Il fut un temps où les rejetons de la bourgeoisie se devaient d’apprendre le grec et le latin pour « faire leurs humanités ». Aujourd’hui, ce sont les travailleurs et les travailleuses d’Europe qui reçoivent une leçon de grec. Les professeurs ont néanmoins changé. Ils ne parlent plus en grec ancien, mais en grec moderne, s’adressent à leur auditoire non pas depuis la chaire, mais depuis la rue. Leur humanisme n’est pas lettré, mais pratique : ils se battent contre une formidable offensive de régression sociale imposée sous couvert de réduction de la dette publique.
Depuis le début de l’année, semaine après semaine, les manifestations annoncent et précèdent les grèves générales. Par dizaines de milliers, ils et elles disent leur colère et leur refus des coupes sociales, des réductions de salaire réclamées par les plans d’ajustement du FMI et de l’Union européenne, Allemagne en tête.
Une institution qui devrait prendre de la graine de cette ténacité et de cette combativité hellènes, c’est bien la Confédération européenne des syndicats (CES). Car enfin, qui ne voit qu’en laissant la protestation grecque isolée, la défaite sera au rendez-vous, ouvrant dans le même temps un traitement similaire pour les travailleuses et travailleurs européens ? Oh, bien sûr, la CES publie régulièrement des communiqués de soutien aux syndicats grecs et à leurs membres. Entre un compte-rendu d’une obscure négociation avec un organisme européen et un hommage au président disparu de la Pologne... La routine d’un service de presse. En inadéquation complète avec les enjeux réels, puisque déjà les hautes sphères de la finance, du patronat et des institutions financières ont désigné leurs cibles, au pluriel. Ils les appellent les PIGS. Un acronyme anglais pour Portugal, Italie, Grèce et Espagne (Spain) ; certains y ajoutent un deuxième I, pour Irlande. Un acronyme dédaigneux, puisque « pigs » en anglais signifie cochons. Lorsque, dans les années 90, le ministre des Finances allemand Theo Weigel s’était opposé à l’entrée des pays méditerranéens dans la zone euro, il les avait traités de « Club Méd ». Des pays voués aux vacances bien méritées des salarié·e·s disciplinés du Nord, mais trop « immatures » pour accéder à la monnaie commune. Aujourd’hui, en petit comité, on parle de « cochons ». On est passé d’un club de vacances à une porcherie, en attendant l’abattoir. Quand le capitalisme progresse, le niveau de langue s’en ressent.
Car il ne faut pas se tromper : la médication prescrite à la Grèce par Dominique Strauss-Kahn (FMI), Angela Merkel et leur représentant local, Georges Papapandréou s’appliquera aussi aux autres PIGS. Et pas seulement à eux. Comme le soulignait l’économiste Michel Husson dans un article paru récemment dans la revue grecque Epoxes (Saisons) : « […] l’Allemagne veut imposer la logique crue de l’euro, parce que tous les moyens permettant d’y échapper sont aujourd’hui épuisés. Les pays les plus touchés par la crise doivent appliquer des plans d’ajustement. La soumission des autorités européennes aux marchés financiers est totale, et la Grèce est un laboratoire des politiques d’austérité que les gouvernements vont mettre en place partout en Europe.
Cette politique est suicidaire et ne peut conduire qu’à une nouvelle récession. Les plans d’ajustement vont évidemment casser la demande intérieure et l’Allemagne ne pourra compenser les débouchés qu’elle perd en Europe par un surcroît d’exportations vers le reste du monde ».
L’erreur, celle que commet la CES en particulier, serait dès lors de rester les bras ballants devant une menace de plus en plus générale. L’erreur serait de ne pas voir que le déficit grec est un prétexte commode : la plupart des pays européens ont largement dépassé le taux « de stabilité » de 3 % du PIB que fixait le Traité de Maastricht. La Grande-Bretagne de Gordon Brown n’est pas loin des taux grecs (12 % env.). Sans parler du déficit des Etats-Unis de Barack Obama. Ce que la CES n’a pas perçu, les travailleurs portugais de la fonction publique (en grève le 5 mars), suivis par les fonctionnaires britanniques (8 et 9 mars), et les Espagnol·e·s en lutte contre le relèvement de l’âge de la retraite, par exemple, l’ont compris. Ils ont très vite appris le grec et adopté la banderole portée par les syndicats enseignants du premier et du deuxième degré lors de la manifestation d’Athènes du 24 février : « Ils déclarent la guerre ? Ils vont recevoir la réponse qu’ils méritent ! » Alors, on va la prendre, cette première leçon de grec ?
Daniel Süri