Une pension, c’est un virement sur le compte d’un retraité. Comment mieux souligner que la question
des retraites porte directement sur la répartition des revenus ? Dans le cas de la santé, par exemple, se
posent d’autres questions, comme celle de la légitimité des dépenses. Dans le cas des retraites il s’agit
d’un transfert d’argent que le bénéficiaire est libre d’utiliser comme il le veut. C’est pourquoi la
question des retraites pose, en amont de toute considération, un problème de financement. Le véritable
défi, c’est d’en parler sans citer trop de chiffres, et de détailler avec précision les questions successives
qu’il faut se poser.
Le point de départ des « réformes » successives est que les dépenses des régimes (les pensions
versées) augmentent plus vite que leurs ressources - des cotisations pour l’essentiel. Apparaît alors un
déficit dont il faut bien distinguer les causes. Il y a dans l’immédiat le choc de la crise : la quasi-
stagnation de la masse salariale, et donc des cotisations, équivaut à un manque à gagner pour les
régimes. A plus long terme, c’est la croissance plus rapide du nombre de retraités, par rapport au
nombre de cotisants, qui est source de déséquilibre. Les deux causes, en réalité, se mélangent : si les
effets de la crise sont durables, il y aura moins d’emploi que prévu et donc encore moins de cotisants.
Un choix de société
Personne ne conteste que le nombre de retraités augmentera plus vite que celui des cotisants, même si
on peut discuter l’ampleur du phénomène. Face à un déficit prévisible, le choix est arithmétique : soit
on augmente les recettes des régimes de retraites, soit on baisse les pensions, ces deux solutions
pouvant évidemment se combiner. Il faut bien comprendre que c’est un choix de société. La société
peut tenir un premier raisonnement : puisque la proportion de retraités va augmenter dans la
population, il faut prévoir des mesures permettant d’accompagner le mouvement, en augmentant aussi
la part du revenu national qui leur revient. C’est d’ailleurs de cette manière que le système par
répartition a fonctionné jusqu’aux premières « réformes » : on calculait les recettes nécessaires pour
financer les retraites, et on en déduisait le taux de cotisation correspondant.
Si l’on choisit cette option, il faut alors se demander s’il est possible d’augmenter les recettes à due
proportion, et quel est le moyen le plus raisonnable de le faire. Mais ce débat n’aura pas lieu, en tout
cas dans les instances officielles, parce qu’il est d’emblée interdit. Le gouvernement campe sur la
position du Medef qui consiste à refuser absolument tout « prélèvement » supplémentaire.
Dans ces conditions, le second terme de l’alternative est de baisser les pensions. Encore une fois, c’est
arithmétique : il est impossible de dire à la fois qu’on n’augmentera pas les ressources et qu’on
préservera le montant des pensions. Si c’était vrai, où serait d’ailleurs le problème de financement ? Le
seul débat qui reste ouvert est alors de choisir la méthode permettant d’obtenir ce résultat. Pour baisser
les pensions, on peut jouer sur deux paramètres. Le premier est le taux de remplacement : il suffit de
décréter que la pension ne représentera plus 75 % du dernier traitement, mais par exemple 70 ou 65 %.
Le fin du fin consisterait à construire une formule d’ajustement automatique. On dirait aux retraités :
nous avons tant de milliards, donc, compte tenu de votre nombre, nous ne pouvons plus calculer la
pension que sur la base de 70 % de votre revenu d’activité. C’est à peu de choses près ce qui se passe
déjà dans les régimes à points (par exemple les régimes complémentaires AGIRC et ARRCO en
France).
C’est aussi l’idée qu’il y a derrière les projets de « comptes notionnels » examinés dans l’avant-dernier
rapport du COR (Conseil d’orientation des retraites). La répartition est conservée mais son esprit est
dénaturé car on passe à des retraites à cotisations définies : on sait ce qu’on cotise, mais on ne sait pas
ce qu’on touchera. Dans certains pays, cette incertitude est étendue à ceux qui ont déjà pris leur
retraite : non seulement le montant de la pension n’est pas garanti au moment de faire valoir ses droits
à la retraite, mais il ne l’est pas non plus une fois que l’on est parti à la retraite.
Pour appliquer une telle solution, qui a au moins le mérite de la franchise, il faut un bon rapport de
forces, et des syndicats pas trop rétifs. Ce n’est pas exactement le cas en France, et les projets du
gouvernement vont chercher à jouer sur un second paramètre, à savoir l’âge de la retraite. C’est la
solution hypocrite et cynique du « travailler plus longtemps ».
Vivre et travailler plus longtemps ?
C’est apparemment du bon sens. Le stock de retraités (à notre tour d’être cynique) est un problème de
robinet : leur nombre augmente d’un côté, avec le départ à la retraite des baby boomers, et diminue
moins vite, de l’autre côté, en raison de l’allongement de l’espérance de vie. Puisqu’on vit plus
longtemps, il suffirait de travailler plus longtemps, et le tour est joué : plus de cotisants, moins de
retraités. Mais, petit détail, ce raisonnement suppose que l’offre de travail crée automatiquement les
emplois correspondants. Autrement dit, il suffirait que le nombre de candidats à un emploi augmente
pour que le nombre d’emplois augmente. Cela s’appelle le plein emploi et ce n’est pas exactement la
situation actuelle. C’est pourquoi cette solution ne méritera d’être envisagée et discutée que le jour où
nous serons revenus au plein emploi. Tant que cette condition n’est pas réalisée, on baigne dans
l’hypocrisie et le déni.
L’âge moyen auquel les salariés font valoir leur droit à la retraite est de 61 ans et demi. Mais l’âge
moyen de cessation d’activité est de 58 ans et demi. Les trois ans de différence représentent une zone
grise où les ex-salariés attendent la retraite dans des statuts précaires : activité, longue maladie,
invalidité, allocations diverses. Supposons que l’on repousse l’âge de la retraite de deux ans. Deux cas
de figure sont possibles. Si les salariés peuvent effectivement occuper un emploi plus longtemps, ces
deux bornes pourraient se déplacer : l’âge de cessation d’emploi passerait à 60 ans et demi, celui du
départ à la retraite à 63 ans et demi et la « zone grise » resterait de trois ans. Mais si les seniors ne
trouvent pas plus d’emplois qu’aujourd’hui, ils perdront leur emploi à 58 ans et demi et devront
attendre cinq ans avant de faire valoir leurs droits à la retraite.
Quel est le cas de figure le plus vraisemblable ? Le bon sens, l’expérience passée et celle des pays
voisins [1], ainsi que la pratique des entreprises, conduisent à conclure qu’on est pour longtemps dans
le cas défavorable : les seniors perdront leur emploi au même âge et devront attendre plus longtemps
pour une retraite à taux plein. Dans ce cas, on finance les régimes en allongeant la période de précarité
précédant la retraite. C’est la pire des solutions, parce qu’elle frappe les catégories les plus
défavorisées. Elle a déjà été adoptée par la réforme Fillon, qui programme un allongement de la durée
de cotisation-retraites. D’ores et déjà, il faut le savoir, les « réformes » introduites en France depuis
Balladur en 1993, ont conduit et conduiront à une dégradation de la situation des retraités. Le taux de
remplacement (pour un homme ayant travaillé à temps plein et cotisé quarante ans au moment de son
départ en retraite) reculerait de 16,5 points (de 79 % en 2006 à 63 % en 2046), soit une chute 16,5
points. Ce serait l’une des baisses les plus marquées en Europe [2].
Le gouvernement semble envisager une manœuvre plus « subtile » qui consisterait à reporter l’âge
légal de la retraite à 61 ans en 2015, 62 ans en 2020 et 63 ans en 2030 (Le Monde du 4 mai 2010), en
instituant une décote importante. Cela veut dire qu’un salarié disposant du nombre d’annuités suffisant
à 60 ans devrait malgré tout attendre 1, 2 ou 3 ans avant d’accéder à une retraite à taux plein. Ce serait
une mesure particulièrement injuste, puisqu’elle frapperait les carrières longues, qui sont souvent aussi
les plus pénibles.
De toute manière, on ne voit pas comment de telles mesures pourraient assurer à terme l’équilibre
financier. Selon le rapport du COR de 2007, il n’y aurait plus - sans nouvelle « réforme » - que 121
cotisants pour 100 retraités en 2050, contre 182 en 2006. Admettons les hypothèses les plus
« favorables » : les salariés travaillent 42 ans au lieu de 40, et le nombre de cotisants augmente donc
de 5 %. Les retraités vivent 18 ans (de 62 à 80 ans) après leur départ à la retraite, au lieu de 20 ans (de
60 à 80 ans) : leur nombre baisse donc de 10 %. Dans ces conditions, on aura 155 cotisants pour 100
retraités en 2050, soit toujours plus que les 121 de 2006. Bref, la question du financement ne serait pas
réglée.
C’est d’ailleurs l’un des points faibles des estimations du COR : il ne dispose pas des moyens de
prévoir réellement l’effet d’un déplacement de l’âge de la retraite. Le modèleDestinie qu’il utilisait
n’est pas vraiment en état de marche, et il n’y a aucune cohérence entre ses hypothèses sur le chômage
et l’effet présumé sur l’emploi des seniors d’un recul de l’âge de la retraite. C’est pourquoi le COR se
garde bien de présenter une estimation du nombre relatif de cotisants et retraités en 2050. Ses fameux
abaques qui décrivent les combinaisons possibles entre les différents moyens d’équilibrer les régimes
reposent donc sur des calculs de coin de table.
Reste l’alignement des modalités du calcul des retraites des fonctionnaires sur le privé (25 meilleures
années au lieu des six derniers mois). Elle conduirait à une perte significative mais impliquerait
l’intégration des primes pour que l’argument « d’équité » fonctionne, ce qui réduirait à peu de chose
les économies réalisées, sans parler de l’incapacité de l’administration à reconstituer l’historique des
traitements.
Un débat pipé
La « réforme », telle qu’elle est conçue, n’a pas pour objet d’équilibrer les retraites à l’horizon 2050,
ni même 2020. Elle ne sera qu’un nouvel épisode du processus de réforme permanente enclenché en
1993 qui en appellera d’autres si ce processus n’est pas stoppé. Dans l’immédiat, il s’agit, pour
reprendre les termes d’Alain Minc, d’un « signe envoyé aux marchés financiers » et François Fillon
n’a pas hésité à agiter les menaces qui pèseraient sur « notre monnaie commune ». Le projet n’est
donc pas de traiter le déficit de 2050 mais de faire immédiatement payer aux régimes de retraite une
partie de la facture de la crise.
Il faut donc distinguer deux choses : les modalités de la « sortie de crise » et de la résorption des
déficits, et l’équilibrage à plus long terme. Mais, dans les deux cas, le préalable est de faire sauter le
tabou des ressources. Si l’on veut préserver un système de retraites solidaire, il faut lui assurer un
supplément de ressources proportionné à l’augmentation du nombre d’ayants droit. On peut alors
construire des scénarios, plus ou moins radicaux, qui montrent qu’il est possible de dégager les
ressources nécessaires [3]. Certes, le dossier des retraites ne se réduit pas à la question du financement.
Cela dit, s’agissant de répartition, ce problème est en grande partie indépendant du débat sur la
croissance et son contenu. Et c’est aussi un préalable absolu à l’amélioration nécessaire des régimes et
à la prise en compte des inégalités et de la pénibilité. Ces questions ne pourront être correctement
posées tant que l’on n’aura pas fait sauter le verrou des recettes supplémentaires.
Michel Husson
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