Jacques Derrida a la réputation d’un auteur difficile, voire élitiste. Curieusement, ses interventions orales, ses entretiens, et une large part de son œuvre laissent une impression de grande clarté. Ce qui passe souvent pour de l’obscurité, est plutôt un souci rigoureux de l’expression et du style, un respect scrupuleux de la nuance et de la complexité. Comme un cheminement sur une étroite ligne de crête, entre littérature et travail du concept. Jacques Derrida était d’abord un extraordinaire maître de lecture, aux antipodes des méthodes rapides d’une époque pressée, attentif à la pluralité du sens et acharné à ouvrir de nouveaux espaces d’interprétation sans renoncer à la fidélité infidèle au texte. Son allure princière, confinant parfois au dandysme, pouvait passer pour de la coquetterie. Elle traduisait surtout le raffinement et l’élégance de cette pensée décalée, décentrée, à cheval sur les frontières, à l’image de cette figure du marrane qui le fascinait.
Il faudra sans doute du temps pour assimiler l’apport d’une œuvre foisonnante traitant, entre autres, de la philosophie, de l’écriture, du pardon, de l’hospitalité, de la spectralité, du contretemps, de l’événement ou de la décision. Elle interroge notamment avec insistance la problématicité de l’héritage comme affirmation active et non comme ce que l’on reçoit de droit. Au cours de ces dix dernières années, ce questionnement s’est notamment appliqué à son rapport au « nom propre de Marx » et au marxisme, comme si la chute des orthodoxies de parti et d’Etat l’avaient libéré d’une réserve et d’un retrait.
Son Marx, ou son esprit de Marx, est étrange sans doute, parfois déconcertant, inquiétant même (unheimlich) dans ses manifestations spectrales : un Marx « sans » Marx ? Il reste que la publication, en 1993, de Spectres de Marx, puis celle, l’année suivante, de Misère du monde de Pierre Bourdieu, ont marqué un coup d’arrêt à la rhétorique libérale triomphante, annonçant la renaissance des résistances sociales et contribuant à modifier le paysage de la décennie. Il reste, dans les interventions de Derrida sur Marx et le marxisme, de nombreuses zones d’ombre sur la lutte des classes ou sur sa notion d’Internationale sans internationale. Mais c’était là, entre nous, l’objet d’une discussion amicale, affectueuse et discrètement complice, comme si nous liaient tacitement quelques secrets partagés : l’Algérie (sans la moindre « nostalgérie », aurait-il précisé), le marranisme, l’intempestivité, et « un certain Marx » [1].
Derrida aimait écrire dans les marges et lire entre les lignes, emprunter les chemins de traverse et les contre-allées, penser à rebours de tous les sens uniques, à contre-temps des évidences pressées de l’époque, prendre le temps de la phrase et de la pensée, prendre à l’instar d’un Marx hétérodoxe et métèque du concept, « le pouls de l’histoire » et « écouter sa fréquence révolutionnaire ». Comme si l’effondrement des régimes bureaucratiques et du marxisme « orthodoxe » figé en raison d’Etat l’avaient libéré d’une intime censure, les quinze dernières années de son œuvre sont de plus en plus impliquées dans les incertitudes et les inquiétudes du siècle : la souveraineté et le droit international, le cosmopolitisme et l’hospitalité, toujours et encore le sens de l’événement, interrogé à la lumière du 11 Septembre, dans Voyous (Galilée 2003) ou dans Le “concept” du 11 Septembre (Galilée 2004). Le dialogue avec cette politique de Derrida ne fait que commencer, un dialogue avec ses spectres et ses survies.
On n’a pas fini, on commence à peine, à se faufiler dans les plis et les rabats de la pensée, de la parole, de l’écriture de Derrida. Sans parvenir pour autant à percer la part de secret et le droit de se contredire qu’il revendique dans son dernier entretien avec Jean Birnbaum : « Je suis en guerre contre moi-même, c’est vrai, et vous ne pouvez pas savoir à quel point, au-delà de ce que vous devinez et je dis des choses contradictoires qui sont, disons, en tension réelle, me construisent, me font vivre, et me feront mourir. » [2] Peut-être, en effet, en est-il mort. Du moins, à la différence de tant de contemporains, ne sera-t-il pas mort de bêtise, lui qui disait encore : « Renoncer à une difficulté de formulation, à un pli, à un paradoxe, à une contradiction supplémentaire, parce que ça ne va pas être compris, ou plutôt parce que tel journaliste qui ne sait pas la lire, pas lire le titre même d’un livre, croit comprendre que le lecteur ou l’auditeur ne le comprendra pas davantage et que l’audimat ou son gagne-pain en souffriront, c’est pour moi une obscénité inacceptable. C’est comme si on me demandait de m’incliner, de m’asservir - ou de mourir de bêtise. »
Daniel Bensaïd
1. Sur cette discussion, voir Daniel Bensaïd : « Spectres de Derrrida : Fantômes et vampires au bal masqué des marchandises », in La Discordance des temps (Editions de la Passion, 1995) ; « Jacques Derrida et le messianisme sans Messie », in Résistances (Fayard, 2001) ; « Du marxisme », dialogue radiophonique avec Derrida, in Sur Parole (L’Aube, 1999) ; La question du génitif. A propos de Ghostly Demarcations, in Actuel Marx, PUF, 2000.
2. Voir les deux textes publiés en août sur le ton de l’adieu : « Le survivant, le sursis, le sursaut », in La Quinzaine littéraire, numéro spécial d’août 2004, et le très bel entretien avec Jean Birnbaum paru dans Le Monde du 19 août et repris dans le cahier supplément du 12 octobre.
Verbatim
Déconstruction : « Aucun texte n’étant jamais homogène (c’est devenu pour moi une sorte d’axiome catégorique, la charte de toutes mes interprétations), il peut être légitime, il est même toujours nécessaire d’en faire une lecture divisée, différenciée, voir en apparence contradictoire. Active, interprétative, signée, cette lecture doit et ne peut pas ne pas être l’invention d’une réécriture » (Jacques Derrida, in « Jacques Derrida et Elisabeth Roudinesco », De quoi demain..., Fayard, 2001)
Révolution : « Si l’on veut sauver la Révolution, il faut transformer l’idée même de Révolution. Ce qui est périmé, vieilli, ridé, impraticable pour mille raisons, c’est un certain théâtre révolutionnaire, un certain processus de prise de pouvoir auquel on associe en général les Révolutions de 1789, de 1848 et de 1917. Je crois à la Révolution, c’est-à-dire à une interruption, à une césure radicale dans le cours ordinaire de l’Histoire. Il n’existe pas de responsabilité éthique, d’ailleurs, ni de décision digne de ce nom qui ne soit, par essence révolutionnaire, qui ne soit en rupture avec un système de normes dominant, voire avec l’idée même de norme, et donc d’un savoir de la norme qui dicterait ou programmerait la décision. Toute responsabilité est révolutionnaire, puisqu’elle cherche à faire l’impossible, à interrompre l’ordre des choses à partir d’événements non programmables. Une Révolution ne se programme pas. D’une certaine façon, comme le seul événement digne de ce nom, elle excède tout horizon possible, tout horizon du possible - donc de la puissance et du pouvoir. » (Jacques Derrida, in « Jacques Derrida et Elisabeth Roudinesco », De quoi demain..., Fayard, 2001)
Marx : « Ce sera toujours une faute de ne pas lire et relire et discuter Marx. C’est-à-dire aussi quelques autres [...] Ce sera de plus en plus une faute, un manquement à la responsabilité théorique, philosophique, politique, dès lors que la machine à doges et les appareils idéologiques “marxistes“ sont en cours de disparition, nous n’avons plus d’excuse, seulement des alibis, pour nous détourner de cette responsabilité. Il n’y aura pas d’avenir sans cela. Pas sans Marx, pas d’avenir sans Marx. Sans la mémoire et sans l’héritage de Marx, en tout cas d’un certain Marx, de son génie, l’un au moins de ses esprits. Car ce sera notre hypothèse, ou plutôt notre pris : il y en a plus d’un, il doit y en avoir plus d’un. » (Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 35)