Renforts, offensives, contre-insurrection... Avec la sortie de l’hiver qui s’annonce, la guerre va redoubler d’intensité en Afghanistan. L’opération « Mushtarak » (Ensemble), fraîchement engagée dans la province méridionale du Helmand, en préfigure d’autres. La nouvelle stratégie de l’OTAN, qui associe la montée en puissance militaire avec l’« afghanisation » des responsabilités et une reconstruction civile s’affichant volontariste, va s’y éprouver sur une grande échelle. Mais que vaudra pareil déploiement si les sanctuaires des talibans au Pakistan demeurent intacts ? Si les services secrets de l’armée pakistanaise conservent leur duplicité historique à l’égard de certains groupes talibans opérant en Afghanistan ?
C’est un cliché maintes fois ressassé : la guerre afghane se joue aussi - surtout ? - au Pakistan. En arrivant à la Maison Blanche, en janvier 2009, l’équipe de Barack Obama l’avait si bien compris qu’elle avait forgé le concept « Af-Pak » (pour Afghanistan-Pakistan) afin d’intégrer la dimension transfrontalière du conflit. Lucide perspective. En réalité, il faudrait élargir encore l’angle de vue jusqu’à embrasser le panorama régional de la crise. Car la connexion Afghanistan-Pakistan ne peut se comprendre sans l’articulation Pakistan-Inde. La guerre se noue dans ce triangle stratégique. L’Afghanistan est devenu un terrain de manœuvre où se déporte le duel Inde-Pakistan. Une forme de délocalisation de la rivalité née de la sanglante partition de l’empire britannique des Indes, en 1947.
Quel jeu joue le Pakistan en Afghanistan ? Son influence fut prépondérante sous le régime taliban à Kaboul (1996-2001). Le mouvement sunnite ultra-orthodoxe avait été mis sur orbite par Islamabad afin d’installer à Kaboul un pouvoir ami, clôturant ainsi la guerre civile ayant déchiré l’ex-résistance anticommuniste. Contrôler la capitale afghane, c’est pour les dirigeants d’Islamabad s’assurer « une profondeur stratégique » à l’ouest, atout crucial dans sa confrontation avec l’Inde. Au lendemain de la chute du régime taliban fin 2001, le Pakistan a payé cher ces manipulations passées. Il s’est retrouvé marginalisé du théâtre afghan. Afin de ménager l’avenir, il a hébergé sur son sol, au Baloutchistan, l’état-major taliban en déroute tout en laissant certains groupes djihadistes (le « réseau Haqqani ») réactiver le combat en Afghanistan à partir de leurs repaires au cœur des zones tribales pakistanaises. Ces sanctuaires étaient la seule carte, fort précieuse, permettant aux services secrets d’Islamabad de continuer à peser sur le cours afghan.
Le Pakistan a une bonne raison de vouloir restaurer son influence perdue : contrecarrer le nouvel activisme de l’Inde rivale sur son flanc occidental. Le poids de New Delhi en Afghanistan a toujours été inversement proportionnel à celui d’Islamabad. C’est dire s’il est important depuis 2001. L’Inde est aujourd’hui l’un des plus gros bailleurs de fonds de la « reconstruction » afghane. L’essor de ses réseaux est tout simplement inacceptable aux yeux du Pakistan, qui y voit la couverture de manœuvres de déstabilisation à son encontre.
On ne comprendra rien à l’attitude du Pakistan si l’on ne prend pas la mesure de sa paranoïa de l’encerclement par l’Inde à l’est (frontière naturelle) et à l’ouest (théâtre afghan). Les Américains ne cessent de buter sur cet obstacle qui hypothèque leur effort de guerre en Afghanistan. Ils ont beau exercer une énorme pression sur Islamabad pour qu’il liquide les sanctuaires d’insurgés afghans sur son sol, ils se heurtent à une muraille de mauvaise volonté. Celle-ci est confortée par la tournure prise par la guerre. Pourquoi les dirigeants pakistanais sacrifieraient-ils des « actifs stratégiques » - ainsi que l’on nomme à Islamabad certains groupes talibans - voués à jouer un rôle croissant dans le devenir afghan ? L’arrestation récente, à Karachi, du mollah Abdul Ghani Baradar, le chef militaire des talibans afghans, ne doit pas faire illusion. Son impact sur le dynamisme de l’insurrection ne devrait pas être aussi profond que certains l’espèrent. Les motifs de cette capture restent à ce stade opaques et, au-delà de ce cas personnel, rien n’annonce une offensive plus large et systématique d’Islamabad contre la direction du mouvement taliban.
La nouvelle approche du dossier afghan par M. Obama ne peut qu’encourager les Pakistanais à soigner ainsi leur connexion historique avec les talibans. A l’heure où Washington affiche sa volonté de se désengager à terme du théâtre afghan - à partir de l’été 2011 - et explore donc discrètement les voies d’une future négociation avec les insurgés « réconciliables », le crédit politique du Pakistan remonte en flèche. Sa médiation devient incontournable. D’Etat sulfureux, dénoncé pour sa duplicité, le Pakistan devient faiseur de paix. Ce retour en grâce est sensible depuis quelques mois et elle accable l’Inde, qui s’inquiète pour l’avenir de sa présence en Afghanistan.
Car tout a un prix, bien sûr. Islamabad n’offrira pas gratuitement ses services à l’OTAN en quête d’une porte de sortie. La facture qu’il présentera est déjà connue : le démantèlement des réseaux d’influence de l’Inde en Afghanistan. La partie de bras de fer ne fait que commencer.
Frédéric Bobin