Les transports montrent des symptômes inquiétants : asphyxie des villes, engorgement des autoroutes, croissance aberrante du parc automobile, utilisation des terres agricoles pour les infrastructures, permanence des catastrophes maritimes, course au gigantisme du transport aérien, extrême dépendance à une source d’énergie en voie de raréfaction. En Europe, les transports par automobile, camion et avion - les plus dangereux ou les plus coûteux - ont marginalisé ceux par train et bateau. Plus de 80% des marchandises solides ou en citerne circulent en camion. La France compte près de 600 véhicules pour 1 000 habitants.
Les murs de camions sur les axes européens transportent des marchandises autrefois produites et consommées à l’échelon régional. Des marchandises identiques ou comparables sont échangées, à grande échelle, entre pays différents. Ces transports abusifs seraient facilement réprimés par des facturations prenant en compte l’ensemble de leurs coûts sociaux. Aujourd’hui, le transport en balle d’un tee-shirt fabriqué en Chine et livré en France coûte quelques centimes d’euros, somme infime en regard du prix de vente au détail. Les travailleurs chinois, les équipages des cargos, les victimes des catastrophes maritimes, les riverains des trafics routiers et les contribuables n’y trouvent pas leur compte. Cette exigence appelle une gestion solidaire et internationaliste.
L’exemple britannique
Les États membres de l’Union européenne (UE) détruisent les services publics de transports au nom d’un « marché unique où la concurrence est libre et non faussée » (art. 3 du projet de « Constitution »). En réalité, ce processus a démarré il y a dix ans. Les transports publics tombent aux mains d’affairistes pour lesquels l’usager, appelé « client », n’est qu’une volaille à plumer. Le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher avait enclenché la machine, brisant au passage les syndicats attachés au service public.
En 1998, le vice-Premier ministre britannique, pourtant fervent partisan de la libéralisation, tirait le bilan : « La performance de notre chemin de fer est, de l’aveu général, une honte nationale, avec ses réductions de service, sa performance misérable, ses tarifs à la hausse, bien que nous ayons deux fois le niveau de subvention de British Rail [ancienne entreprise publique]. » Le dirigeant de la compagnie privée mise en cause pour l’insuffisance de ses investissements répondit qu’il n’investirait qu’avec un retour sur investissement assuré. C’était aux fonds publics de garantir cette rentabilité. Sinon, il ne moderniserait pas le réseau. Les privatisations ne suppriment pas les subventions mais leur font quitter le secteur public. Peu après cette mise au point, deux trains se percutaient en gare de Paddington, ajoutant une catastrophe majeure à la liste des désordres engendrés par la division de British Rail en plusieurs sociétés. Il est généralement admis que ces sociétés privées sont incapables d’atteindre la fiabilité et la ponctualité de British Rail.
Déconstruction d’un service public
En 1995, le service public SNCF a été scindé en deux « établissements publics industriels et commerciaux », Réseau ferré de France (RFF) et SNCF, aussitôt motivés par la recherche du profit maximum. Peu après, la fiabilité des services aux usagers s’est dégradée. De nombreuses gares sont fermées ; des voies désaffectées vendues. Quinze mille kilomètres de lignes sont touchés par des « restrictions » résultant des détournements vers des secteurs « rentables ». Par le jeu des départs en retraite, la SNCF réduit ses effectifs pour comprimer ses « charges ». Pour obtenir l’aval du gouvernement à la fermeture de lignes, la SNCF abandonne les lignes secondaires, en les rendant inconfortables pour les voyageurs, inadaptées pour le fret, et finalement obsolètes.
Le gouvernement vient de refuser les financements promis dans le cadre des contrats de plan État-régions. Il interdit la modernisation de la ligne de chemin de fer Béziers-Clermont-Ferrand-Paris, qui vaut à peine le coût du fameux pont de Millau, lequel eut été facilement évité par une légère modification du tracé de l’A75. Pourtant, cette ligne soulage le couloir rhodanien et offre une occasion de démarrer le ferroutage en France sur un axe central France-Espagne. Produit phare « à fort retour sur investissement », le TGV échappe à ces restrictions. Lorsque Chirac promet 120 milliards d’euros pour le « développement des transports » (discours de Millau), il pense à 35 grands travaux autoroutiers et TGV. C’est le choix du tout-camions-avions-bagnoles, sans alternative avant la grande panne.
Un engrenage du capitalisme
Les transports envahissent le tissu économique entre production et consommation. Le camionnage réduit ou supprime l’entreposage des marchandises (transports à flux tendu), la protection des stocks (abris et gardiennage) et la conservation (entrepôts frigorifiques). Quelques filières remplacent même le magasin en fin de chaîne par la vente au détail au camion (outillage, produits alimentaires).
Pour rester dans la course au profit, ces techniques impliquent des véhicules constamment en mouvement, réalisant le plus de rotations possibles, avec un taux de remplissage maximal. Avec ses ramifications internationales, sa complexité croissante, sa normalisation et sa dépendance énergétique étroite, la fragilité de ce système parasite et contraignant n’est pas à démontrer. L’ampleur des ruptures d’approvisionnement dues à une panne des transports interrompant les approvisionnements essentiels, alors que les productions locales n’alimentent plus qu’une minorité de consommateurs locaux, est une perspective réaliste. Des expériences limitées (grèves, tempête, hiver rigoureux en Amérique du Nord) ont montré qu’une rupture des approvisionnements provoque, en quelques jours, la paralysie des services publics, de la grande distribution et du voiturage. Ces prémices ne sont rien à côté de ce que déclencherait une panne des transports mondialisée par une crise politique ou énergétique. Concernant l’alimentation et le chauffage, il n’existe aucune alternative pour pallier les effets d’un tel scénario dans les cités.
Un support de l’esclavage salarié
Sans les facilités pour exporter les produits d’un travail sous-payé, des régimes corrompus s’effondreraient ou rétabliraient les économies régionales, pour partie autarciques et parfois sans chômage, qui existaient antérieurement. La surexploitation des travailleurs dans divers pays, l’extension du chômage ou le statut ignoble, au sein de l’Union européenne, des ouvriers immigrés de l’agriculture andalouse ont partie liée avec la « mondialisation » des transports. Car les transporteurs sont subventionnés par la construction des infrastructures dont ils profitent. C’est pourquoi les échanges locaux sont mis à mal par la concurrence frénétique du camionnage sous-facturé et par le dumping de la grande distribution.
Les gouvernements et l’Europe n’opèrent aucun contrôle sur la légitimité des transports et la légalité des productions en amont, alors que les transporteurs augmentent sans cesse le nombre des véhicules, réclament de nouvelles voies rapides, et toujours plus de subventions et de détaxations. Ils autorisent et subventionnent des activités socialement nuisibles, consommant 50 % des produits pétroliers dans le monde.
Il n’existe pas de solution autonome à la crise des transports. Ils ne peuvent être modifiés comme on retire un article défectueux du marché. Les choix de l’UE (80 % pour l’automobile, 6 % pour le rail et 1 % pour le tram), les coûts, la vétusté des chemins de fer et des voies navigables, les différences technologiques entre pays (écartement des voies, ferroutage ou non) ne sont pas remis en cause dans le sens d’une réduction drastique de l’emprise des transports sur notre vie quotidienne. Seule l’adoption d’une politique différente renverserait la tendance, qui ne peut être évaluée qu’en termes de décroissance.
Des solutions
Changer les transports exige des mesures extérieures à leurs technologies. Citons leur limitation, l’augmentation du taux de transport en vrac et en kit, l’interdiction de vendre des appareils non réparables, le rapprochement des résidences des lieux de travail, l’obligation d’utiliser le train pour les transports dangereux ou réguliers, une déconcentration des centres de production, une facturation réaliste du coût des transports, etc. La réalisation de ces mesures dépend d’autres décisions politiques fondamentales, comme l’arrêt de la surexploitation et l’amélioration des conditions de travail et des salaires, en commençant par l’interdiction d’importer des marchandises produites dans des conditions socialement plus défavorables que celles qu’autorisent les législations locales, sauf retour effectif des taxes et amendes sur les producteurs. La nationalisation des transports et l’arrêt des subventions publiques aux entreprises privées sont la clef de voûte de leur contrôle social.
Le coût des transports pèse pour 7 à 20 % sur le prix des produits alimentaires. Mais il ne faut pas oublier les coûts externes (accidents, pollutions, bruits), les coûts des congestions (retards de livraisons, embouteillages, fatigue des personnels) et les coûts dérivés (pathologie, atteintes à l’environnement, perte du foncier, expropriations). Au bout du compte, les coûts des seules infrastructures s’élèveraient à 10 % du PIB européen, avec une progression d’environ 0,4% par an. Comprimer ces paramètres exige la mise en œuvre de mesures très importantes, adaptables sur le long terme, sur lesquelles devraient se concentrer les financements qui actuellement renforcent les choix technologiques en vigueur. Les énergies renouvelables connues ne peuvent servir le volume actuel des transports. Ceux-ci s’effondreront inévitablement avec un surenchérissement du pétrole. Les transports sont engagés dans une course à l’abîme dont il faudra sortir, de gré ou de force.
Les solutions technocratiques ou « écologistes » restreignent la question des transports à ses effets directs : pollution, contribution à l’effet de serre, bruit. Elles font l’impasse sur la nécessité de réformes avec définition des priorités sociales. Elles « oublient » la mondialisation capitaliste et la concentration démentielle des revenus, qui ne peuvent être régulées sans affrontement avec l’impérialisme. Elles ignorent sept millions de pauvres en France, personnes pratiquement exclues des transports pour raisons économiques... C’est pourquoi une révolution dans les transports impose des révisions politiques fondamentales.
Objectif : décroissance
Le dogme de la « croissance » sans adjectif (la croissance pour qui, pour quoi ?) répercute la solution libérale : transporter plus, plus vite, plus souvent, en diminuant les coûts, en augmentant les profits. Pourtant, la course à la « croissance » est aussi absurde dans le domaine des transports que dans celui de la collecte des ordures. Les plans « de relance » au niveau européen privilégient pourtant les transports internationaux et tablent uniquement sur une augmentation des volumes sans objectifs sociaux.
Il est possible de réduire le taux des transports en rapprochant les lieux de production des lieux de consommation, en repensant le tourisme, en choisissant démocratiquement les besoins à satisfaire à des échelles locales, continentales ou mondiale, c’est-à-dire en nous réappropriant les transports, le coût des infrastructures et les temps de loisirs mangés par les transports. Dans une perspective de gestion durable, économe et socialement profitable, on ne peut accorder un statut spécial qu’à des produits de haute technologie ou dépendant d’un environnement particulier pour leur production, dont la distribution continentale ou mondiale peut être bénéfique ou technologiquement nécessaire. C’est le cas pour des médicaments mais pas pour des téléviseurs, pour des pierres rares mais pas pour des matériaux de construction, pour des bananes mais pas pour des tomates...