Dans le Vanni autrefois tenu par les Tigres de libération de l’Eelam Tamoul (LTTE), règnent la peur, la misère… et l’armée. Au-delà de Vavuniya, la route qui mène à Kilinochchi, l’ancienne « capitale » des Tigres, n’est plus qu’un ruban de bitume déchiré, bourré de nids de poule. Nous sommes sur la fameuse A9. Elle conduit jusqu’à la péninsule de Jaffna, tout au nord du Sri Lanka. Les bas-côtés, les champs et les rizières sont abandonnés à une végétation sauvage et désordonnée. Ils sont truffés de mines. Pas âme qui vive à l’horizon, mis à part les équipes de démineurs qui dirigent leurs robots téléguidés. Les machines labourent le sol sans relâche à la recherche des engins mortels.
De loin en loin, pourtant, l’œil se pose sur d’improbables « habitations » : amas insolites de bâches de plastique bleu, de panneaux de tôle ondulée, de feuilles de bananiers… Parfois, des silhouettes fantomatiques en font lentement le tour. Le bétail est rare. Les postes d’observation de l’armée, eux, sont beaucoup plus nombreux. Mieux construits, aussi.
Victime de l’un des conflits les plus sanglants du siècle, prise entre la férocité de la guérilla et des militaires sans pitié, la population tamoule de ce coin perdu du nord du Sri Lanka est loin d’être l’enjeu de l’élection présidentielle qui se déroule mardi. Son avenir après la défaite du LTTE ? La question a été totalement éclipsée de la lutte sans merci que se livrent Mahinda Rajapakse, le président sortant, et le général à la retraite Sarath Fonseka. Il y a quelques semaines, l’homme qui a dirigé les opérations militaires jusqu’à l’anéantissement des Tigres, en mai dernier, a revendiqué sa part des fruits de la victoire. Il s’est présenté contre Rajapakse.
« J’ai tout perdu »
Paradoxe ou aberration, mépris des « minorités » surtout, aucun des candidats n’a jugé bon d’inscrire à son programme une solide politique de réconciliation nationale. « On peut le déplorer, mais c’est la triste réalité, lance Rohan Edrisinha, directeur du Center for Policy Alternatives. Cela dit, Rajapakse pourrait avoir à le regretter. Il y a un risque pour lui que les minorités votent pour Fonseka. » Une hypothèse vérifiée auprès des réfugiés de l’un des camps des Menik Farms, vaste complexe situé à une quarantaine de kilomètres à l’est de Vavuniya.
Lorsque nous arrivons à la zone 3 des Menik Farms, la nuit est tombée depuis longtemps. L’allée principale, en terre battue, est faiblement éclairée par quelques lampes au kérosène. À l’intérieur du camp, difficile de se repérer entre les tentes blanches bien alignées et de ne pas trébucher sur le sol inégal. Bien en vue, en revanche, des posters géants de Mahinda Rajapakse.
Dans un camp de réfugiés, surtout sans électricité, les distractions sont rares. Un petit groupe d’hommes, de femmes et d’enfants a tôt fait de se former autour de nous. Tous veulent parler, allant jusqu’à se chamailler. Certains racontent, d’autres implorent qu’on les aide à sortir de là. La plupart viennent de Kilinochchi. Ils ont tout laissé derrière eux. Le peu qu’ils possédaient en arrivant au camp - les bijoux des femmes surtout -, ils l’ont vendu pour pouvoir se nourrir, car les rations distribuées par les autorités ne suffisent pas, disent-ils.
Virran est aux Menik Farms depuis plus d’un an. Il a quitté Kilinochchi avec huit membres de sa famille lorsque l’armée y est entrée, le 2 janvier 2009. « J’étais fermier, mais j’ai tout perdu, je suis arrivé ici avec les seuls vêtements que j’avais sur le dos », raconte-t-il. Il explique : « Nous n’avons pas le droit de retourner chez nous. Depuis deux mois, nous pouvons sortir pendant quelques jours, mais il faut remplir des tas de papiers et de toute façon nous n’avons pas les moyens de payer le transport ». Ira-t-il voter ? « Je ne sais pas où il faut aller, mais si je peux, je voterai pour Fonseka parce qu’il nous aidera à retrouver une vie normale, j’en suis sûr. Mahinda est un meurtrier, c’est lui qui a ordonné à Fonseka de tuer les gens », dit-il.
Une ville fantôme
Shandan et son épouse, Darsha, sont bien de cet avis, mais ils préfèrent ne pas le dire trop haut. Le jeune couple est arrivé ici en mai 2009, lorsque tout a été fini. « Nous avons suivi les Tigres jusqu’à Mullaitivu ; ils voulaient que nous restions. Nous avons attendu puis nous avons décidé de nous rendre, c’était le seul moyen de rester en vie », témoigne Shandan.
Kilinochchi n’a plus rien de la bourgade, alors sous la férule du LTTE, où nous avions enquêté deux jours durant en mars 2005. L’ancienne « capitale » des Tigres est une ville-garnison. Les civils sont rares. Nous passons devant plusieurs maisons intactes, où seul manque le toit. Preuve qu’en janvier 2009, l’armée est bien entrée dans une ville fantôme. « Les gens ont emporté les tuiles de leurs maisons car ils pensaient revenir ; ils ne croyaient pas à la défaite », nous dira plus tard l’un de nos interlocuteurs. Pas question de le nommer, ni même de donner sa raison sociale. Des terrains entiers n’ont toujours pas été déminés, y compris au centre-ville. Le château d’eau gît à terre, explosé. À quelques kilomètres de là, dans le petit village de Janthi Nagar, nous rencontrons les premiers réfugiés sortis des camps. Une véritable success story, puisqu’en plus ils sont rentrés chez eux (ce n’est pas le cas de tous les déplacés qui peuvent très bien être « délocalisés » après avoir été libérés). Pradapan, cultivateur de son état, est donc très content. Ses vieux parents vivent dans une maison en terre séchée tandis que sa femme, sa petite fille de 18 mois et lui-même sont sous une tente. « Nous sommes heureux d’être rentrés chez nous. Maintenant, notre avenir dépend du gouvernement. » Il votera Rajapakse, ajoute-t-il. Remerciant dans la foulée l’armée pour son efficacité. À quelques mètres de là, deux officiers ne perdent pas une miette de la conversation…