Ce n’est que progressivement que le Forum social devient véritablement mondial. En janvier 2001, le premier FSM a d’emblée accueilli des délégations venues de très nombreux pays. Mais, pour l’essentiel, le processus était porté par des mouvements en Europe (du Sud, surtout) et en Amérique latine (à commencer par le Brésil). La multiplication, à partir de 2002, de forums régionaux et thématiques a permis d’élargir considérablement l’assise du FSM ; mais toujours avec une forte prédominance euro-latino américaine. Avec quatrième Forum mondial, en Inde, un nouveau pas doit être franchi, permettant l’enracinement du processus en Asie et, aussi, l’intégration des « angles du vue » asiatiques au sein même du FSM.
Evolution des thématiques
Il n’y a pas d’internationalisation sans évolutions. Il reste toujours à l’ensemble des forums, un cadre, une identité commune, une référence partagée à la Charte de principe rédigée après le premier FSM. De même, dès le début, des thématiques très diverses (exigences démocratiques, féministes, écologistes...) étaient présentes dans les débats du forum. On n’en note pas moins une évolution. En janvier 2001, les effets sociaux de la mondialisation économique représentaient la thématique « structurante » du premier FSM. En 2002, le thème de la guerre et de la lutte pour la paix a occupé une place croissante, du deuxième FSM de Porto Alegre au premier Forum social européen de Florence et au troisième forum mondial. Il en va de même du combat contre le racisme et pour une construction européenne solidaire, de Florence au second FSE de Paris-Saint Denis.
Les thématiques vont encore s’enrichir, et se présenter sous des angles renouvelés, avec le prochain Forum social mondial de Mumbai. L’extrême pauvreté prend, en Asie du Sud, une ampleur plus dramatique encore que dans le Rio Grande do Sul, l’Etat brésilien dont Porto Alegre est la capitale. Le thème de la guerre s’universalise en réintégrant la question nucléaire (le face-à-face atomique indopakistanais), avec en arrière-plan asiatique l’intervention américaine à Mindanao (Philippines) et la situation dans la péninsule coréenne. Le combat pour l’égalité se mène dans un pays où l’obligation de la dot pèse comme une véritable malédiction sur les femmes ; où le système des castes légitime divisions de classes et oppressions ; où l’extrême droite hindouiste attise les tensions intercommunautaires pour accéder à et se maintenir au pouvoir.
Le programme du FSM de Mumbai donne en conséquence une place importante à ces questions. Des questions qui renvoient souvent à des termes utilisés dans le même sens que « racisme », mais qui s’avèrent difficiles à traduire : la lutte contre « castisme » et le « communalisme ». Cette difficulté de traduction à au moins le mérite de mettre en valeur l’originalité des débats qui se dérouleront à Mumbai.
Convergences et dynamiques
Il en va des formes d’organisation comme des thématiques. On note des éléments essentiels de continuité, mais aussi des évolutions significatives.
L’élément de continuité le plus frappant est peut-être le lien dynamique qui s’est créé entre les forums, les réseaux de campagnes militantes et les assemblées de mouvements (femmes, sociaux). Le forum assure un cadre ouvert de convergence qui permet à toute organisation d’y participer à la seule condition qu’elle respecte la Charte de principe (une charte, rappelons-le, qui contient une opposition ferme à la mondialisation libérale). Aucun autre engagement n’est exigé, ce qui fait du forum un véritable espace de liberté, d’initiatives.
Les forums offrent aussi un cadre au sein desquels, et à l’occasion desquels, les organisations militant sur les mêmes terrains peuvent se connaître et se réunir pour discuter de leurs campagnes. Où les assemblées des mouvements peuvent préparer un calendrier commun d’action internationale. L’exemple le plus frappant en ce domaine reste l’extraordinaire journée mondiale de mobilisation anti-guerre du 15 février dernier, répondant à un appel lancé en Europe à l’occasion du forum de Florence puis, à l’échelle internationale, à l’occasion du forum de Porto Alegre.
Les éléments qui fondent l’originalité des forums sociaux prennent une importance toute particulière en Inde. En France, depuis une quinzaine d’années, une partie du mouvement syndical, des réseaux associatifs et ONG, des « nouveaux mouvements sociaux » ont appris à travailler ensemble. En Inde, des traditions unitaires se sont aussi affirmées durant la dernière décennie, mais souvent entre organisations de même type (syndicats...) identifiées à des courants politiques concurrents. C’est en préparant le premier Forum social asiatique, en janvier dernier à Hyderabad, que le dialogue s’est véritablement engagé entre des organisations très diverses qui habituellement ne se rencontraient pas. L’« espace de convergence » propre aux forums opère.
Un certain nombre de mouvements indiens restent cependant hors du processus et le feront savoir. Ils voient dans les forums des lieux où l’on se contente de parler (à grands frais !) sans agir. L’expérience du FSM est peu connue en Inde ; il n’est pas toujours facile d’expliquer qu’il ne représente pas seulement un lieu irremplaçable d’échanges collectifs, mais aussi un formidable catalyseur d’actions. On ne peut répondre à cette critique qu’en pratique. Ainsi, durant le prochain FSM, des tentes seront mises à la disposition des réseaux militants et des mouvements, pour favoriser les convergences internationales.
Héritage de Porto Alegre : débats, échanges, initiatives et actions se nourrissent les uns les autres, ce qui contribue à faire des forums sociaux un processus continu, et non une simple succession de conférence, d’événements ponctuels. Mais certains aspects du « modèle brésilien » ont été modifiés dès le développement des forums régionaux.
Le comité d’organisation brésilien (devenu secrétariat international) est composé de huit membres seulement. Il tient son autorité pour une part de l’équilibre constitué en son sein entre mouvement paysan, syndicat, réseau d’ONG, associations, comités. Il y a plus. Le Mouvement des sans terres (MST) et la centrale syndicale CUT ne sont pas seuls sur le terrain ; ils bénéficient cependant d’une autorité peu contestée. Il en va de même, à l’arrière-plan politique, du Parti des travailleurs (PT) qui, sans être la seule formation de gauche, occupe une place particulière.
Concevable au Brésil, au moins pour la période passée, ce modèle « resserré » ne l’est pas ailleurs. Aucun syndicat en France, par exemple, ne pourrait représenter seul le mouvement syndical dans un comité de pilotage des forums. Ce problème de représentativité est démultiplié par le nombre et la variété sans précédent des organisations qui s’investissent dans le processus. On comprend ainsi le rôle joué en Europe par les larges assemblées préparatoires et le caractère ouvert des comités d’organisation.
Un processus ouvert
Le processus indien de préparation du FSM, très « intégratif », ressemble au processus européen du FSE. Je dis bien européen plutôt que national. Avec son milliard d’habitants, ses langues et ses cultures, la complexité de ses structures sociales, ses inégalités de développement, la multiplicité de ses mouvements militants, il faut probablement autant de temps et d’attention pour construire des convergences à l’échelle de l’Inde entière qu’en Europe.
La constellation d’organisations indiennes qui préparent le FSM reflète (bien évidemment) les réalités spécifiques du pays. Ainsi, le vocabulaire militant différentie les « organisations de masses traditionnelles » des « mouvements populaires ». Les premières sont identifiées à la gauche classique, dans une région du monde où le lien entre partis politiques (dont l’éventail des PC), syndicats, associations de femmes, etc., est affiché, contrairement à la tradition française (mais rappelons-nous qu’en Grande-Bretagne, les syndicats financent le Parti travailliste, ce qui est aussi inconcevable en France). Les seconds sont identifiés aux références « gandhiennes » (avec des courants de factures socialiste, anarchiste, libertaire, marxiste...). Les rapports entre ces deux composantes ont été très difficiles. Elles se retrouvent dans une large mesure au sein du forum.
Autre originalité majeure, le rôle joué dans le processus par divers mouvements Dalit (la caste « inférieure », celle des « Intouchables »). Et le rôle, pour l’heure peut-être moins central, des organisations d’Adivasi, ces tribus dont l’existence n’est même pas reconnue dans le système des castes (elles sont, en quelque sorte « hors humanité »). Sans oublier l’intégration, encore inégale, des minorités religieuses (musulmane, chrétienne...). Une question essentielle dans un pays où le parti au pouvoir, le BJP, veut, au prix de véritables massacres, rompre la tradition laïque de l’Etat indien au nom d’un fondamentalisme hindouiste agressif et d’extrême droite.
Réseaux féministes et associatifs, mouvements jeunes, ONG, sont eux aussi très actifs avec, encore une fois, une particularité essentielle : ils reflètent souvent des réalités régionales très différentiées.
Enjeux et défis
Le processus indien du FSM doit faire fasse à bien des défis. Construire des convergences durables entre des mouvements particulièrement diversifiés. Réaliser pour la première fois un forum de cette ampleur sans bénéficier d’aucune aide de la part de municipalités ou de gouvernements. On sait l’importance que ces aides ont représentées à Porto Alegre, et aujourd’hui pour le FSE. A Mumbai, tout se paie, même le moindre terrain. Pas de logements gratuits, même pour les plus démunis. La solidarité financière reste une urgence.
Le forum de Mumbai est une occasion unique de tisser et d’élargir les liens entre mouvements européens, indiens et asiatiques. Or, ces liens sont aujourd’hui plus ténus qu’avec l’Amérique latine, le pourtour méditerranéen ou l’Afrique. L’Asie est le parent pauvre de la solidarité française. Quant aux mouvements indiens, leur horizon géographique se limitait souvent à l’Asie du Sud. Le prochain FSM doit être l’occasion d’amorcer des relations interactives. Voilà qui exige, de la part des Français, une réelle capacité d’écoute (ce n’est pas toujours leur qualité principale). A Mumbai, il n’y aura pas cette proximité « latine » qui facilitait l’identification avec Porto Alegre. Nous rencontrerons en Inde une tradition politique très riche, bien qu’ignorée en France, mais au sein d’un autre ensemble culturel. Ce qui contribue à faire l’intérêt du prochain FSM.
L’enjeu est considérable. Le succès du quatrième Forum social mondial est essentiel pour le que le processus des forums s’internationalise, au-delà du monde occidental.