Une petite municipalité - 40 000 habitants - pourra-t-elle mettre en échec Washington, en empêchant la construction d’une nouvelle base militaire américaine à Okinawa, archipel subtropical au sud du Japon ? La récente élection d’un maire opposé au projet de déplacement de la base aérienne de Futenma à Henoko, hameau de sa localité, qui entraînerait de graves dommages écologiques dans une baie riche en corail bleu, a réduit la marge de manœuvre du gouvernement Hatoyama. De centre gauche, celui-ci s’est engagé à rééquilibrer l’alliance avec les Etats-Unis - pierre angulaire de la défense du Japon mais plaçant l’Archipel dans une position subalterne - et à renégocier l’accord de 2006 sur le transfert de la base de Futenma, objet d’un bras de fer entre Tokyo et Washington.
Combat de David contre Goliath, « égoïsme local », ignorant les « intérêts supérieurs de la nation », volonté populaire démocratiquement exprimée versus les exigences d’un allié hégémonique... Le premier ministre, Yukio Hatoyama, devra trancher le débat, fin mai, en proposant un autre site, sans, pour l’instant, avoir exclu Henoko. Bien que le nouveau maire de Nago, Susumu Inamine, ait été élu à une faible majorité, le message des électeurs n’en est pas moins clair, comme l’était au demeurant un référendum local de 1997 qui n’avait pas valeur contraignante pour les autorités centrales.
L’impasse actuelle, dramatisée par les proaméricains à Tokyo et par les néoconservateurs à Washington, ne remet pas en cause l’alliance américano-japonaise dont on célèbre cette année le cinquantenaire. Mais c’est plus qu’un simple incident de parcours. La question du déplacement de la base de Futenma est révélatrice du déséquilibre de l’alliance au détriment du Japon et du fardeau imposé aux habitants d’Okinawa où sont stationnés les trois quarts des 47 000 soldats américains déployés au Japon.
Pendant des décennies, Tokyo et Washington ont envisagé la question des bases américaines à Okinawa d’un point de vue stratégique, ignorant les demandes des habitants, étouffées sous des subventions destinées à « acheter » leur coopération. Quels que soient les mérites stratégiques des bases, la question ne se pose pas uniquement en ces termes pour les habitants qui ont payé un lourd tribut à la guerre puis à la stabilité régionale.
Au printemps 1945, la bataille d’Okinawa fut parmi les plus meurtrières de la guerre du Pacifique - 200 000 morts japonais, en majorité civils, et 12 000 Américains. A la suite du traité de San Francisco (1952), par lequel le Japon recouvrit sa souveraineté, Okinawa resta sous occupation américaine. Après sa restitution en 1972, les Etats-Unis y concentrèrent davantage leurs bases. « Clé du Pacifique » pendant la guerre du Vietnam, Okinawa est resté avec une trentaine de bases un « porte-avions » des Etats-Unis à partir duquel ils projettent leurs forces à l’extérieur : en Irak et en Afghanistan.
Selon les sondages, la majorité (75 %) de la population est opposée à la présence des bases militaires. Une minorité en bénéficie. Mais, en dépit des subventions de l’Etat, drainées par un lobby d’entreprises locales, le département d’Okinawa est l’un des plus pauvres du Japon. Si les habitants n’ont pas subi le sort de ceux de l’île de Diego Garcia, au sud des Maldives, expulsés entre 1968 et 1973 afin qu’une base y soit construite, centre névralgique de la stratégie américaine dans l’océan Indien, 250 000 Okinawaïens n’en ont pas moins été déplacés. Cet épisode est relaté par David Vine, dans Island of Shame : the Secret History of US Military Base on Diego Garcia (Princeton University Press, 2009).
Au cours des soixante-quatre ans de présence militaire américaine dans leur archipel, les opposants ont mené une « seconde bataille d’Okinawa » : révoltes lors de la confiscation des terres, manifestations contre la guerre au Vietnam, émeutes en 1970 à Koza provoquées par une vague de criminalité des soldats de la base de Kadena... Ces luttes étaient orchestrées par les organisations pacifistes de gauche et la question d’Okinawa passait dans le reste du Japon pour une affaire locale. A la suite du viol d’une fillette de 12 ans par trois soldats américains en 1995, l’opposition aux bases a mobilisé des mouvements de citoyens. Depuis 1972, plus d’une centaine de viols avaient été commis par des soldats bénéficiant d’un statut les soustrayant à la justice japonaise.
En 1996, Tokyo et Washington décidaient le transfert de la base de Futenma, « la plus dangereuse du monde », en raison de sa situation en plein cœur de la ville de Ginowan. Quatorze ans ont passé et, en dépit de ses largesses, Tokyo n’a pas pu faire accepter à la population de Nago ce transfert. Aujourd’hui, le gouvernement Hatoyama doit faire face à une situation complexe : d’un côté, une opposition démocratiquement exprimée à la construction d’une nouvelle base à Henoko et, de l’autre, un accord en bonne et due forme sur le déplacement de la base de Futenma. Selon l’écrivain local, Shun Madoruma, les habitants d’Okinawa doivent surmonter leur résignation à être ignorés par Tokyo. C’est ce qui est peut-être en train de se passer.
Philippe Pons