Ils n’ont pas la majesté des baleines ou l’agilité des dauphins, et leur protection ne donne pas lieu à des mobilisations planétaires. Les dugongs, mammifères marins qui peuvent atteindre jusqu’à trois mètres de long et peser près d’une tonne, surnommés « vaches de la mer » car ils se nourrissent d’algues, sont une espèce menacée, inscrite par le Japon sur sa liste des « monuments naturels protégés » et protégée par la Convention de Washington sur les faunes et flores en voie de disparition.
Ces placides animaux pourraient bien mettre en échec le Pentagone... Ils sont en effet une pièce maîtresse du dossier des opposants au déplacement de la base militaire américaine de Futenma, sur l’île principale d’Okinawa - archipel subtropical du sud du Japon -, à Henoko, hameau de la côte orientale de celle-ci. Une question à l’origine d’un différend entre Tokyo qui hésite et Washington qui s’impatiente, demandant la mise en œuvre de l’accord de transfert de 2006.
Cette nouvelle base doit être construite sur des terrains regagnés sur la mer turquoise de la baie d’Oura, fermée d’un récif de corail bleu, où viennent se nourrir une vingtaine de dugons. La majorité de ceux-ci vivent dans l’océan Indien ou au large de l’Australie, et il en subsiste quelques dizaines à Okinawa. Leur habitat en eau peu profonde est menacé par le tourisme et la pollution. Avec un taux de reproduction faible, ces siréniens ne seraient plus que 80 000 à travers le monde.
En 2008, un tribunal de San Francisco a donné raison à un groupe d’opposants d’Henoko qui invoquait le National Historic Preservation Act américain en statuant que le département de la défense viole les dispositions de celui-ci en ne tenant pas compte des effets de la construction de la nouvelle base sur une espèce protégée. « Jamais la justice américaine ne s’était prononcée sur une affaire hors du territoire des Etats-Unis. Si nous gagnons en appel, cela fera jurisprudence », commente Takaaki Kagohashi, avocat, membre de l’association des juristes pour l’environnement.
C’est au cours des études de faisabilité du projet de construction de la base dans la baie d’Oura qu’a été détectée, en 1997, la présence de dugons, que l’on croyait disparus des eaux d’Okinawa. Et leur protection est devenue le point focal de l’opposition des habitants, ranimant légendes et croyances ancestrales. De politique et écologique, le combat contre la base s’est chargé d’une dimension identitaire locale.
Avec leur nageoire caudale de forme triangulaire, les dugongs seraient à l’origine du mythe des sirènes. Dans le folklore japonais, ils sont les messagers du « Royaume de la Mer ». Dans une crique du village d’Abu, un îlot rocheux planté d’un pin est connu des enfants : c’est là que se reposent les divinités de la Mer arrivées sur le dos d’un dugong pour rendre visite au monde des Hommes. Si ces derniers sont méchants avec eux, la Nature les venge avec des tsunamis... « Les dugongs doivent être protégés parce qu’ils sont en voie de disparition, mais aussi parce qu’ils ont une signification profonde pour le peuple d’Okinawa », dit Takuma Higashionna, membre du conseil municipal de Nago (dont dépend la localité d’Henoko) et secrétaire général du fonds de protection des dugongs.
Les femmes sont aussi actives dans la lutte contre la base : « Alors que les hommes vont au-delà des récifs coralliens pour pêcher, l’univers des femmes était à l’intérieur, là où vivent les dugongs, estime Mme Etsuko Urashima, membre de l’association de défense des dugongs. Les liens avec la mer se sont certes distendus. Mais les habitants sont conscients que l’on a déjà trop demandé à la nature. »
Philippe Pons (Henoko, Japon, envoyé spécial)