« Longtemps, j’ai hésité à écrire ce livre, qui inscrit une trajectoire personnelle dans les avatars intellectuels et politiques d’une génération. Il y a toujours quelque impudeur à se dire, ou quelque ruse. Et je n’ai guère de goût pour les aveux et pour la confession. Il y a aussi le risque à raconter ses souvenirs, de chaparder ceux des autres et de s’approprier indûment une expérience partagée. »
« La fidélité a un passé. Il n’est jamais certain qu’elle ait un avenir. Bien des amis, lassés sans doute d’avoir dû brosser l’histoire à contre-poil, ont fait la paix avec l’ordre insoutenable des choses. »
Militant
« Engagé intellectuel ? Et pourquoi pas simplement militant, sans nul privilège d’expertise, sur un strict pied d’égalité citoyenne. Si la politique n’est ni un métier ni un savoir particulier (comme celui de l’architecte, du menuisier ou du cordonnier), s’il est vrai qu’en démocratie la compétence politique est la somme algébrique des incompétences individuelles, alors le sociologue, le physicien, le biologiste, le philosophe, lorsqu’ils prennent position, ne comptent que pour un parmi les autres ; leur qualité professionnelle ne leur confère aucune autorité hiérarchique sur la vie de la cité. »
« Intellectuel engagé ? Engagé à quoi ? Il n’y a pas d’engagement tout court, indéterminé, sans adjectif, mais des engagements spécifiques. Il ne s’agit pas de se vouer à tel ou tel fétiche, d’épouser une cause sublime, mais de s’irréconcilier avec le monde tel qu’il va. Si ce monde n’est pas acceptable, il faut entreprendre de le changer. Sans certitude d’y parvenir, cela va de soi. On ne coupe pas à cette logique. »
« Je n’ai pas le sens religieux de la souffrance rédemptrice. Je n’ai jamais conçu mes engagements comme une ascèse ou une réparation. Je n’ai jamais prononcé des vœux de pauvreté ou de chasteté intellectuelle. Jeune communiste, j’ai aussitôt pris en aversion la bigoterie bureaucratique des prêtres staliniens et sa réplique maoïste. Les jeunes gardes rouges à la française, psalmodiant la pensée du Grand Timonier, m’étaient odieux. Insupportables, ces moinillons faisant don de leur personne à la Cause (du peuple ou du prolétariat). La Cause ? Il ne m’est jamais venu à l’idée de sacrifier à ces idoles ventriloques. Militer est le contraire d’une passion triste. Une expérience joyeuse, malgré ses mauvais moments. »
« Transmettre ? Quoi ? Et comment ? Les héritiers décident de l’héritage. Ils font le tri, et lui sont plus fidèles dans l’infidélité que dans la bigoterie mémorielle. »
« Bien sûr, nous avons eu davantage de soirées défaites que de matins triomphants... Et, à force de patience, nous avons gagné le droit précieux de recommencer. »
Espagne antifranquiste
« À Pâques, je fis mon premier voyage conspiratif à Barcelone. Au petit jour, ces noms de villages catalans défilèrent comme autant de lieux hantés par les personnages fantômes des Sept dimanches rouges de Ramon Sender, ou des romans d’Arturo Barrea ou de Juan Marsé. Muni d’un manuel d’Espagnol en 90 leçons et de quelques exemplaires de Mafalda, je m’efforçais de raviver mes souvenirs de conjugaison latine et de maîtriser le maniement de ser et d’estar. […] J’avais rendez-vous dans un bar obscur du Paseo de Gracia. Tout droit sorti des pages de l’Espoir, un petit moustachu se présenta comme « Augustin ». C’était un jeune ouvrier métallurgiste, noiraud et teigneux, semblable à ceux qui apparaissent dans les bandes d’actualité de mai 1937, vêtu d’un mono bleu et d’un béret, la cigarette aux lèvres et le doigt sur la gâchette, défendant la Telefonica de la Plaza Cataluna. »
Leçons d’Argentine
« Ma mission initiatique en Argentine m’a vacciné contre une vision abstraite et mythique de la lutte armée. J’y ai constaté que les armes ne sont pas une frontière infranchissable entre réforme et révolution et qu’il peut exister un réformisme armé : la longue histoire du populisme latino-américain en offre maints exemples. Sous l’impact de la révolution cubaine, la lutte armée a pu apparaître comme une ligne de partage des eaux. Elle ne définissait pas pour autant une stratégie. »
Soixante-huitard ?
« Assez de ressassements soixante-huitards, de glu générationnelle, de souvenirs de chambrée sublimés en plus bel âge de la vie. On en a trop dit, et trop fait. Une montagne, de ce qui fut un pli ou une bosse sur une morne plaine, mais point une cime historique s’élançant à l’assaut du ciel. Nous ne sommes pas nés en 68, et nous ne sommes pas otages de cette naissance imaginaire... Plus sobrement, nous parlions de « répétition générale ». C’était encore exagéré, sans doute. Mais certainement moins délirant que les envolées lyriques des futurs ex-nouveaux philosophes. […]
Avec le poids des ans, de renégations en compromissions, les rebelles d’hier recyclés dans le rose bonbon et le vert pâle, ou reconvertis dans la pitrerie médiatique, en étant rendus, réduisant l’événement politique à un banal dépit amoureux ou à une grosse blessure narcissique, à considérer leur propre émoi de jeunesse avec la condescendance attendrie de l’âge mur et adulte, adultement vieillis et mûrement rancis. »
Afghanistan
« À force de finasseries, nous nous sommes cependant pris les pieds dans le tapis afghan des subtilités dialectiques. Nous dénoncions l’intervention soviétique comme réactionnaire, mais nous ajoutions aussitôt que le conflit changeait d’échelle. […] Invoquant, fort mal à propos, les textes de Trotsky sur l’invasion de la Finlande par Staline, nous refusions de reprendre le mot d’ordre de retrait immédiat des troupes soviétiques défendu par une minorité de l’Internationale. Une réunion organisée par la Ligue à la Mutualité m’a laissé le plus amer souvenir de toutes mes prestations oratoires. Un meeting est une sorte de dialogue entre la tribune et la salle. Loin de s’adresser à une masse muette, l’orateur distingue des visages, interprète des mimiques et des silences, croise des regards dans lesquels se lisent l’approbation ou la perplexité. À mesure que je m’enlisais dans les méandres de notre argumentation, j’ai senti, ce soir-là, s’abattre sur l’assemblée un voile d’incompréhension. Des points d’interrogation récalcitrants semblaient s’allumer et clignoter au-dessus des têtes. Pour la première fois depuis 68, le courant ne passait vraiment plus. »
Comprendre
« Au seuil des années quatre-vingt, il était clair que la lutte finale n’était pas pour demain, ni même pour après-demain. Face à la triple crise (théorique, sociale et stratégique) des politiques d’émancipation, alors que s’éteignaient les lampions de 68 et que s’éloignait le crépitement des armes, le temps était venu de (re)lire Marx. Non dans la piété d’un éternel retour aux textes fondateurs, mais comme un détour nécessaire vers notre présent, par des chemins buissonniers, sur lesquels on pourrait croiser des compagnons ignorés, découvrir des affinités électives et des attractions astrales déconcertantes. »
Juif
« Internationaliste athée, je ne me suis jamais senti juif ni par la race, ni par la religion, ni par la langue. Je le suis resté, dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point, par solidarité inconditionnelle, non vers un État périssable, mais envers ceux et celles qui furent persécutés sous ce nom. Par l’histoire, en somme. Aux antipodes de l’immobilité sans histoire, revendiquée aujourd’hui par les nouveaux mystiques, pour qui tout est là depuis le début, de toute éternité.
« J’ai dû hériter de cette appartenance négative. Je n’avais aucune idée de Kippour, de Pessah ou de la fête des bougies. Mais la consigne parentale était stricte : ne jamais laisser passer un propos antisémite sans réagir. Mieux valait risquer un mauvais sort que céder sur ce principe. »
Chute du Mur
« À l’automne 1989, le mur de Berlin est tombé dans un grand fracas historique. Champagne et Alka-Seltzer ! Champagne, pour célébrer la mort d’un cadavre dont la décomposition corrompait depuis longtemps l’atmosphère. Alka-Seltzer, parce que les gravats du mur ne nous épargnaient pas. Bien qu’ayant combattu dès la première heure le stalinisme et ses avatars, nous ne sortions pas indemnes d’une défaite du mouvement ouvrier et de ses grandes espérances. Qui peut encore croire que l’Histoire, tel saint Louis sous son chêne, finira par rendre justice ? »
« La triste fin du XXe siècle restera un temps de noces de cendre et d’événements sans rayonnements. La mort proclamée du communisme ne fut en réalité que la deuxième mort d’un cadavre, depuis longtemps décomposé. Quel est-il au juste, ce cadavre ? Quel vide laisse-t-il derrière lui ? Et si le parasite bureaucratique ne disparaissait qu’après avoir rongé laborieusement jusqu’à l’os le corps qu’il a laborieusement détruit ? C’est toute l’ambiguïté et toute l’énigme de cette mort à double détente : aussi loin qu’on se retourne, on ne peut plus évoquer désormais un bon vieux temps sur lequel soupirer. »
« Quand les lignes stratégiques se brouillent ou s’effacent, il faut revenir à l’essentiel : ce qui rend inacceptable le monde tel qu’il va et interdit de se résigner à la force aveugle des choses. Ce mélange explosif de rationalisation partielle et d’irrationalité globale croissante. La malmesure et le dérèglement d’un monde détraqué. C’est pourquoi le monde reste à changer, plus profondément encore et avec encore plus d’urgence que nous ne l’imaginions il y a une quarantaine d’années. Le doute porte sur la possibilité d’y parvenir, non sur la nécessité de le tenter. »
L’épreuve de la maladie
« Au seuil des années quatre-vingt-dix, des devins imprudents crurent pouvoir proclamer la fin de l’histoire, faire du capitalisme libéral l’horizon indépassable de tous les temps et célébrer l’avènement de l’éternité marchande. L’histoire n’a pas tardé à se rebiffer. Et la terre s’est remise à trembler. Le cri zapatiste du 1er janvier 1994, les grèves de l’hiver 1995 en France, la manifestation de Seattle en 1999 sont bien le signe d’une inflexion, si ce n’est d’un retournement. Comme un convalescent qui fait ses premiers pas hésitants, l’air du temps reprend des couleurs...
Ces années de renaissance furent, pour moi, celles de “ l’épreuve capitale de la maladie ”... Se savoir mortel – nous le savons tous plus ou moins – est une chose. Une autre d’en faire l’expérience et d’y croire pour de bon. Les proportions et les perspectives temporelles s’en trouvent modifiées. Les spéculations sur le lointain deviennent futiles. Le présent revêt au contraire de nouveaux reliefs. Il atteint une sorte de plénitude. On cherche à vivre dans l’instant, selon l’inspiration et l’envie. De la mort elle-même, au demeurant, il n’y a pas grand-chose à dire, si ce n’est qu’avec elle on ne se réconciliera jamais. Sa place est dans le bric-à-brac métaphysique, aux côtés de l’infini et de l’éternité...
Faute de pouvoir agir et voyager à ma guise, écrire est devenu l’expression privilégiée de cette condition spectrale. Je me suis retiré des responsabilités politiques quotidiennes, nationales et internationales assurées sans interruption depuis 1966. J’ai réservé mon énergie à des campagnes ponctuelles... »
Gauche de combat
« Changer le monde est plus difficile, sans doute, que Marx et nous-mêmes l’avions cru. C’est pourtant non moins nécessaire qu’hier. De manifestations internationales en forums sociaux, le besoin impatient d’autre chose s’est à nouveau mis à bouger. Un frémissement, fragile et timide encore, comme une convalescence incertaine, insuffisante pour inverser la spirale régressive des reculs et des défaites. Mais proclamer qu’un autre monde est nécessaire, c’est déjà secouer le joug du fait accompli. Qui peut le plus, peut le moins. Pour que cet autre monde devienne possible, une autre gauche est nécessaire. Pas une gauche reniée, pas une gauche honteuse, pas une gauche light ou déshydratée, mais une gauche de combat, à la hauteur des défis de l’époque. »
Transmettre
« Gamin, la lecture de La Guerre du feu, dans la collection illustrée “ Rouge et Or ” me passionnait. Je suivais le cœur battant les efforts de Noah et de ses frêles compagnons pour protéger l’étincelle et conserver la flamme. Sauver ce qui aurait pu, et pourrait encore, se perdre, passer le relais entre générations, c’est un peu notre guerre du feu. Il est des combats plus glorieux et des victoires plus retentissantes. Mais, si chétive et obscure, celle-ci ne serait pas la moindre. Le paysage politique est aujourd’hui dévasté par les batailles perdues sans même avoir été menées... Ces dix dernières années, une gauche sociale a refait surface, pas encore une gauche politique à sa mesure, qui permette de marcher sur deux jambes. »
« Pour que l’autre monde nécessaire devienne effectivement possible, une autre gauche est nécessaire... Ce sera le rôle des nouvelles têtes qui affleurent à peine. »