Au niveau de sa charte politique (approuvée en janvier 2009 lors du Forum Social Mondial de Belèm – Brésil), le CADTM, comme organisation internationale, n’est visiblement pas axé, centré, sur le travail féministe ou le travail spécifique envers les femmes. Cependant, toute son action concernant l’annulation de la dette sous-entend implicitement l’émancipation des femmes. L’annulation de la dette n’est, pour le CADTM, qu’un moyen d’atteindre l’objectif et l’objectif est la libération des êtres humains – femmes et hommes - de toutes les oppressions.
Par contre, la charte politique précise bien clairement que l’égalité que nous revendiquons entre les hommes et les femmes, doit être entendue aussi bien au niveau de la sphère privée (cela inclut toute relation personnelle entre une femme et son compagnon, entre une femme et sa famille, entre une femme et sa communauté) que de la sphère publique (relations de travail, accès aux services publics de qualité, insertion dans la sphère économique, action à tous les niveaux de pouvoir politique).
Pour le CADTM, les femmes doivent se libérer elles-mêmes ; elles doivent pour ce faire construire les organisations qui leur semblent les plus adéquates. Le CADTM collabore particulièrement avec celles qui se placent dans la même ligne politique que lui, c’est-à-dire en privilégiant la mobilisation populaire : la Marche Mondiale des Femmes par exemple.
Extraits de la charte politique
"Pour le CADTM, l’annulation de la dette ne constitue pas une fin en soi. Il s’agit d’une condition nécessaire, mais non suffisante, pour garantir la satisfaction des droits humains. (…) Simultanément à l’annulation de dette, il est indispensable de mettre en pratique d’autres alternatives radicales parmi lesquelles :
– Garantir l’égalité entre les femmes et les hommes dans toutes les sphères de la vie.
D’autres éléments de la Charte portent également de manière plus ou moins explicite sur les droits des femmes :
– Affirmer la supériorité des droits humains sur le droit commercial et imposer aux gouvernements, aux institutions financières internationales et aux entreprises le respect de différents instruments internationaux tels que la Déclaration universelle des droits humains (DUDH, 1948), la Convention sur les droits politique de la femme (1952), le Pacte international sur les Droits économiques sociaux et culturels (PIDESC, 1966), le Pacte international sur les droits civils et politiques (PIDCP, 1966), la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW, 1981), la Déclaration sur le droit au développement (DDD, 1986), la Convention relative aux droits des travailleurs migrants et de leurs familles (1990), la Déclaration sur les défenseurs des droits de l’homme (1998) et la Déclaration sur les droits des peuples autochtones (2007).
– Assurer la souveraineté des peuples sur leur vie et leur avenir, ce qui implique notamment de mettre dans le domaine public les ressources naturelles, les résultats de la Recherche et Développement, les autres biens communs de l’humanité et les secteurs stratégiques de l’économie.
– Sortir du système capitaliste basé sur la recherche du profit privé maximum, la croissance et l’individualisme afin de construire une société où ce sont les nécessités sociales et environnementales qui sont au cœur des choix politiques.
Pour parvenir à ces changements et réaliser l’émancipation sociale, le CADTM International considère que ce sont les peuples eux-mêmes qui devront relever le défi du changement. Ils ne doivent pas être libérés, ils doivent se libérer eux-mêmes. (…) Le renforcement des mouvements sociaux est une priorité pour le CADTM. Il participe, dans une perspective internationaliste, à la construction d’un large mouvement populaire, conscient, critique et mobilisé. Convaincu de la nécessité de faire converger les luttes émancipatrices, le CADTM International soutient toutes les organisations et coalitions qui agissent pour l’égalité, la justice sociale, la préservation de la nature et la paix."
Autrement dit, dans la logique où les peuples doivent se libérer eux-mêmes, les femmes doivent se libérer elles-mêmes elles aussi. D’où l’importance des mouvements et organisations féministes autonomes pour maintenir fermement cette revendication à l’ordre du jour. Cela ne doit pas les empêcher de converger avec d’autres mouvements sociaux comme le CADTM pour faire avancer les choses.
La Charte de fonctionnement comporte des aspects un peu plus concrets de cette égalité recherchée à l’intérieur du réseau entre les femmes et les hommes, mais tout cela peut être amélioré lors des prochaines assemblées mondiales du CADTM.
"11 - Pratique au sein de l’organisation de la parité entre les femmes et les hommes et agit dans la société pour que l’égalité devienne réalité. Les organisations membres du réseau agissent consciemment en leur sein et dans la société pour mettre fin à toute forme d’oppression des femmes.
15 - L’exclusion d’un membre du réseau international est décidée en assemblée mondiale en cas de violation de la charte politique, en cas de comportement raciste, sexiste ou de toute autre attitude ou action en contradiction avec l’esprit de cette charte."
Le CADTM se considère féministe même si comme le signale Jules Falquet : « ces mouvements mixtes où participent quantité de femmes et de féministes, pour progressistes qu’ils se déclarent, reproduisent souvent une division sexuelle du travail, des modèles familiaux et des ‘identités culturelles’ plutôt traditionnels du point de vue des rapports sociaux de sexe. (…) Ces mouvements n’ont guère présenté de projets précis pour transformer les rapports sociaux de sexe » [1].
Si, être féministe, c’est prendre conscience de l’oppression du patriarcat quel que soit le sexe auquel on appartient, en tant que victime ou en tant que témoin solidaire, et, ayant pris conscience que c’est un système, vouloir le détruire pour permettre l’émancipation (la libération) des femmes, alors le CADTM est féministe.
Une conscience féministe, des textes de fonctionnement, oui, mais dans la pratique ?
Dans le milieu altermondialiste et donc au CADTM, comme ailleurs, les hommes sont souvent plus connus à l’extérieur de leur organisation ; ils écrivent davantage, sont donc davantage appelés à représenter leur organisation grâce à ces écrits notamment, sont donc plus connus dans les médias (interviews, etc.) et à l’extérieur en général, et la boucle recommence. Le CADTM est bien conscient de cette spirale et tente d’y remédier de façon volontariste en incitant les femmes membres du réseau et de l’équipe permanente du secrétariat international, à se faire connaître en écrivant, en prenant la parole lors de moments forts, en répondant directement aux questions de la presse sans passer par les collègues masculins. Le CADTM favorise leur rôle de représentation du CADTM lors de réunions de fonctionnement avec des partenaires extérieurs mais aussi lors de grands événements internationaux de type « Forum Social Mondial ».
Au niveau du secrétariat international, les femmes de l’équipe assurent des responsabilités importantes : le secrétariat général, la publication de la revue du CADTM, le site web, le fonctionnement du groupes internes comme le groupe « Droit », la responsabilité d’interventions spécifiques (travail pour les sans papiers, travail de mémoire anti-coloniale, travail dans la Marche Mondiale des Femmes, etc.).
Il n’est pas facile d’évoluer aussi rapidement dans ce domaine qu’on le voudrait 1) du fait des la pression patriarcale extérieure : par exemple, des journalistes ne veulent parler qu’à des hommes connus, des personnes interpellent des responsables et n’acceptent pas que des femmes se présentent comme responsables ; 2) mais aussi, et c’est le plus dur à changer, du sentiment d’infériorité et d’incapacité que ressentent beaucoup, trop de femmes.
Dans l’autre sens, le travail qui commence à se réaliser de façon plus collective sur l’intervention féministe du CADTM, implique que les discussions internes à ce sujet, le travail avec le module pédagogique, les formations à l’extérieur sur le sujet du féminisme, soient pris en charge par les collègues masculins des équipes CADTM, où que ce soit dans le monde. Nous tentons d’éviter que ce soit toujours et uniquement « Madame Féminisme » qui intervienne sur cette thématique essentielle.
Enfin, toujours dans un sens volontariste, nous essayons de réaliser des « binômes » entre femmes du Nord et Femmes du Sud au sein du réseau de manière à mettre en valeur les expériences, les connaissances des unes et des autres. Par exemple, l’expérience d’Emilie Atchaka du CADD Bénin (membre du réseau CADTM) en matière de micro-crédit géré par les femmes pour assurer l’autonomisation des femmes.
Au niveau des différents membres du réseau CADTM, la situation est très différente d’un pays à l’autre. Certaines associations se sont créées sur la base générale du combat pour l’annulation de la dette du Tiers Monde (CADTM Belgique) ; d’autres existaient déjà comme association de femmes (le CADD au Bénin ; le Collectivo feminista en Equateur) avant de s’arrimer au réseau pour l’annulation de la dette. Cela signifie que la prise en compte de l’optique féministe et/ou de genre est très variable selon les associations membres du CADTM.
Mais d’une façon générale, il faut bien mettre un bémol au féminisme annoncé des membres du réseau international CADTM.
On peut certainement affirmer que, au niveau international, nous cumulons les quatre angles d’approche analysés par l’ONG belge Le Monde selon les femmes [2] :
1. on s’occupe de l’approche « genre » si et quand c’est possible (la problématique est marginalisée) ;
2. on s’en occupe comme d’un point particulier traité par une personne ou un groupe « spécialisé » (la problématique est traitée mais pas intégrée à l’ensemble du travail et de l’équipe) ;
3. l’inégalité de genre est une inégalité parmi d’autres (la problématique est diluée) ;
4. et enfin, la problématique du genre est inscrite dans les fondamentaux de la politique de l’ONG (le danger est d’ajourner sans cesse la mise en œuvre de cette approche, vu « l’ampleur de la tâche »).
Quoi qu’il en soit, la prise de conscience de l’oppression patriarcale au sein d’une organisation est le point de départ de tous les progrès qu’elle peut effectuer en ce domaine, que ce soit en son sein ou dans les actions qu’elle mène vers l’extérieur.
Au niveau des individus qui composent le CADTM, les choses sont aussi compliquées et reflètent tous les comportements contradictoires qui traversent les sociétés du Nord et du Sud.
Du côté des femmes du Nord, la dimension féministe est assez fortement accentuée malgré que les luttes féministes – en tant que telles - ne soient plus à l’ordre du jour depuis la vague de néo-libéralisme des années 1980 et que les revendications s’instaurent davantage au niveau des institutions que de la rue. Même les jeunes femmes qui n’ont pas connu les luttes spécifiquement féministes de la rue (licenciements des femmes, droit à l’avortement, etc.), sont conscientes que le féminisme est une part très importante de l’émancipation. Elles perçoivent que les crises qui se succèdent, constituent autant de risques de rogner les droits qui ont été acquis par la lutte.
Du côté des femmes du Sud, nombre de membres du CADTM international, sont des organisations féministes ou se sont constitués sous l’impulsion ou la pression d’organisations féministes. Ces organisations, au-delà du travail spécifique envers les femmes, ont donc une vision politique large et solide de ce que doit être l’émancipation des femmes … et des moyens d’y parvenir.
Un séminaire réalisé en juin 1998, à Amsterdam, « Synergies contre la violence à l’égard des femmes » avait déjà démontré cet état de choses. Il avait mis en exergue l’immensité du défi auquel ceux qui agissent dans la perspective de cette émancipation, sont confrontés. Il avait été l’occasion aussi de rendre compte du courage et de la détermination de toutes ces femmes qui luttent pour un changement fondamental de société. [3]
Du côté des hommes du Nord et du Sud, le discours est résolument féministe mais des fissures peuvent apparaître qui reflètent la difficulté de s’écarter du modèle culturel et social dominant. Un exemple significatif : lors d’une discussion informelle entre plusieurs membres du réseau CADTM, deux femmes du Nord affichent leur opposition aux mutilations génitales. Un homme du Sud et un homme du Nord se coalisent pour les prendre à partie en soulignant qu’elles ne comprennent pas la situation de leurs sœurs du Sud, qu’elles les entraînent - avec des idées occidentales inadaptées - vers un enfer de solitude sociale, d’exclusion, etc. Cet exemple révèle que la tâche est complexe et que les alliances ne se font pas nécessairement dans ce cas selon l’axe Nord/Sud mais selon l’axe homme/femme.
Bref, au CADTM, comme partout ailleurs, il y a du travail à faire. Ne pas se le cacher, est déjà une manière d’avancer. Tous les mouvements sociaux qui composent l’altermondialisme, devraient réaliser ce même travail d’introspection de façon à construire et/ou consolider l’alternative féministe.
Denise Comanne