Une dernière lettre à Daniel Bensaïd
Julien S.
Le 12 janvier 2010
Daniel,
Tu ne liras pas cette lettre et c’est probablement mieux, car tu n’aurais sans doute pas aimé qu’on te rende un tel hommage.
Depuis ce matin, je me sens orphelin. Car j’appartiens à cette génération qui ne t’a jamais seulement vu comme un camarade, un frère, mais aussi, et je pèse mes mots, comme un père.
Oui, un père. Même si tu as toujours combattu toute forme de paternalisme.
Pour celles et ceux qui, comme moi, n’ont pas connu l’aventure des années 60 et 70, tu représentais un modèle de détermination, de persévérance et d’honnêteté.
La détermination de celui qui se consacre tout entier à la cause et qui sait faire pleinement don de soi sans pour autant se transformer en moine-soldat.
La persévérance de celui, malgré les aléas de la lutte des classes, les déceptions, les défaites, les drames, ne renonce pas.
L’honnêteté de celui qui n’a jamais trahi ses idéaux et qui a toujours refusé de céder aux chants des sirènes qui affirmaient que l’herbe était sans doute plus verte, ou plus rose, ailleurs.
Pour des générations de militants, tu étais tout cela à la fois. Et plus encore.
Tu étais celui qui actualisait le marxisme sans le dénaturer, celui qui désacralisait le marxisme sans le vulgariser, celui qui transmettait le marxisme sans le brader.
Tu ne voulais pas nous imposer ta vision du monde mais nous offrir les outils pour le comprendre. Tu ne voulais pas nous démontrer que tu étais brillant mais nous rendre intelligents.
Tu incarnais, dans le réel, ce que l’on appelle de manière abstraite « l’intellectuel organique », « le marxisme vivant ».
Les souvenirs se bousculent dans ma tête : une formation, lumineuse, sur le thème « Stratégie et Parti » dans un local minuscule et mal éclairé, durant laquelle tu as parlé près de deux heures avec comme seul support un petit papier sur lequel tu avais écrit : « I) Stratégie / II) Parti » ; des discussions, interminables, aux Rencontres Internationales de Jeunes, à parler de ces petits riens qui font tout ; des remontrances, méritées, car je n’avançais guère dans mon mémoire de philo sur Althusser, alors que tu me dirigeais ; un coup de téléphone, bienvenu, dès que tu as su que mon père avait fait une mauvaise rencontre avec une balle israélienne…
Et tellement d’autres souvenirs encore. Mais je les garderai pour moi.
« Il faut s’endurcir, mais sans jamais se départir de sa tendresse », disait le Che. J’avais lu plusieurs de tes écrits avant de te rencontrer, et c’est cette tendresse, inattendue, qui m’a marqué. Tu étais l’antithèse de la caricature de l’intellectuel d’extrême-gauche. Il se dégageait de toi une chaleur enveloppante, une simplicité rassurante, une humanité bienveillante.
J’ai parlé d’intellectuel même si je sais que tu ne te définissais pas comme tel : « Intellectuel militant autant que militant intellectuel ; engagé intellectuel autant, et même plus, qu’intellectuel engagé », disais-tu. Et ce n’était pas une simple posture. Pour avoir eu la chance de militer en ta compagnie, je sais que tu participais à l’ensemble des activités du Parti, de la réunion de cellule à la manifestation, en passant par la diffusion de tracts.
Tu savais, et tu voulais nous faire comprendre, que sans la pratique, la théorie ne vaut rien. Et que sans boussole théorique, on risque de se perdre dans les méandres de la pratique. Tel était le sens de la juxtaposition des deux termes du titre de ton ouvrage « Penser Agir » dans lequel tu nous recommandais de « penser, mais pour agir au présent ».
Tu refusais tout dogmatisme, tout sectarisme. Ce n’était pas un discours vain, mais un combat quotidien. Comme tu l’écrivais si bien, « les déconvenues montrent que l’histoire est sans cesse à réinterpréter, à remettre en jeu, à subjectiviser par rapport à de nouvelles épreuves ».
Tu nous as appris que l’internationalisme n’est pas juste un mot. En Amérique Latine, au Brésil, en Europe et ailleurs, tu as pensé, agi, transmis et retransmis. Tu nous as convaincus que toute cette belle entreprise n’avait de sens que si elle subsumait les frontières, les langues, les religions.
« La mort ne surprend pas le sage : il est toujours prêt à partir » écrivait La Fontaine. Je ne sais si tu étais prêt à partir. Nous n’étions pas prêts. Je n’étais pas prêt. Sans doute pas assez sage.
Je me sens orphelin. Et je me sens héritier. Héritier de tout ce que nous a légué. Une lourde responsabilité.
Nous ferons tout, Daniel, pour faire vivre et fructifier cet héritage. Et je te le promets, nous nous battrons pour construire ce monde, cet idéal auquel tu n’as jamais renoncé.
Je ne vois pas d’autre moyen de surmonter mon chagrin.
Bensaïd : Daniel, la mort te va si mal
12 Janvier 2010 Par Velveth
Toi qui, sourire et yeux malicieux, prompt à tenter de convaincre mais toujours soucieux des autres jusqu’à, parfois, t’effacer pour laisser la parole se dérouler.
On va écrire des tas de conneries sur toi. Cela a commencé. « Moine-soldat » a dit une dépêche déjà cent fois recopiée.
Que de bêtises.
Toi, mon camarade, à qui la mort va si mal, je te cède la parole.
« Je ne partage pas la nostalgie du grand homme qui hante les biographies (…). On ne va pas se plaindre de l’effacement de l’homme providentiel et de la crise des « sauveurs suprêmes ». A condition qu’il en sorte un nouvel âge démocratique, où « les masses », comme on disait jadis, fassent davantage leur propre histoire et où le « sauvons-nous nous-mêmes » de la chanson devienne réalité. (…) Quant à l’admiration, je la garde pour les rebelles anonymes et pour les héros ordinaires de la résistance à l’irrésistible (…) c’est la loyauté envers ces inconnus qui fait la grandeur de la politique ».
Daniel Bensaïd, Eloge de la résistance à l’air du temps, Textuel, 1999, p.125-126.
Comme dans une des nombreuses réunions où nous nous retrouvions, je te dis : Daniel, c’est à toi.
http://www.mediapart.fr/club/blog/velveth/120110/bensaid-daniel-la-mort-te-va-si-mal
« Un esprit vraiment libre »
J’ai bien connu Daniel Bensaïd dans les années 1994-95 lorsqu’il préparait l’édition de l’ouvrage intitulé La Discordance des temps publié aux Éditions de la Passion que je dirigeais alors. J’ai tout de suite apprécié l’homme, courtois, affable, d’une rare intelligence. Il était très à l’écoute de ce que je pouvais lui proposer et, toujours, d’une grande confiance quant aux décisions prises. Avec beaucoup d’application, il s’attelait à la tâche de l’écriture pour laquelle il avait de grandes facilités, acceptant les corrections mineures, voire les remises en cause plus profondes. J’ai eu le plaisir de croiser un esprit vraiment libre, ouvert, un subtil dialecticien, un philosophe et aussi un historien, mais toujours d’une grande modestie, ce qui faisait son charme.
Il ne m’avait que peu parlé de sa maladie. Il l’avait seulement évoquée avec beaucoup de pudeur, sa « bronchite » m’avait-il expliqué dans un sourire énigmatique. Si je l’ai vu changer en quelques mois, perdre beaucoup de poids, jamais, il ne se plaignait et il gardait intacte une grande force de vie, contaminante.
Par provocation, lorsque nous nous donnions rendez-vous dans un café de Paris, il venait à ma rencontre avec le journal L’Équipe sous le bras qu’il déposait sur la table et sous mes yeux. Nous étions très opposés sur la question du sport et en particulier du football qu’il suivait de très près. Je lui avais dit à maintes reprises mon désaccord profond sur la réalité néfaste de la compétition sportive en tant que facteur d’abrutissement massif des individus. Il était – me semble-t-il – de moins en moins convaincu par cette analyse qu’il disait partagée sur le plan théorique mais dont il s’éloignait dès qu’apparaissait un ballon. Je n’ai – je dois l’avouer – jamais pu lui en vouloir de ce que je considère comme un recul de la pensée, une faiblesse de sa propre réflexion sur un phénomène si gigantesque. Daniel Bensaïd avait en effet représenté pour les jeunes de ma génération – il était à peine plus âgé que nous, 22 ans en 1968 – l’idéal du révolutionnaire : intransigeant, intègre, d’une grande droiture intellectuelle et morale. En plus de quarante ans de vie politique, Daniel avait conservé cette rigueur morale et cette posture eu égard à tant et tant de défections, trahisons
Adieu l’ami.
Marc Perelman.
http://www.mediapart.fr/club/blog/velveth/120110/bensaid-daniel-la-mort-te-va-si-mal
cher Patrick
Nouvelle fort triste
Je connaissais et appréciais beacoup le magnifique travail militant de Daniel Bensaid
Je te prie de transmettre à sa famille mes condoléances attristées
amitiés
samir amin
Hommage à Daniel Bensaïd, homme intègre et militant,
qui a retravaillé avec passion et grande intelligence les armes nécessaires à toute résistance
qui a ancré dans la réalité humaine les concepts qu\’il a adoptés, créés, énoncés.
Jeanne Vigouroux
A la Direction nationale du NPA
Chers camarades,
Veuillez trouver ci-joint l’expression de ma solidarité après le décès de Daniel.
Amicalement.
Claude Debons
Je suis infiniment triste.
Je ne sais pas si tous les petits nouveaux savent.
Nous nous savons.
Ciao Daniel
Salut et fraternité
Anne Laurent
Cher François,
Merci de m’informer de la très triste nouvelle.
Bien à toi,
João
Daniel Bensaïd est mort. Cette nouvelle peut toucher certains d’entre nous parce que Bensaïd, c’était quelqu’un de bien, même pour qui n’a rien à voir avec la 4e.
Futur Rouge, cip-idf
12 janvier 2010
Daniel Bensaïd est mort
Le mouvement communiste, dans toutes ses sensibilités, et le mouvement ouvrier en général a perdu un grand monsieur, un camarade. Souhaitons lui qu’il repose en paix et continuons la lutte.
Ivan (sur le site de l’Huma).
L’honneur de Daniel Bensaïd
Mardi 12 janvier 2010
De ceux qui ont connu et fait mai 68, on parle toujours des renégats et de ceux qui se sont « assagis » ; jamais de ceux qui n’en ont rien renié et qui ont toujours assumé cette étiquette de « soixantehuitards » qu’une certaine pensée réactionnaire aurait tant aimé rendre infamante. Daniel Bensaïd, « Bensa », était de ces derniers et n’en a jamais éprouvé nulle honte, tout au contraire. Il n’était pas homme à retourner ses vestes au gré des errances des temps, non plus qu’à céder aux modes intellectuelles dans l’espoir que se compromettre lui apporterait une petite place dans certaines mondanités.
Il est à présent disparu et c’est une grande tristesse pour toutes celles et tous ceux qui l’ont connu, que ce soit personnellement ou par son activité de militant et d’intellectuel. Il n’aura pas droit à des funérailles nationales, non plus qu’à un hypocrite éloge funèbre à sa gloire prononcé place des Invalides par un pitre malfaisant qui représente tout ce qui l’écœurait au dernier point. Et c’est tant mieux, évidemment. Peut-être même qu’il y en aura qui se réjouiront de voir partir un autre des ces « archaïques » qui leur ont tant mis de bâtons dans les roues, eux qui pensent que la vulgarité dans ce qu’elle a de plus bas constitue la plus ébouriffante « modernité ». Mais que pèsent ces gens ? Que laisseront-ils après eux ? C’est peut-être là que se trouve la revanche malicieuse de l’archaïque : il sait que le goût classique a plus à dire sur l’époque et partant est considérablement plus « actuel » que les « nouveautés » aux relents de naphtaline qui ne font que trois petits tours et sont remplacées par d’autres...et Bensa aurait apprécié la fine ironie de la chose, soyons-en certains.
On dira beaucoup de choses sur lui dans les jours à venir, « intellectuel engagé », « figure du trotskysme français », « fondateur de la LCR », « théoricien du NPA », « philosophe révolutionnaire », « militant et camarade », et certes il était tout ça, oui. Il aura aussi été celui qui a donné la plus espiègle définition de ce qu’était feue la LCR en la qualifiant de « léniniste-libertaire », superbe oxymoron qui rend le mieux compte de « l’esprit » Ligue qui se continue dans le NPA : un corpus idéologique ferme et une pratique politique qui ne se lasse pas de laisser la parole à ceux qui l’animent. La LCR fut une exception dans l’extrême-gauche, trotskyste ou autre, par son refus du marxisme comme dogme intangible et sa volonté de sans cesse se questionner pour éviter la crispation identitaire, au contraire de tant d’autres partis. Daniel Bensaïd y a été pour beaucoup et avait aussi cette indispensable qualité du liguard : l’humour. Parce qu’un militant de la LCR sans humour, ça n’existait pas. Tout simplement.
Qu’on n’ai pas été d’accord avec les idées qu’il a défendues sa vie durant est une chose ; mais personne ne pourra dire qu’il aura manqué de ce qui est peut-être la plus importante qualité qui soit, qu’on soit militant ou non : l’intégrité. Et sans que celle-ci ne se fige en pose de donneurs de leçons permanent se complaisant dans sa rigidité, puisque Bensa était trop fin pour ne pas savoir que cette intégrité n’était en rien un confort de l’âme, mais bel et bien une intranquillité exigeante, ce prix à payer pour s’offrir le luxe de pouvoir continuer à se regarder dans un miroir. De ce point de vue, Daniel Bensaïd n’a jamais eu à éviter son reflet.
À présent, il n’est pas présomptueux de dire que la meilleure façon de lui rendre hommage, peut-être celle qu’il aurait préférée, c’est de continuer, encore, toujours, à se battre pour les idées qui ont traversé et animé sa vie.
Adieu Daniel, et salue bien du monde là où tu es de notre part.
Comité de salut public