Et si la chasse aux soixante-huitards se calmait provisoirement ? Ils ont tout sapé, tout gagné, tout occupé. Rien laissé, rien lâché, rien transmis aux générations suivantes, a-t-on beaucoup écrit. Mais, depuis le frémissement éditorial et historiographique (entre autres Edwy Plenel, Benjamin Stora, en ce moment Bernard Kouchner et Cohn-Bendit) consécutif aux non-dits de jeunesse de Lionel Jospin, le procès récurrent fait à la disparate cohorte 68 prend un tour moins hargneux. Peut-être plus juste. Du genre : « Regardez, ils deviennent presque modestes en se racontant. » Ou, plus psy : le soixante-huitard, comme tous les pères putatifs est, selon une formule consacrée, celui qui ne répond pas aux questions qu’on ne lui pose pas. Justement, Daniel Bensaïd répond aux questions. Simplement. Il dit des trucs bêtes et explicites comme : « Il ne faut pas oublier que nous étions la première génération médiatisée. Sur les barricades, certains négociaient déjà les photos à Paris Match. »
Ce n’était certainement pas lui. Personne ou presque ne connaît ce philosophe. Maître de conférences à Paris-VIII. Globe-trotter militant. Eminence grisonnante à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Il fait pourtant de régulières et prolifiques apparitions éditoriales depuis 1995. Il court les réunions politiques et les forums sociaux de Narbonne à Porto Alegre. Voix féminine, accentuée Sud-Ouest. Corps frêle, visage émacié, santé très fragile. Il se meut aussi discrètement dans l’espace que ses ex-congénères l’occupaient (l’espace). Longtemps tribun séducteur, il ne manie plus la faconde charismatique des leaders médiamythiques de 1968. Il se pose un peu coquettement comme la figure inversée du séducteur libéral-libertaire. Il s’insurge contre les visions autosatisfaites de 68 comme celle d’Henri Weber (« la génération de 68 n’a pas trop lieu de clamer sa douleur »). Mais ni contrition reniante genre Jospin, ni récit épique façon Génération, le style Bensaïd, c’est surtout de raconter sereinement les « z’événements », au café, comme s’ils allaient naturellement se remettre à leur juste place historique. « On a beaucoup exagéré 68, dit-il, parce que nous étions en manque. En manque d’événements fondateurs. Nous voulions rejouer l’Affiche rouge. » Sous la modestie, on croise quand même un joli Who’s Who médiatico-mondain de gauche.
Lorsqu’il effectue son stage de Capes de philosophie au lycée Jean-Baptiste-Say, à Paris, en 1970, il croise un jeune agitateur nommé Michel Field. Plus tard, au lycée La Fontaine, sa costagiaire s’appelle Sylviane Agacinski, future femme de Jospin. A l’Ecole normale d’Auteuil, c’est le jeune rocardien prometteur Patrick Viveret. Du beau linge d’époque, auquel s’ajoute la longue liste du staff de Rouge, fameux journal de la Ligue et vivier de médiastars à venir : Edwy Plenel, futur directeur de la rédaction du Monde ; Dominique Pouchin, ex-directeur adjoint de la rédaction de Libération ; Bernard Guetta, chroniqueur à France Inter ; Hervé Chabalier, PDG de Capa ; etc., etc. Le plus drôle des années Rouge reste la rencontre avec Jean-Luc Godard. Il vient lui demander un soutien financier comme à Jean-Paul Sartre, Michel Piccoli ou Delphine Seyrig avant lui. « Le réalisateur du Mépris et de Pierrot le Fou m’intimidait [...], écrit-il, il déclara abruptement que le mouvement d’une caméra était comme une caresse autour de l’image, alors que le geste mécanique du journaliste qui ramène brutalement à la ligne le chariot de son Underwood ou de sa Remington était celui que l’on fait pour gifler un enfant. Il n’y avait rien à ajouter. » L’air de rien, ce discret name dropping dessine les contours d’une génération intello-médiatique qu’il feint d’avoir observé de loin. Une distance ambiguë que l’on retrouve dans son amitié contrariée avec Edwy Plenel. Ils se sont tant aimés. C’est Plenel qui le pousse à écrire aux alentours de 1988. C’est la femme de Plenel, Nicole Lapierre, qui l’édite aujourd’hui (1). Mais entre-temps l’amitié entre les deux hommes s’est manifestement distendue. « Edwy a toujours eu la passion du journalisme. Mais la logique impersonnelle de la production médiatique est dévorante. Entre nos visions du monde, la distance s’est creusée. Pour autant, Edwy n’est pas devenu cynique », assure-t-il.
Bensaïd est décidément plus au calme dans son habit de moine soldat du trotskisme parcourant le monde. Il fait figure à la Ligue communiste de sage tutélaire qu’on consulte mais qui met aussi les mains dans le cambouis. Il s’est d’abord opposé au casting Besancenot. « J’avais peur qu’on échoue lors du recueil de signatures, comme en 1981 et 1988 avec Alain Krivine. » Peur du côté virginal et anonyme du jeune postier. Aujourd’hui, il semble ravi, malgré les piètres résultats des régionales. « Olivier a levé l’hypothèque d’une génération encombrante ». Parfois, il prend un verre avec cet étrange héritier du trotskisme aimant Zebda, très demandeur de collectif « alors que nous étions des francs-tireurs ». Il lui téléphone pour corriger certaines prestations télévisées. « Un jour, il avait dit que La Poste n’avait pas pour but d’être rentable. Je lui ai dit de trouver une autre formule moins choquante. »
Un autre membre de la Ligue, Philippe Corcuff, politologue à Lyon-II, le définit comme « un authentique intellectuel organique », ne dissociant jamais la théorie de la pratique. « Philosophe rustique », corrige une note un peu méprisante de la fondation Saint-Simon. « Moléculaire plutôt », conclut Bensaïd qui dit être tombé dans le communisme comme dans un bain chimique. Sa mère, surtout, chez qui « on chantait rouge ». Ouvrière modiste, elle est pétrie de lectures sentimentales hugoliennes. Son père, juif et boxeur lit plutôt l’Equipe. Il pleure parfois, devant Autant en emporte le vent. Après Oran, la famille s’installe près de Toulouse. Enfance dans le Bar des Amis, le café familial sur la route de Narbonne. Observatoire sociologique précieux. Tapis de cartes Cinzano. Le « rejeton du bistrot » côtoie charnellement les ouvriers et réfugiés politiques espagnols. Vaccination à vie contre les mythologies prolétariennes. Au comptoir, Pierrot, le résistant communiste flingueur conduit gratis son patron le dimanche au champ de courses. Sensible au « mépris social », il n’a pas signé la pétition pro-intelligence des Inrockuptibles. En 1960, la mort précoce de son père le plonge dans une « méditation morbide » qui lui épargne, affirme-t-il, « les conflits de l’adolescence ». La mère reprend péniblement le café. Elle sera contrainte de faire des ménages pour assurer son minimum retraite. Lui entre dans le tourbillon parisien, étudiant et militant en 1966. Il rencontre sa femme, Sophie, avec laquelle il vit toujours, dans le XIe arrondissement de Paris. Et tous les acteurs de sa génération. Second rôle sensible, antihéros récurrent, il ne veut crânement pas sortir de l’utopie. Sa vision du monde reste clairement partagée. Certains diraient rigide. « Il y a un désir de ne pas se rendre, c’est sûr... », confesse-t-il. Mais, « Entre ceux qui prennent des coups sur la gueule et ceux qui en donnent, la frontière est tout de même facile à définir, non ? ».
Par EMMANUEL PONCET
(1) Une lente impatience, Stock.
Daniel Bensaïd en 5 dates
25 mars 1946
Naissance à Toulouse.
1962
Adhésion aux Jeunesses communistes consécutive à la manifestation de Charonne.
Octobre 1967
Assassinat de Guevara.
1995
Publication de Marx l’intempestif (Fayard) et de la Discordance des temps (éditions de la Passion).
15 février 2003
Première manifestation mondiale contre la guerre.