Le masculinisme
Selon Michèle Le Doeuff [2] qui a créé le terme, le masculinisme fait référence à tout discours, toute pensée centrés sur les seuls hommes et leurs seuls intérêts. Cette idéologie, en fait très ancienne, puisque l’on peut affirmer que tout patriarcat est masculiniste, a pris, au cours des dernières décennies, la forme d’une mouvance d’une radicalité extrême dont l’objectif non avoué, mais évident, est d’entraver la liberté des femmes.
Peut-on mettre sur le même pied masculinisme et féminisme ?
Non, dans la mesure où le féminisme est une attitude progressiste qui fait avancer des droits égaux pour tous, hommes et femmes, et qui vise au plein épanouissement de tous les êtres humains alors que les masculinistes adoptent une position de régression qui retire, nie des droits aux femmes qu’ils ne considèrent d’ailleurs pas comme leurs égales. En fait, le groupe le plus privilégié de notre société patriarcale prétend être gravement lésé et s’exprime dans ce sens depuis une quarantaine d’années. Ces hommes dénoncent le plus souvent le féminisme comme la cause première de leur mal-être et souhaitent ouvertement un retour en arrière.
Une autre différence fondamentale est que le féminisme se place sur le plan d’une réflexion constructive sur les problèmes de société : il propose des changements pour une amélioration globale de la société, y intégrant même des questions relevant de l’environnement (on parle d’éco-féminisme [3]), tandis que les masculinistes ne se sont pas intéressés aux raisons profondes expliquant l’augmentation des divorces, ont très rarement abordé la notion de violence intra-familiale, celle de domination masculine ou encore celle de travail parental.
D’où vient le masculinisme ?
Dans les années 1950, lorsque le divorce s’est développé aux États-Unis, un nombre croissant d’hommes divorcés se sont alors trouvés dans l’obligation de payer des pensions alimentaires à leurs ex-femmes et une part contributive à l’éducation des enfants. Dans les années 1970-80, la rhétorique a sensiblement changé d’allure. Il n’était plus question seulement d’argent, un argument qui ne rendait pas leur cause très sympathique, mais du chagrin de ne plus voir suffisamment leurs enfants. C’est en médiatisant cette souffrance que les groupes de pères ont réussi à s’attirer la sympathie de la société (les films Kramer contre Kramer, par exemple, et Madame Doubtfire).
Que sont-ils ?
Les masculinistes forment des groupes plus ou moins originaux, plus ou moins provocateurs. Cela va de certaines personnalités qui affichent « content d’être un gars » (Yves Pageau, animateur du site Internet garscontent.com, qui regorge d’injures à l’encontre des féministes et des juges), « Homme et fier de l’être » (Yvon Dallaire qui se définit comme psychologue, sexologue, auteur et conférencier) à ceux qui, aux États-Unis, passent entre hommes des week-ends à 300 dollars afin de réveiller le « sauvage endormi » (douche à l’eau froide, pas de rasage, etc.) ou promeuvent et revendiquent les valeurs patriarcales de chef de famille, de protecteur et de père (les évangélistes « Promise keepers »).
Le problème est que ce phénomène a un retentissement de plus en plus important au-delà de la sphère d’influence de ces associations. L’apitoiement sur la condition paternelle/masculine est devenu un thème classique de la presse depuis quelques années. Dans de nombreux médias, au cinéma, chez de nombreux auteurs, sociologues, philosophes, on retrouve cette même compassion à l’égard des hommes, des pères, et surtout des pères divorcés. C’est au point où des organismes publics relevant de la Région bruxelloise ont soutenu et subsidié dans le cadre de la politique de l’égalité des chances à Bruxelles en octobre 2008 un congrès international « Paroles d’Hommes » de la mouvance « masculiniste ». Cette activité a donné une tribune à des individus qui remettaient explicitement en question les droits durement acquis des femmes et niaient ou relativisaient l’existence même de leur oppression !
Cet apitoiement généralisé pourrait être intéressant et constructif : il pourrait en effet permettre d’entamer une réflexion sur le meilleur moyen d’aider à la fois les hommes et les femmes. L’ennui, c’est que sous le masque larmoyant qu’ils présentent à la société, les masculinistes cachent un programme réactionnaire redoutable pour les droits fondamentaux des femmes.
Que veulent-ils ?
Au-delà de la contestation des dispositions post-divorce relatives aux enfants et à l’argent, il y a beaucoup plus grave. Le masculinisme nie les violences domestiques, il en conteste les statistiques et/ou affirme que les hommes en seraient au moins aussi victimes que les femmes. Ainsi, le site Internet du mouvement de la condition paternelle (www.interpc.fr) ose titrer l’un de ses articles : « Les violences conjugales : une réalité largement maquillée », et explique : « Lorsqu’il vous est annoncé des chiffres importants de violences conjugales, chacun trouve cela scandaleux et prend effectivement parti contre ces violences. Toute l’astuce de la propagande relève donc de ces chiffres. Or, dans les chiffres des violences conjugales, contrairement à ce que tout le monde imagine, il ne s’agit pas que de coups et blessures, mais aussi de tout ce que certaines femmes CONSIDERENT COMME VIOLENCE : simples désaccords conjugaux sans aucun acte physique ou virulence verbale, déceptions amoureuses, contrariétés en tous genres, simple non du mari à une dépense ou bien à une demande extravagante, simple refus, « violences » dites psychologiques, enfin tout ce qu’une femme peut ressentir comme une violence de près ou de loin parfois même de très loin... ». Nous, sans minimiser du tout la portée de la violence psychologique à l’égard des femmes, nous parlons de sévices graves allant jusqu’au meurtre de femmes. On trouve aussi dans les grands médias des exemples extrêmes de cette négation des violences domestiques à l’égard des femmes : Libération, le 21 mai 1993, a titré « Une famille se suicide » pour rendre compte du fait qu’un homme avait tué sa femme et ses enfants, puis s’était donné la mort.
Autre aspect grave des masculinistes : leur contestation du droit à l’avortement et à la contraception. Ils réclament le droit d’avoir un pouvoir de co-décision sur la poursuite ou non d’une grossesse, sur la décision d’avoir ou non des enfants (c’est-à-dire sur la liberté, pour une femme, de décider ou non d’avoir une contraception). Cet aspect de leur discours n’est pas toujours très aisé à déceler et c’est pourtant le plus dangereux. Le droit à la conception et à l’avortement est réellement un acquis des luttes féministes dans les pays du Nord industrialisé : c’est la femme qui porte l’enfant et qui a tous les risques de devoir s’en occuper, quoi qu’il advienne (vie quotidienne traditionnelle, handicap de l’enfant, départ du père, etc.). C’est donc elle qui, en dernière instance, doit garder le pouvoir de décision de ce qu’elle va faire avec son corps.
Dans leurs objectifs également, la remise en cause du droit au divorce. Beaucoup d’hommes et de pères expriment ouvertement cette idée : pour eux, le divorce est une catastrophe puisqu’ils se retrouvent du jour au lendemain à devoir assumer seuls des tâches domestiques et parentales qu’ils négligeaient jusque-là et à payer pension alimentaire et prestation compensatoire.
Que font-ils ? avec quels résultats ?
Les masculinistes utilisent de nombreuses stratégies pour faire passer leur message et atteindre leurs objectifs : réseautage sur Internet, lobbying auprès des organes législatifs (multiplier les antennes associatives locales, harceler les députés de visites, courriers et courriels, etc.), noyautage d’instances para-judiciaires (les lieux de médiation familiale par exemple), médiatisation extrême, intimidations, menaces (Patric Jean, le réalisateur du film documentaire La domination masculine, n’a pas osé se rendre au Québec suite aux menaces proférées par les masculinistes de cette région), violences (attaques des centres d’interruption volontaire de grossesse par exemple) et calomnies.
Tout cet arsenal a déjà des conséquences directes et néfastes pour les femmes. Les réformes du Code civil votées en moins de deux décennies en France (1987-2002) vont dans le sens souhaité par les groupes de pères. Exemple : en février 2002, la loi relative à l’autorité parentale est un véritable piège pour les femmes. En instaurant le régime de la résidence alternée autoritaire des enfants en cas de séparation des parents, le législateur condamne les femmes, d’une part, à renoncer à toute mutation/promotion professionnelle ou simplement offre d’emploi ailleurs que dans le lieu de résidence de l’enfant ; d’autre part, à rester à la merci d’un conjoint violent.
Le verdict du tribunal correctionnel de Dunkerque, rendu le 26 juillet 2007, laisse pantois. Une femme, victime de violences domestiques, s’était réfugiée auprès de l’association SEDIRE avec ses enfants, à l’insu de son mari. Elle a été condamnée à trois mois de prison avec sursis et à des amendes au profit de son époux. L’association a été relaxée cette fois-ci mais, à l’avenir, toute militante qui prendra l’initiative de venir en aide à une victime de violences et à ses enfants, sera passible de poursuites. En effet, le Tribunal a bien précisé que l’association ne peut être poursuivie pour des faits antérieurs à janvier 2006, ce qui a pour conséquence directe que de mêmes faits postérieurs à janvier 2006 peuvent être poursuivis... Une telle décision met en difficulté toutes les femmes et toutes les associations.
Des luttes au Nord
De toute évidence, certains hommes ont du mal à se situer face à l’émancipation des femmes. Ils traversent une crise d’identité que d’aucuns voudraient résoudre à grands coups de « valeurs viriles ».
Il ne suffit plus de parler de vigilance pour les féministes : il faudra réapprendre à lutter. En effet, sans tomber dans la paranoïa, il faut avoir en tête que ces groupes entrent en phase avec des mouvements de pensée et d’action puissants. De justesse, l’Union européenne n’a pas été qualifiée de « chrétienne » dans sa « Constitution » mais ceux qui prônaient ce statut pour l’UE sont à l’œuvre dans les sphères du pouvoir. Ils sont aidés en cela par l’entrée dans l’UE de pays aux accents rétrogrades comme la Pologne.
Le terrain religieux reste un terrain d’élection pour ramener les femmes aux « valeurs » ancestrales de la soumission et du rôle domestique. Les masculinistes baignent volontiers dans les remugles nauséabonds de l’intégrisme religieux. En Belgique, les femmes vont devoir se serrer les coudes : Monseigneur Léonard, un évêque conservateur réactionnaire, a été choisi par le pape pour diriger l’Église de Belgique. Ce pape installe ses pions : prudence !
D’autres mouvances de type raciste et néo-fasciste effectuent également une symbiose avec le mouvement masculiniste. John Bellicini, un « entraîneur » masculiniste qui se qualifie volontiers de nazi et de raciste, déclare au Spiegel : « Les hommes ne doivent plus avoir honte de leur sexe. Ils ont perdu toute confiance en eux-mêmes en recherchant une mère dans chaque femme. Il faut accepter le diable misogyne qui vit en chacun de nous et non le combattre. Le mari doit s’affirmer comme le boss et remplir ses devoirs pour pouvoir s’épanouir. La femme, elle, a besoin de sécurité affective. Mais il faut faire attention, c’est une erreur monstrueuse de croire que la femme est un être bon ... La plus grosse blague de l’histoire humaine » [Cité dans Dimanchematin, 8 novembre 1992]].
Garder le Nord pour gagner le Sud
Le féminisme n’a pas de frontières. Se battre pour les acquis des femmes dans une partie du monde, c’est se battre pour le statut des femmes dans le monde entier. Si le dernier siècle a permis certaines avancées, il faut se rendre compte qu’au niveau planétaire, le patriarcat est et reste virulent. Je ne prendrai qu’un exemple : la disparition des fœtus féminins en Inde et les conséquences, pour les Indiennes en général, de cette sélection prénatale à l’examen échographique. Le quotidien Le Soir du 23 février 2010 titre « Des millions d’Indiens en manque de femmes ». Les données brutes : « Chaque jour, en Inde, 1 000 à 4 000 futures femmes seraient rayées de la carte » ; « Pour 1 000 garçons, le ratio est à moins de 800 filles contre 962 en 1981 ». Première remarque : on aborde la question sous l’angle du déficit, du problème pour les hommes et non sous l’angle des millions des fœtus féminins avortés, des « missing women ».
Deuxième remarque : les parents qui préfèrent les fœtus masculins sont simplement « victimes d’une obsession », « le grand coupable ? Les mentalités ». Pas d’analyse du patriarcat, pas d’analyse du capitalisme qui renforce le choix des classes pauvres et moyennes de pénaliser les filles en raison de leur « coût » (elles coûtent en quelque sorte deux fois : un « entretien » au moment de leur enfance et de leur adolescence et une dot à donner au mari). Les femmes indiennes qui ont survécu sont-elles pour autant devenues plus précieuses aux yeux des hommes ? Non : selon l’organisation Vatsalya, « ces femmes sont traitées comme des machines à produire des bébés et à satisfaire des besoins sexuels ». L’Association des femmes démocratiques de l’Inde observe un regain de rigidité patriarcale. Pour protéger la virginité tant convoitée, la femme serait très contrôlée et mariée plus jeune. Enlèvements, viols et trafics de femmes sont les corollaires de cette situation.
Quoi qu’en pensent les masculinistes, les femmes doivent retrousser leurs manches…
Denise Comanne