Le président de la République a donc dénoncé la « désindustrialisation massive » de la France. La faute en incomberait bien sûr aux 35 heures et aux charges sociales qui ont « tué l’industrie française ». Ce constat apparemment irréfutable semble faire l’objet d’un consensus sans doute un peu hâtif.
On dénombrait, en 2007, 3,4 millions d’emplois industriels, contre 5,3 millions en 1980. L’industrie française a donc perdu 1,9 million d’emplois, sans parler de la nouvelle hémorragie de 2009. Et on ne compte plus les usines fermées.
Ces suppressions d’emplois ont deux causes principales. La première réside dans l’externalisation massive de certaines activités industrielles, qui ont été confiées à des sous-traitants : la maintenance (mécaniciens, électriciens…) ou encore les bureaux d’études, la logistique, etc. Les entreprises ont cherché par là à baisser leurs coûts, pour profiter de l’écart existant entre les conventions collectives et en faisant pression sur leurs prestataires. Une division des salariés a été instaurée, séparant les « organiques » et les « intervenants ». Ce phénomène explique que 800 000 emplois industriels ont été transférés dans la catégorie des « services ». De ce fait, du PIB industriel s’est transformé en PIB de « services » mais n’a pas disparu.
La deuxième cause des suppressions d’emplois industriels réside dans les gains de productivité continuels : augmentation des cadences, intensification du travail, polyvalence, automatisation, réorganisation, économies d’échelle…. L’inventivité du capital pour augmenter les performances industrielles est considérable… et destructrice d’emplois. On estime entre 500 000 et 1 million le nombre de postes ainsi supprimés. Mais, parallèlement, la production industrielle globale a encore augmenté de près de 15 % (jusqu’à la crise de 2009 qui l’a fait chuter). Il s’agit bien sûr d’une évolution globale qui recouvre de grandes disparités selon les branches, dont certaines ont fortement diminué. Mais la réalité est loin de l’image consensuelle d’un « déclin industriel » généralisé. La productivité détruit du PIB industriel (c’est-à-dire la valeur monétaire des produits), mais ne détruit pas la richesse elle-même (les produits au sens physique). La France industrielle continue de produire massivement.
Quant aux délocalisations, elles doivent bien sûr être combattues à cause de leur brutalité et du chantage à l’emploi auquel elles aboutissent. Mais elles n’expliquent que 10 % des suppressions d’emplois et elles ne sauraient masquer les deux facteurs soulignés plus haut.
Plutôt que de déclin industriel, il vaut mieux souligner les dégâts de l’industrialisation capitaliste, à qui l’on assigne le triple objectif de compétitivité (des produits sur le marché mondial), de rentabilité (des capitaux investis dans l’industrie) et de productivité (des travailleurs qui les fabriquent). L’action pour un autre développement industriel, créateur d’emplois et répondant aux besoins de la population, devra bien affronter ce modèle d’industrialisation capitaliste. D’abord, le type d’insertion de la France dans l’économie mondiale devra être repensé, car vouloir fabriquer toujours plus de biens industriels (Nicolas Sarkozy a fixé l’objectif de + 25 % d’ici à 2015 !) pour les exporter sur le marché mondial ne peut plus constituer un modèle de développement durable. Ensuite, l’insatiable appétit de rentabilité du capital pose plus que jamais la question de la maîtrise sociale de ce que l’on appelait jadis les « grands moyens de production », tant il est vrai que « là où est la propriété, là est le pouvoir » (Anicet Le Pors). Enfin, on sait que « le capital exploite l’homme comme la nature » (Marx). Une nouvelle politique industrielle sera donc sans doute « écologique », mais elle sera aussi sociale, c’est-à-dire qu’elle ne cherchera plus la productivité à tout prix, mais elle cherchera en permanence à respecter « l’homme au travail », au lieu de l’épuiser.
PAR RAPHAËL THALLER ET LILIAN BRISSAUD, ÉCONOMISTES.