Lectures.
A lire Démocratie, dans quel état ?, collectif, éd. La Fabrique, Alain Brossat, Tous Coupat, tous coupables, Le moralisme antiviolence, Nouvelles éd. Lignes, Vacarme, été 2009, n°48
En réponse à l’arrestation des jeunes de Tarnac, hâtivement qualifiés de terroristes, des philosophes avaient lancé un appel baptisé « Non à l’ordre nouveau ». Ils y invoquaient un universel démocratique bafoué par les lois d’exception. Dans ce texte, un « nous philosophes démocrates » se faisait jour. « “La démocratie”, sans autre détermination ni qualification, était le référent autour duquel s’agrégeait la protestation collective de ces philosophes en vue », observe Alain Brossat dans Tous Coupat, tous coupables, paru en septembre aux Nouvelles éditions Lignes. Comme si l’événement exigeait d’eux un ralliement à la doxa démocratique, une participation au grand consensus et, du même coup, un renoncement à la radicalité de leur position… « Jamais on ne vit un “nous” décidé à l’emporter se mettre en ordre de bataille revêtu des mêmes couleurs et porteur des mêmes emblèmes que l’ennemi », commente Alain Brossat.
Pourtant, tous ces penseurs témoignent, dans leurs travaux personnels, d’une méfiance envers la démocratie réelle qu’ils considèrent comme un rouage de l’ordre établi. « Y a-t-il un sens à se dire démocrate ? » C’est la question qu’Eric Hazan, responsable des éditions La Fabrique, a posée à huit d’entre eux. Ils y répondent dans un ouvrage intitulé Démocratie, dans quel état ?. Sans tendresse particulière, chacun s’attache à gratter le vernis qui recouvre ce vocable fourre-tout. Sur fond d’idéologie libérale, Daniel Bensaïd y voit « le faux nez du despotisme marchand », Kristin Ross « un indispensable complément spirituel pour l’Occident civilisé et civilisateur, la feuille de vigne idéale », Wendy Brown « le masque légitimant son inversion ». Quelle est donc, en effet, cette démocratie qui se joue de ses propres principes, en produisant des inégalités économiques et sociales, en réduisant les libertés au nom de la sécurité, en torturant parfois comme à Guantanamo – un acte que Pierre Vidal-Naquet assimilait « au cancer de la démocratie » ? Quel est cet universalisme qui se nourrit d’un anti-universalisme avoué, en fustigeant dans l’islamisme la figure du barbare ? Quel est, encore, ce pouvoir du peuple qui méprise la volonté populaire des électeurs français, hollandais et irlandais majoritairement opposés au Traité de constitution européenne ?
MAI-68, EXPÉRIENCE RADICALE
Pour Jacques Rancière, la critique envers « ces individus irresponsables, ces petits consommateurs qui considèrent les grands choix nationaux comme s’il s’agissait de choisir une marque de parfum », témoigne d’« une grande défiance même vis-à-vis de ce vote, qui fait pourtant partie de la définition officielle de la démocratie ». La cause, selon lui, en est la thèse du « règne de l’individu consommateur formaté » répandue « depuis la droite à l’extrême gauche, disons depuis Finkielkraut jusqu’à Tiqqun ». Si l’auteur de La Haine de la démocratie se dit « démocrate », ce n’est pas qu’il défende un régime politique spécifique, mais plutôt le pouvoir de ceux qui n’ont aucun titre particulier à exercer le pouvoir, le débord d’un peuple qui ne tient pas en place. Concrètement ? Le philosophe cite Mai-68, dans la revue Vacarme, comme exemple d’une expérience démocratique radicale : « La propagation de Mai-68 rappelle les insurrections républicaines du XIXe siècle : une dé-légitimation massive du pouvoir étatique qui se transmet à toute la société, fait partout apparaître l’arbitraire et l’inutilité des hiérarchies d’un côté, les capacités d’invention des individus ordinaires de l’autre ». Dans le même registre, il évoque les tentatives actuelles de faire vivre des associations, organes d’information, forum de création ou ateliers de discussion hors des modèles hiérarchiques et marchands.
Ce dont se réclame Jacques Rancière n’a donc rien à voir avec une forme de gouvernement qui n’est pour lui que pure et simple oligarchie. Restent les questions stratégiques d’organisation, de parti, d’institution, d’Etat. « A moins d’imaginer les conditions spatiales et temporelles d’une démocratie immédiate au sens strict – sans médiations – permettant que le peuple soit en permanence assemblé, ou encore une procédure de tirage au sort par laquelle l’élu serait censé remplir une fonction sans être investi d’un mandat ni représenter personne, la délégation et la représentation sont inévitables », affirme Daniel Bensaïd. Certes. Mais pour Slavoj Zizek, cette démocratie représentative suppose un minimum d’aliénation entre les représentés et les représentants, le peuple et ceux qui exercent le pouvoir. C’est que tout pouvoir souverain porte en son sein un « excès totalitaire ». Il estime donc qu’il peut exister une forme démocratique de « dictature du prolétariat », où l’excès totalitaire serait en faveur des sans-parts, incarnée aujourd’hui par Morales et Chavez.
DÉMOCRATIE ET CAPITALISME
Plusieurs auteurs tissent, par ailleurs, des liens entre démocratie et capitalisme. Jusqu’à les confondre, comme Alain Badiou. « Telle est sa corruption de principe », affirme-t-il dans De quoi Sarkozy est-il le nom. Face à « l’intouchable d’un système symbolique », il manie la provocation comme un exercice a priori en choisissant de destituer l’emblème, c’est-à-dire de « (prendre) le risque de n’être pas un démocrate ». Pour finalement restituer le mot dans son sens originaire : un vrai démocrate serait un communiste… « dans des formes qui aujourd’hui s’inventent lentement ». L’argumentaire laisse un peu sur sa faim. Wendy Brown, elle, préfère voir dans le capitalisme non pas l’équivalent, mais le « jumeau hétérozygote de la démocratie moderne ». Vidée de son contenu, annihilée dans la fusion du pouvoir des groupes et du pouvoir d’Etat, elle serait devenue une « marque ».
Alors, quoi ? Faut-il renoncer à employer un vocable dévoyé ? N’y voir au mieux qu’une fable séduisante sans consistance ? Un mot « en caoutchouc », ainsi dépeint par Auguste Blanqui, apte à neutraliser toute conflictualité politique ? Chacun à sa manière, les auteurs du livre en appellent plutôt à « réinventer » la démocratie pour lui rendre son scandale et qu’elle renoue avec sa puissance insurrectionnelle. Miguel Abensour, dans la revue Vacarme, le formule ainsi : « La démocratie doit retrouver son caractère de rupture, d’interruption de la domination ». M.R.
Paru dans Regards, n°64, septembre 2009
1er septembre 2009 - Marion Rousset
Réflexions. Pour un postcapitalisme
Du neuf dans la gauche radicale : Postcapitalisme. Imaginer l’après, ouvrage collectif de l’équipe de Regards coordonné par Clémentine Autain, est disponible dans toutes les bonnes librairies. Cet ensemble de contributions vise à affirmer un parti pris, celui de la nécessité de se projeter au-delà du capitalisme. Le livre rassemble des points de vue et analyses d’une vingtaine d’intellectuels et acteurs sociaux et politiques, issus de traditions et de cultures diverses. On y découvre des convergences et des contradictions. Et une volonté commune de rouvrir sérieusement le débat sur l’alternative, sur le contenu du projet « postcapitaliste » et sur la stratégie pour y parvenir. Extraits.
Regards
A lire Postcapitalisme. Imaginer l’après, ouvrage collectif coordonné par Clémentine Autain, en partenariat avec le mensuel Regards, éd. Le Diable Vauvert, 2009.
MICHEL ONFRAY, PHILOSOPHE
Je ne crois pas au grand soir, à l’eschatologie, au messianisme, aux lendemains qui chantent, au paradis sur terre, au grand soir après lequel les hommes vivraient d’amour, à la mécanique simpliste et pour tout dire infantile, qui consiste à croire que le réel plierait devant la machine d’une révolution, même relookée… Appropriation collective des moyens de production et fin de l’aliénation, disparition de l’exploitation ? Ne rêvons pas. Pour autant, le réformisme me déplaît : il est le meilleur gage pour ne rien changer véritablement sous prétexte qu’on change un tout petit peu chaque jour et qu’il vaut mieux l’homéopathie sociale-démocrate (et son effet placebo, le seul d’ailleurs…) que le bain de sang d’une chirurgie lourde révolutionnaire. Je tiens que l’anarcho-syndicalisme, parce qu’il est vivant et non doctrinaire, pragmatique et non théorétique, concret et non idéaliste, direct et non médiatisé, constitue une solution. […] Pas besoin d’attendre la révolution pour demain et se croire révolutionnaire en faisant le jeu du capitalisme libéral ici et maintenant qui se moque de cette religion qui ne l’inquiète pas et laisse en place sa brutalité. Il faut agir, créer des coopératives, les fédérer, les mutualiser, inventer des banques de quartier, fédérer des combats locaux, mettre sur pied des structures d’éducation populaire, et créer tout un maillage alternatif qui permet de sortir du fantasme de la révolution en bloc pour passer à la révolution en fragments. Car en matière de perspective politique, si c’est tout ou rien, ce sera rien…
CLAIRE RODIER, JURISTE AU GISTI ET PRÉSIDENTE DE MIGREUROP
Organiser – ou interdire – la mobilité des populations aspirant à émigrer d’après la seule mesure des besoins des pays d’arrivée, alors que se creuse l’écart économique, social et environnemental entre les deux rives de la Méditerranée, est un calcul à court terme dont il faut redouter l’effet boomerang. On sait aujourd’hui qu’il existe un lien étroit entre la croissance que les pays occidentaux revendiquent comme un droit pour leurs populations et l’appauvrissement des pays du Sud.
CATHERINE TRICOT, ARCHITECTE-URBANISTE
La ville est devenue un des lieux où se façonne notre système économique, social, politique et idéologique. Au même titre que l’Etat et l’entreprise, la question urbaine participe donc de l’invention d’une alternative à l’histoire présente. Cette question a la particularité d’être à la fois neuve et ancienne : la ville est là depuis longtemps, mais sa place structurante est un fait récent. Sans doute est-ce pour cela que nous avons du mal à penser ses nouvelles dimensions et sa nouvelle importance.
ISABELLE GARO, PHILOSOPHE
L’idée de postcapitalisme est, en tant qu’idée politique, la plus confuse qui soit. Non pas d’abord en raison des multiples options antagonistes qui se présentent aussitôt à l’esprit afin de surmonter l’indétermination de l’expression. Mais surtout parce que la formule, ne nommant pas la nature propre de l’« après », ne dit rien des moyens pour y parvenir. Le terme est de ce fait, avant tout, révélateur de notre immense difficulté à envisager les voies de passage vers un avenir autre que le présent – plus capitaliste que jamais – et surtout meilleur que lui, et cela alors même qu’un tel dépassement semble plus que jamais nécessaire, vital. […] Elision censément rassurante de tout processus politique révolutionnaire, le terme de « postcapitalisme » obtient sa coloration hyperconceptuelle et sa saveur de science-fiction par le fait même qu’il semble fracturer en deux le temps, sans donner à penser ce qui en relie les deux pans. Impolitique, il est plus encore anhistorique. Son mérite est pourtant de renouer avec l’idée que le capitalisme n’est pas la fin de l’histoire, suggérant même que la poursuite de l’histoire exige la fin du capitalisme.
DENIS VICHERAT, MEMBRE D’UTOPIA
Comme pour l’environnement, le combat contre l’idéologie de la consommation ne peut se limiter à essayer de faire changer les comportements individuels : il est aussi éminemment politique. Il n’est pas facile car il nécessite de lutter démocratiquement contre des représentations du désir et du plaisir, certes détournées en pulsions d’achats par le monde marchand, mais situées au cœur des motivations de chacun. Il nous faut rappeler inlassablement le caractère illusoire de ce bonheur par la consommation, véhiculé mondialement par les publicitaires. Il nous faut être capables de réenchanter le monde en substituant aux biens matériels les biens relationnels. […] C’est donc obligatoirement à une contestation radicale de ce système, au-delà des dégâts environnementaux engendrés par le productivisme, que nous entraîne ce combat.
AURÉLIE TROUVÉ, COPRÉSIDENTE D’ATTAC
La souveraineté alimentaire consiste à reconnaître le droit de chaque pays ou groupes de pays à définir sa propre politique agricole et alimentaire, c’est-à-dire le droit de se protéger. Ce droit englobe aussi des devoirs de solidarité avec les pays du Sud et celui de répondre aux enjeux écologiques. Et l’environnement ne peut plus être qu’un enjeu transnational.
DANIEL BENSAÏD, PHILOSOPHE ET MEMBRE DU NPA
Quand les survivants d’une gauche réformatrice envisagent une alternative keynésienne européenne au libéralisme, il est possible de faire un bout de chemin ensemble s’ils sont vraiment prêts à lutter pour sortir des traités européens en vigueur, pour établir des normes sociales européennes en matière de salaire, d’emploi, de protection sociale, de droit du travail, pour promouvoir une harmonisation fiscale fortement redistributive, ou pour socialiser les moyens de production et d’échange nécessaires à la construction de services publics européens en matière d’énergie, de transport, de télécommunications. […] A supposer qu’il se trouve des réformistes suffisamment déterminés pour emprunter cette voie, nous pourrions donc combattre côte à côte pour des objectifs communs, et il se pourrait que ces mobilisations enclenchent une dynamique sociale allant au-delà des objectifs initiaux. Mais cela ne signifierait nullement une harmonieuse synthèse entre keynésianisme et marxisme. Comme projet politique d’ensemble, et non comme somme de mesures partielles, le programme de Keynes, hautement proclamé, est de sauver le capital de ses propres démons. Celui de Marx est de le renverser.
JACQUES GÉNÉREUX, ÉCONOMISTE ET MEMBRE DU PARTI DE GAUCHE
En réalité, sortir du capitalisme, c’est à la fois très simple et très compliqué. C’est assez simple en termes techniques, contrairement à ce que l’on croit, car cela ne demande pas une révolution générale, une mise à bas de la société telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. Il s’agit de s’attaquer aux bonnes institutions, aux bonnes règles de droit, aux bons régimes de propriété. […] Là où l’affaire est beaucoup plus complexe, c’est qu’il faut également s’émanciper d’une culture particulière et bien ancrée. Si le capitalisme s’est installé avec une relative aisance et qu’il a pu surmonter assez facilement ses contradictions et ses limites, c’est que le mode de société et son fonctionnement vont de pair avec les piliers de la culture moderne, individualiste et productiviste. S’émanciper du capitalisme en cet autre sens, pas seulement comme système de production mais comme culture qui a soutenu et continue de soutenir ce système même quand il est en pleine crise, c’est une affaire bien plus délicate. D’où la nécessité de penser une nouvelle émancipation.
Paru dans Regards n° 67, décembre 2009
1er décembre 2009