Il faut tout d’abord écarter l’idée que le développement est quelque chose de progressiste en soi. Si, comme le dit Jules Falquet [1], « le terme ‘développement’ est un raccourci ou un euphémisme pour parler de l’organisation de la production, du commerce et de la consommation », on se rend compte les partis et gouvernements de droite, de gauche, du centre, les diverses institutions qu’ils composent, bref tout l’éventail politique, peuvent « faire du développement » en prônant tout et son contraire. Les orientations du développement dépendent donc des rapports de forces entre différents secteurs qui ont des intérêts contradictoires. Des contradictions qui jouent au niveau des relations capital/travail, au niveau des rapports Est/Ouest et Nord/Sud (colonialisme et impérialisme) et au niveau des rapports sociaux de sexe et de la division sexuelle du travail.
Il ne faut donc pas s’étonner que le FMI et la Banque mondiale en imposant des plans d’ajustement structurel, appliquent leur vision du développement, leur vision de la production, leur vision du commerce, leur vision de la consommation.
La définition « orthodoxe » du développement que ces institutions véhiculent correspond à la croissance du PNB. [2] Rappelons que l’immense travail non rémunéré des femmes n’est pas intégré au calcul du PNB. Une grande partie des femmes dans le monde, et particulièrement dans les pays du Tiers Monde, se situent donc d’entrée de jeu hors sujet du développement. Cette définition du développement colle d’ailleurs parfaitement avec les conditions externes indispensables pour la reproduction du capitalisme : la partie non rémunérée du travail des femmes (travail ménager, entretien de la maison, soins et éducation des enfants, production des aliments dans les potagers, transport de l’eau et du bois de cuisson, etc.) qui assure la reproduction de la force de travail nécessaire sans que son coût ne soit à charge du capitalisme, d’une part, et le pillage des matières premières et cultures commerciales du Tiers Monde sans prendre en compte le coût écologique et le coût humain où, encore une fois les femmes sont les grandes perdantes, d’autre part.
Ce qui permet à Maria Mies de dire que « Les femmes, la nature et les peuples et pays étrangers sont les colonies de l’Homme blanc. Sans leur colonisation, c’est-à-dire, la subordination dans le but d’une appropriation prédatrice (exploitation), la fameuse civilisation occidentale n’existerait pas » [3].
Que faire des femmes dans la mondialisation ?
Les institutions de Bretton Woods, bien ancrées dans le système capitaliste, que ce soit les institutions « gentilles » comme l’ONU et ses agences ou « méchantes » comme le FMI et la Banque mondiale, ont malgré tout un problème avec les femmes. Selon l’analyse de Robert Biel [4], si le système choisit de laisser les femmes en marge de la mondialisation (des mécanismes effrénés de production et de marché), il respecte la vision normative de la sphère privée à laquelle séculairement les femmes sont confinées, mais ce choix comporte une facette négative : le système accuse une baisse du potentiel d’exploitation et donc, une baisse du profit. D’un autre côté, si les femmes sont trop exploitées par et dans leur insertion au marché, on risque de voir s’effondrer le système global sur lequel reposent les piliers du patriarcat.
A certaines époques et à certains endroits, l’Etat est intervenu de manière à sacrifier le profit à court terme pour maintenir le profit à long terme. Cette fonction de l’Etat s’est diluée au cours des vingt-cinq dernières années avec son ralliement aux politiques néo-libérales. Le rôle de l’Etat a été significatif en effet partout pour aider les entreprises à réaliser leurs objectifs : la flexibilité, la baisse du coût salarial.
Que s’est-il passé au niveau international ? Il semblerait que la Banque mondiale s’essaie à jouer ce rôle notamment en s’appuyant sur la notion d’empowerment des femmes (donner du pouvoir, ce qui peut se comprendre dans le contexte capitaliste, par « développer afin d’exploiter ») qui consiste dans les faits à limiter quelque peu l’exploitation actuelle dans l’intérêt de l’exploitation future. L’empowerment dont se gargarisent les institutions onusiennes et multilatérales (ainsi malheureusement qu’un grand nombre d’ONG) se greffe en effet sur des relations inchangées où le travail des femmes n’a pas été modernisé et où l’exploitation prédominante se situe encore en dehors de la sphère monétarisée officielle.
Il s’agit donc d’assurer la permanence de l’exploitation dans un contexte où l’oppression et l’exploitation des femmes génèrent une résistance des femmes qui peut s’avérer très dangereuse pour l’ensemble du système. Il faut donc fournir un débouché sûr à cette protestation notamment en la cooptant.
Et à ce niveau-là, les initiatives sont nombreuses : il y a une opération de grande envergure de récupération de tout ce qui peut être subversif dans la lutte des femmes, de ce qui a constitué un modèle de développement féministe véritablement porteur de transformation.
Comment « donner du pouvoir » permet de mieux soumettre
Cela a évidemment rapport avec l’évolution profonde des rapports politiques et sociaux, indépendamment même de la lutte féministe mais bien sûr avec une incidence profonde sur celle-ci.
Une des déclarations les plus progressistes de l’ONU en ce qui concerne les femmes est la déclaration de Mexico et le plan d’action qui en découlait : elle date de 1976 et s’inscrit donc encore dans le cadre de la promotion du Nouvel Ordre Economique international (NOEI) consécutif à Bandoeng, à la création du mouvement des non-alignés, à l’époque des luttes d’émancipation des peuples. On y considère par exemple qu’un des principaux moyens d’intégrer les femmes au processus de développement passe par l’industrialisation. A cette époque, l’émancipation politique, économique et sociale des femmes se conçoit de manière intégrée avec l’émancipation des peuples et les luttes de libération nationales.
Depuis lors, la revendication de l’émancipation des femmes n’est plus liée à une revendication de changement des rapports de force. L’empowerment de l’ONU et de la Banque mondiale, comme augmentation du pouvoir d’action, se situe dans la logique du marché omnipotent et de la citoyenneté : il s’agit d’une capacité individuelle de se prendre en charge. C’est donc une rupture profonde avec la lutte des femmes pour des changements systémiques. Ceci force également une réflexion sur la citoyenneté en général - l’expression tient le haut du pavé en ce moment - qui, si elle a ceci de bon qu’elle renvoie chaque individu à la nécessité d’agir, fait l’impasse sur le mode d’organisation des citoyens et sur la nécessité des luttes collectives pour faire triompher leurs revendications.
La bonne gouvernance mondiale de l’ONU constitue en fait une « savante neutralisation des mouvements sociaux » [5]. Elle s’est posée en alliée des femmes [6] pour imposer, avec d’autres organisations internationales, un « développement » consensuel qui est en réalité diamétralement opposé tant aux intérêts des femmes qu’aux analyses radicalement transformatrices du féminisme. Je distingue en effet ces deux aspects : même sans envisager l’émancipation totale des femmes (que l’on pourrait définir simplement par l’absence de toute domination culturelle, sociale, économique et politique), certaines organisations se concentrent sur des acquis partiels pour les femmes. Malheureusement, même à ce niveau, les indicateurs de la condition des femmes dans le monde, loin de s’améliorer globalement, accusent des régressions dramatiques par l’application généralisée des politiques néo-libérales.
De « décennie de la femme » (1975 - 1985) en conférences mondiales (Mexico, Copenhague, Nairobi, Pekin), l’ONU est toutefois parvenue à tisser un système d’espaces internationaux de débat et de participation qui a une influence croissante sur le mouvement des femmes et la réflexion féministe. Pour certaines féministes du Nord et du Sud, il s’agit d’une victoire puisque la perspective de genre a été introduite jusque dans l’agenda de l’ONU. Cette évolution s’est accompagnée un peu partout dans le monde de la création de ministères et de secrétariats d’Etat féminins, de changements législatifs, de budgets importants pour promouvoir l’équité du genre.
L’offensive est telle qu’elle force la réflexion des mouvements féministes notamment d’Amérique latine et de la Caraïbe. Le mouvements féministe semble devenu un vaste champ d’ONG professionnalisées avec des conséquences pour le moins perverses :
— l’inflation de financements internationaux entraîne une lutte des organisations de femmes pour leur accès et une concentration du pouvoir aux ONG qui ont obtenu cet accès ;
— l’agenda, les priorités sont déterminés non par les femmes mais par les instances de l’ONU ;
— la professionnalisation se réalise au détriment de la militance, ce qui entraîne une marginalisation de la composante utopiste ou radicale du mouvement ;
— l’ancrage local se perd : les réunions internationales consomment toute l’énergie au détriment du travail quotidien sur le terrain ;
— la proposition féministe globale se parcellise en thèmes fragmentés et déconnectés qui répondent à l’urgence au lieu de transformer le système ;
— une « élite » féministe formée d’expertes en genre aux conférences internationales s’éloigne des femmes du commun.
Les ONG deviennent sous traitantes de l’ONU qui, elle, profite des potentialités des femmes et neutralise les voix critiques du mouvement féministe : traiter avec des « partenaires », avec la « société civile » est moins menaçant que traiter avec des mouvements sociaux.
Bref, on assiste à une dépolitisation du mouvement, à sa perte d’autonomie d’où, une perte de radicalité et de potentialité transformatrice. Il est très important d’acter que ces dangers, ces risques ne concernent pas uniquement le mouvement féministe mais valent pour la majorité des mouvements sociaux.
Le développement passe à la trappe : vive la lutte contre la pauvreté !
A partir du moment où la dimension du développement en tant que projet national de modernisation a disparu, à partir au moment aussi où beaucoup d’organisations de femmes ont abandonné un projet global de transformation, le développement social s’est dissout dans la lutte contre la pauvreté.
Dans les décennies précédentes, la pauvreté a été traitée comme un déficit de developpement, autrement dit comme un problème économique, social et politique. Depuis peu, on focalise l’attention de l’opinion et des décideurs publics sur la pauvreté des femmes : cette association pauvreté/femmes permet d’éviter de parler des facteurs macro-économiques. La pauvreté devient alors un problème moral, culturel, un problème de discrimination. Pour résoudre le problème sous cet angle, il n’est alors plus question d’un programme global d’intégration des femmes à la sphère salariale, d’augmentation des salaires, d’accès à la sécurité sociale. Il suffit de mettre en place des projets sociaux « anti-discriminatoires ». Et, encore mieux, des projets sociaux qui soient pris en charge par les femmes elles-mêmes. Cette stratégie suit la logique imperturbable du désengagement de l’Etat : « L’Etat social est remplacé par les mères sociales » comme le dit en une formule frappante Francine Mestrum. [7] La lutte des femmes dans leur globalité pour la distribution des ressources disponibles est remplacée par le droit d’une minorité d’entre elles à les produire elles-mêmes.
Il n’est pas ici question de nier la pauvreté écrasante des femmes dans le monde. En effet, dans la réalité, le quotidien des femmes empire de manière dramatique sous les effets de la mondialisation capitaliste. Mais les solutions proposées sont à manipuler avec des pincettes.
Deux thèmes permettent de considérer assez finement les enjeux au niveau du développement « conception néo-libérale » et de l’instrumentalisation des femmes qu’il met en place : la lutte contre la pauvreté et le micro-crédit.
Concernant la lutte contre la pauvreté, il est essentiel de lire la contribution de Francine mestrum, « De l’utilité des femmes pauvres dans le nouvel ordre mondial » [8]. Elle commence par faire le lien entre une conférence de l’ONU en 1946 où il apparaît que l’égalité n’est pas réclamée pour les femmes en tant que telles [9] mais parce que cette égalité sert l’intérêt commun (les droits qui leur seront attribués sont immédiatement mis au service de l’humanité) et la lutte contre la pauvreté actuelle qui se place dans le même contexte : faire progresser les femmes fait progresser l’humanité. Il faut vraiment insister sur ce distinguo : les hommes ont des droits, point ; les femmes ont des droits parce qu’elles servent à quelque chose.
Le droit au développement n’est plus un droit maintenant : il se mérite. Il y a donc des pauvres qui méritent le développement (la lutte contre leur pauvreté) et d’autres pas. On ciblera donc les pauvres qui se responsabilisent (comme citoyens), qui participent à leur auto-assistance, non pas donc les plus pauvres mais ceux dont l’intérêt privé coïncide avec l’intérêt commun. Et là, les femmes (les femmes pauvres) sont championnes : on attend d’elles (et on sait) qu’elles produisent des biens publics qui profitent à l’ensemble de la société. En effet, « la femme pauvre a la particularité d’intérioriser tout ce qui l’entoure, sa famille, sa communauté, son environnement naturel. (...) Elles identifient leur intérêt privé à l’intérêt de la famille et de la communauté et elles servent donc automatiquement et spontanément l’intérêt commun. » [10]
Il s’agit donc, dans le cadre de la mondialisation capitaliste, d’éliminer les discriminations à l’égard des femmes, de stopper la sous-utilisation de ces ressources humaines, de produire un environnement favorable à leur émergence dans la sphère économique (autrement dit, la sphère publique). Mais, dans le même temps, il est crucial pour le système capitaliste de préserver les normes culturelles, les traditions sociales qui permettent, dès que cela devient nécessaire, de les renvoyer à la sphère privée. Le socle patriarcal doit subsister de manière à ce que les femmes continuent d’accepter « par obligation sociale » le rôle qui leur y est dévolu.
Tout en permettant aux femmes (pauvres) de participer au marché (empowerment), les mesures préconisées à cet effet n’allègent en rien la charge de leur travail domestique. Que du contraire, leurs responsabilités à ce niveau augmentent puisque le désengagement de l’Etat des services publics, le recouvrement des coûts par la participation des « citoyens » (dans les domaines de la santé et de l’éducation notamment) constituent les autres mesures de l’ajustement structurel dans lequel se greffe cet empowerment. Francine Mestrum est très claire à ce sujet : « Si les familles pauvres méritent un appui, c’est d’ailleurs précisément pour éviter que des responsabilités familiales soient transférées aux institutions collectives et nationales ». [11]
La valeur du travail domestique des femmes reste donc une valeur intrinsèque, même si elle devient virtuelle dans certains cas, qui souligne la prévalence de la fonction reproductive (sphère privée) sur la fonction productive (sphère publique).
Cela entraîne une ambiguïté et un parcours d’équilibriste constants de la part de institutions internationales : concilier l’empowerment avec le rôle séculaire des femmes (concentré sur la maternité biologique) n’est pas une mince affaire. A tout moment en effet, la maternité biologique peut entrer en conflit avec la stratégie d’empowerment prônée par les institutions internationales. Par exemple, l’intérêt privé des femmes pauvres - avoir beaucoup d’enfants - pose le problème de la croissance démographique que les institutions prétendent freiner à tout prix. Cependant, celles-ci ne veulent en aucun cas généraliser et améliorer des politiques de sécurité sociale qui seraient les seules mesures aptes à bloquer la croissance démographique et seules mesures collectives capables de donner un véritable pouvoir aux femmes.
Autre exemple, il est reconnu les femmes chefs de ménage se retrouvent bien souvent dans une meilleure situation socio-économique que des ménages mixtes. Cela pourrait constituer d’une certaine façon un tremplin à l’empowerment des femmes mais c’est là une voie dangereuse car cela risque de remettre en cause la famille comme cellule de base de la société (avec le rôle mineur des femmes qui y est attribué) en intégrant de plus en plus les femmes aux concepts qui représentaient le « développement » dans le passé : le salariat, des politiques sociales pour les petits enfants, la sécurité sociale, etc.
Les mères pauvres de familles nombreuses, les mères célibataires sont donc rétrogradées à la catégorie des pauvres non méritants : elles cessent de servir l’intérêt commun.
Micro is beautifull
Une autre stratégie est promue dans le même sens par les institutions internationales : les micros-projets et micro-entreprises soutenus par les micro-crédits [12].
Il ne faut pas perdre de vue que cette « solution » est proposée dans le contexte des plans d’ajustement structurel où les pauvres, et les femmes pauvres surtout, ont besoin de ressources monétaires pour accomplir leur rôle social. Exemple, une maman pouvait conduire ses enfants malades à l’hôpital ou au centre de santé et recevoir des soins gratuitement. A l’heure de l’ajustement structurel, les budgets sociaux des Etats ont été laminés et l’idéologie libérale a imposé la participation des patients au coût des soins (le recouvrement des coûts). Les femmes rendues pauvres par l’ajustement structurel, confrontées à leur obligation sociale de reproduction de la force de travail, doivent donc maintenant trouver les fonds nécessaires pour ce faire. Elles paient, la plupart du temps en s’endettant, des services qu’elles avaient auparavant soit gratuitement soit naturellement.
Dans le Tiers Monde, c’est essentiellement dans le secteur informel (petits commerces de rue, petit artisanat domestique, etc.) qu’elles trouvent des ressources monétaires. Le micro-crédit est tourné essentiellement vers l’économie informelle et il est donc important de comprendre combien il constitue une trouvaille, un complément ingénieux au plan d’ajustement structurel. Rien que cet élément porte en soi la nécessité d’une réflexion critique sur l’engouement forcené que les institutions financières internationales, Banque mondiale en tête (relayées par les présidents français et brésilien, Jacques Chirac et Lula, et par l’ONU qui a décrété cette année 2005 « Année du micro-crédit »), veulent susciter à cet égard. En effet, miser à fond sur la carte du micro-crédit empêche une véritable remise en cause des plans d’ajustement structurel : à quoi sert-il de chercher des solutions collectives quand il est prouvé que des individus (combien ?) peuvent s’en sortir. Il est donc urgent de dépasser l’admiration innée qu’on nous demande de ressentir face à la « débrouillardise » des femmes pauvres, pour réfléchir avec elles sur la pièce dans laquelle on veut les faire jouer et le rôle qu’on leur y donne.
Elisabeth Hofmann et Kamala Marius-Gnanou recensent plusieurs arguments qui remettent en cause la légitimité et l’efficacité du micro-crédit.
Contrairement au message médiatique, ce ne sont pas les « vrais » pauvres qui ont accès au micro-crédit : il faut déjà avoir un bagage minimum à proposer au bailleur de fonds (quel qu’il soit : Banque mondiale, banque privée, ONG...). Le bailleur de fonds en effet se soucie de la viabilité financière du projet. Ceci constitue une barrière qui entraîne déjà un renoncement spontané, une sorte « d’auto-exclusion » de la part d’une frange importante de la population pauvre.
La nature et la taille de l’activité économique et le volume du micro-crédit ne permettent pas de générer suffisamment de bénéfices pour franchir durablement le seuil de pauvreté.
Le taux d’intérêt dans certains cas est carrément usurier : « Certaines banques affichent une rentabilité de 20 à 25% pour le capital investi dans le microcrédit ; cela supposerait des taux d’intérêts proches de l’usure (50%) (...) Dans certains pays du Sud-Est asiatique (Cambodge, Philippines...), certaines ONG de microfinance prêtent à des taux pouvant atteindre 60% alors que les banques commerciales prêtent en moyenne à 12-18% par an ! ». [13]
Le micro-crédit nécessite des conditions étroites de réussite : une société déjà très diversifiée économiquement où un réel pouvoir d’achat existe.
Il est courant qu’en raison de la structure patriarcale de la société, la femme verse le prêt du micro-crédit à son mari - qui ne s’en servira pas nécessairement à bon escient - mais, quoi qu’il en soit, c’est la femme qui encourra la responsabilité du remboursement.
Toujours dans le cadre de la société patriarcale, le micro-crédit est souvent la seule dot que la femme puisse apporter à son futur mari. Dans ce cas, bien sûr, le remboursement est plus qu’aléatoire et il entraîne des violences domestiques accrues.
Asséner que 95% des prêts de micro-crédits sont remboursés par les femmes n’exprime pas les difficultés qu’elles ont rencontrées à rembourser.
Ce dernier point amène à remarquer que le micro-crédit s’adresse aux femmes spécifiquement en fonction de leur capacité de soumission (capacité de se plier aux lois du remboursement) et non en fonction de leur empowerment.
Un élément positif - et de taille - est cependant à prendre en considération : le micro-crédit représente pour les femmes qui s’y frottent, la possibilité de quitter la sphère privée dans laquelle tout se ligue à les confiner. Et cela, quels que soient les effets pervers que l’on peut énumérer.
C’est cet élément central - la volonté des femmes de sortir des carcans patriarcaux - qui devrait orienter la stratégie des mouvements sociaux, des mouvements de femmes/féministes en particulier. La stratégie du micro-crédit (intégration à un secteur productif sans l’accompagnement de la notion de salariat et de sécurité sociale) vise en effet davantage la survie et la stabilité sociale que le développement compris comme modernisation et changement social.
Il est une autre facette du micro-crédit à examiner minutieusement : au-delà du droit (ou du devoir) des femmes à s’endetter, le micro-crédit représente une récupération par les circuits du Nord de l’épargne des femmes. Le CADTM a déjà sonné l’alarme sur la mainmise que la Banque mondiale et les banques privées entendent exercer sur les envois des migrants vers leurs familles et communautés d’origine. [14] Ici, il s’agit de la captation des ressources financières informelles qui circulent traditionnellement sous la forme d’économie solidaire. L’engouement pour le micro-crédit ferait oublier que les femmes du Tiers Monde ne l’ont pas attendu pour s’organiser et fonctionner : elles ne sont pas restées passives, elles ont créé leurs propres systèmes d’emprunt et de prêt sans passer par les banques. Hedwige Peemans-Poullet a d’ailleurs fait le rapprochement entre ces systèmes traditionnels du Sud (tontines, etc.) et les systèmes de protection sociale européens qui ont été construits sur des modèles mutualistes n’impliquant ni épargne individuelle, ni taux d’intérêts [15]. « L’effort d’épargne se situe davantage au cœur d’une relation de chacun avec les autres que d’une relation isolée de chacun dans le temps. [...Il s’agit d’un] mode de développement affranchi des contraintes extérieures, contrôlé par les intéressés et concernant les intéressés [...] » [16]. Cette phrase s’applique merveilleusement à l’ensemble de la problématique du Tiers Monde : le CADTM et d’autres mouvements soulignent sans arrêt la possibilité réellement existante d’un développement sans endettement.
Le micro-crédit engendre t-il l’empowerment tant souhaité des femmes ?
Bien évidemment, non dans le cadre du micro-crédit tel que défini ci-dessus et tel que promu par les institutions internationales. Dans ce cas, il constitue même un facteur d’appauvrissement des femmes.
Bien évidemment, oui dans le cadre d’organisations de femmes qui ont développé et adapté l’esprit initial des systèmes traditionnels. Il s’agit essentiellement d’organisations indiennes très puissantes dont l’origine remonte aux années ’75 (encore une fois, les dates ne sont pas anodines) : « Ces organisations aident les femmes à prendre conscience de leurs droits et à les défendre, à améliorer leurs conditions de vie et leur statut social et encouragent chez elles l’esprit de solidarité par l’intermédiaire de groupes solidaires. (...) Ce sont ces groupes solidaires qui jouent un rôle essentiel pour l’accès des personnes démunies aux micro-crédits parce qu’ils permettent de remplacer des garanties collatérales par la caution du groupe pour les crédits individuels. La pression sociale joue donc le rôle d’une menace c’est-à-dire qu’elle incite l’emprunteur à ne pas adopter un comportement opportuniste. (...) Ces self help group (SHG) sont une occasion pour ces femmes d’exprimer leur volonté de créer des lieux de parole, d’action collective et de bâtir ainsi des espaces de sociabilité, d’autonomie, de négociation et d’accès au pouvoir. (...). Ces groupes solidaires peuvent dans certains cas donner une base à une éventuelle organisation de la lutte contre d’autres problèmes de société tels que la violence domestique, l’alcoolisme des conjoints, le système de dot (...). Rôle majeur des SHG dans la prise de pouvoir politique puisque bon nombre de femmes élues sont issues de SHG. » [17]
Donc, empowerment, micro-crédit, etc., la situation exige une analyse très fine pour garder le cap de l’émancipation des femmes dans le monde : ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, examiner dans quel contexte les initiatives sont prises et surtout tirer le bilan de chacune d’entre elles, sont des tâches qui requièrent le maintien et l’accroissement d’un mouvement et d’une conscience féministes.
Organisations de femmes, organisations féministes
On a examiné plus haut les dangers qui sous tendent les relations entre les organisations de femmes et l’ONU où subsiste une forte culture patriarcale : priorité aux conférences internationales par rapport au travail de terrain, concurrence entre organisations à la limite de la déloyauté pour l’accès aux subventions, participation à des réunions où les organisations n’ont pas droit au vote et où tout a été préparé pour ne permettre aucune remise en cause de fond, trop d’attentes de changement de la part de l’ONU... Ces dangers sont également présents au niveau de la coopération internationale, bilatérale mais surtout multilatérale : là, il y a beaucoup d’argent en jeu. Les risques sont accrus : on constate en premier lieu la perte d’autonomie politique : les priorités thématiques changent au gré de la volonté des bailleurs de fonds, des coordinations se créent sur demande en vue d’obtenir des fonds. En deuxième lieu, une perte d’autonomie administrative : les organisations sont obligées de modifier leurs critères, leurs méthodes, leurs comptabilités pour s’adapter aux exigences des bailleurs de fonds. Les organisations de femmes reproduisent alors la culture hiérarchique patriarcale et font preuve de manquements éthiques absolument étrangers à leur origine et à leur essence : les rapports verticaux entre organisations intermédiaires et organisations bénéficiaires entraînent des conflits et par conséquence l’affaiblissement de la conscience et de la force du mouvement. La corruption menace la transparence et la probité des organisations.
Mais surtout, il faut insister sur le fait que la dépendance créée par cette situation détériore et annihile la créativité du mouvement quand elle ne le mène pas tout simplement à sa perte : la diminution drastique des budgets de coopération internationale à laquelle on assiste, entraîne de fait l’arrêt brutal d’une série de projets. Comble du cynisme : les organisations sont alors renvoyées à la recherche de ressources nationales (ce qui est d’ailleurs coté positivement en termes de « indicateur de responsabilité sociale »), ressources de plus en plus aléatoires, comme on le sait, vu la mise en œuvre des mesures néo-libérales.
En principe, le risque évoqué est connu des organisations : elles ont le libre choix de refuser la dangereuse spirale de cette dépendance qui, on ne l’a pas encore abordé, peut naître également entre grosse ONG et petite ONG, entre ONG du Nord et ONG du Sud. Certaines organisations refusent de perdre leur autonomie mais on peut bien imaginer qu’elles sont rares vu les pressions exercées et le poids de l’idéologie dominante qui a réussi à pervertir les termes de l’émancipation des femmes, prônant la réussite individuelle au détriment de changements sociaux structurels.
Marche Mondiale des Femmes : le nouveau défi des féministes ?
La Marche Mondiale des Femmes, représentant plus de 6.000 organisations issues de 161 pays, mérite donc toute notre attention à ce propos. Vu son ampleur, elle se situe au dessus de la division « organisations cooptées » et « organisations radicales, critiques mais marginalisées » même si en son sein, on retrouve les expressions de ces deux grandes tendances définies de façon assez dichotomique.
Son plus grand mérite est de s’être constituée sur des bases propres, à travers des actions décidées par ses composantes, en dehors de tout agenda onusien ou de quelque autre institution internationale que ce soit. Son autre grand atout est de se définir comme un processus : cela a commencé et c’est une « action permanente », c’est quelque chose qui bouge et donc, c’est quelque chose de difficile à « attraper ». Les revendications de la Marche en 2000 constituent un socle qui, à nouveau, s’oriente vers un projet de changement global pour les femmes, un projet qui ne soit plus « réaliste et flexible » mais qui plonge au cœur même de la culture patriarcale et de domination.
Comme le mouvement altermondialiste dont elle constitue un pilier essentiel, la Marche porte en elle tous les défis et les espoirs. Face à l’institutionnalisation et à l’embrigadement des organisations de femmes, elle constitue un contrepoids indispensable pour faire renaître une véritable conscience féministe à l’échelle planétaire, une conscience nourrie de la diversité immense des vécus de femmes. Comme telle, elle est évidemment objet de toutes les attentions : les institutions internationales, largement discréditées au sein de la Marche mondiale, ne peuvent s’y attaquer frontalement : on a souligné comme il est peu facile pour elles de traiter avec un « mouvement social ». Mais on a vu également comment de savants dispositifs peuvent être mis en place pour récupérer toute la subversion des mouvements de femmes à partir du moment où ils menacent la stabilité de l’ordre patriarcal et capitaliste. C’est donc au niveau local, régional qu’il importe de veiller à toutes les entreprises de récupération (encore une fois, ce danger existe aussi pour toutes les composantes du mouvement altermondialiste) : elles peuvent provenir des instances gouvernementales spécialisées dans les affaires « familles et femmes » qui dès 2000, ont soutenu dans certains pays (financièrement notamment) la Marche pour mieux la contrôler ; des coordinations nationales de femmes qui, incluant les instances « femmes » de partis au pouvoir, minimalisent elles-mêmes leur orientation de façon à sauvegarder un consensus d’autant plus mou qu’il est général ... Le processus de la Marche est donc à la fois très fort et très fragile. Il est de la responsabilité de chacune (organisation ou personne) d’en préserver l’avenir en remettant à l’ordre du jour un féminisme explicite, seul gage d’un changement social réel pour les femmes du monde entier.
La campagne de 2005 de la Marche n’est pas un remake de 2000. [18] Si le succès de 2000 avait été de remettre à l’ordre du jour la visibilité de l’invisible détresse des femmes, et cela à l’échelle planétaire, elle restait un large regroupement défensif de nature symbolique et généraliste. La campagne de 2005 va plus loin ; elle s’articule autour de trois axes : la Charte Mondiale des femmes pour l’Humanité qui est l’aboutissement d’un processus collectif d’élaboration (deux ans de discussions planétaires) ; la marche à relais qui a fait passer cette Charte à travers 53 pays, créant une foule d’événements et une myriade d’actions revendicatives, donnant des leçons de paix à tous les politiciens du monde (par exemple, la manifestation des femmes grecques et turques pour la réunification de Chypre) ; une action mondiale le 17 octobre prochain quand la marche à relais aboutira à Ouagadougou au Burkina Faso.
Cette action mondiale aura donc lieu le jour qui est consacré « journée internationale contre la pauvreté ». Il faudra se mobiliser afin que cette appellation ne soit plus une journée de plus dans l’agenda onusien pour donner bonne conscience à tous et toutes. Il faudra travailler et se battre pour dépasser les vœux pieux et passer à l’acte émancipateur de la véritable révolution des femmes dans le monde entier. Les outils sont là : gardons-les bien en nos mains.
Denise Comanne, 1er août 2005