Cécile Lamarque (CL) : Peux-tu nous présenter le Collectif Féministe, ses objectifs, son action et nous dire comment il est devenu membre du réseau CADTM ?
Margarita Aguinaga (MA) : Le Collectif Féministe est né dans un contexte de luttes anti-néolibérales menées dans les années 1990 et au début de ce siècle. Le Collectif Féministe est constitué de femmes âgées de 18 à 40 ans principalement. Nous faisons partie d’une nouvelle génération de femmes qui s’emploie à renforcer le processus féministe en Équateur. Les liens avec le réseau CADTM sont surtout nés au début de l’année 2000 lors de la venue d’Éric Toussaint en Équateur et à l’occasion d’un séminaire que nous avons organisé à la Faculté d’Économie, durant lequel le thème de la dette extérieure avait été présenté. C’est alors qu’il nous a invités à participer au réseau CADTM. Fort du constat que la dette a des impacts très importants dans la vie des femmes équatoriennes, le Collectif a décidé de participer et de devenir membre à part entière. Ainsi, nous avons inclus le thème des femmes dans la problématique de la dette extérieure.
CL : A propos des mouvements féministes en Équateur, quel est leur niveau d’organisation, leur influence dans la société équatorienne ?
MA : En Équateur il n’existe pas de mouvement féministe en tant que tel, comme en Europe. En Équateur, ce qui existe, c’est une sorte de mouvement de femmes, dans le sens où il n’est pas aussi organisé que l’est le mouvement indigène. Il y a des organisations de femmes qui posent la question de la prise en compte de leurs exigences telles que les droits humains, le thème du genre, les revendications économiques, etc. et une série d’organisations se créent au niveau local, dans les provinces.
Quelle incidence ces organisations ont-elles aujourd’hui dans la société équatorienne ? Après 20 ans de lutte pour la prise en compte du genre, pour la reconnaissance des droits, des exigences des femmes, de l’oppression de genre, il y a une influence importante, intéressante, surtout parce que désormais les droits des femmes sont inscrits dans la Constitution. Le mouvement des femmes en Équateur, principalement dans les années 90, était constitué davantage par des femmes métisses, urbaines, de classe moyenne. Aujourd’hui, nous sommes dans un mouvement de femmes que nous appelons féminisme populaire, et il se produit un changement assez important, intéressant, au sein des organisations de femmes. Le Collectif Féministe a toujours été un collectif de gauche, en lien avec les femmes des secteurs populaires, et nous voyons qu’il commence à y avoir, depuis environ cinq ans, une multiplication très forte d’organisations de femmes. Maintenant les femmes indigènes, les femmes paysannes, les femmes afro, les femmes pauvres urbaines, sont très concernées par la thématique du genre, des femmes.
Et parmi ces mouvements de femmes se trouvent les féministes. Au fil des ans, les femmes ont de moins en moins peur de parler de féminisme, c’est pourquoi nous pouvons parler de féminisme populaire. Et nous faisons partie de cette tendance de féminisme populaire et de gauche.
CL : En novembre 2008, le peuple équatorien a approuvé par référendum la nouvelle Constitution. Comment s’est concrétisée la participation des organisations de femmes dans le processus constituant ? Quelles sont les principales avancées pour les femmes consacrées par la Constitution ?
MA : Cette Constitution a pour précédent la Constitution de 1998. En 1998, l’Assemblée nationale constitutionnelle est une assemblée néolibérale ; malgré cela, les femmes, par une alliance avec le mouvement indigène, parviennent à inscrire les droits collectifs des indigènes, les droits des minorités sexuelles et les droits humains pour les femmes. Sans cette alliance, il aurait été impossible d’avoir un cadre pro-genre, pro-femmes tel que nous l’avons. La nouvelle Constitution (celle de 2008 résulte d’une Constituante et non d’une Constitutionnelle) entérine les avancées de la Constitution antérieure. De plus, il y a des avancées au niveau des droits économiques, puisque nous les femmes avons réussi à inscrire le lien avec l’économie solidaire, avec la souveraineté alimentaire, les droits de la nature, et obtenu une extension des droits avec la notion d’État plurinational qui bénéficie aux femmes indigènes et afro ; il y a également des avancées dans le domaine de l’emploi, avec des possibilités pour les femmes d’accéder à l’économie du soin et aux subventions de l’État. Ces éléments de la Constitution ne sont pas encore appliqués, mais l’intérêt de cette nouvelle Constitution réside dans tous les droits économiques garantis aux femmes.
Par rapport à la Constitution de 1998, il y a un recul au niveau des droits sexuels et reproductifs, sur tout ce qui a trait à la souveraineté sur le corps. Notre Constitution actuelle n’élimine pas les droits sexuels et reproductifs, mais elle n’étend pas les droits obtenus en 1998. De plus cette Constitution légitime le droit à la vie depuis la conception -quelque chose qui ne figurait pas dans la Constitution antérieure-, et cela représente un recul en termes de droit à l’avortement dont les femmes devraient bénéficier. Nous avons mené campagne au niveau de la Constituante pour la dépénalisation de l’avortement, et nous avons perdu. Le gouvernement de Correa, même s’il fait preuve d’une certaine ouverture à des politiques de genre, est aussi un gouvernement assez machiste, patriarcal et il nie aux femmes la possibilité d’exercer leur pleine souveraineté sur leur corps. Cette Constitution est donc assez complexe, contradictoire en ce qui concerne le féminisme et le genre. La Constitution contient aussi une ouverture, par exemple sur le thème de la participation paritaire – 50 % de femmes, 50% d’hommes – à toutes les fonctions tant électives qu’institutionnelles, mais en pratique cela n’est pas appliqué, et nous arrivons à 30%, parfois beaucoup moins.
CL : De manière plus générale, quels changements positifs a amené la « révolution citoyenne » dans la vie des femmes ?
MA : Il est très difficile de répondre à cette question. Quand le gouvernement de Rafael Correa est arrivé au pouvoir, la crise néolibérale que nous vivions, notamment les femmes, avait un impact brutal sur nos vies. Le modèle néolibéral a causé l’augmentation de la pauvreté extrême, de la misère, la majorité de la population touchée étant des femmes. Les femmes devaient survivre et nourrir leurs enfants avec un dollar par jour. Avec l’arrivée de Correa, la situation de pauvreté extrême s’est dans une certaine mesure atténuée par des mesures de subventionnement ; il s’agit de mesures d’assistance, des programmes de bons de développement complémentaires financés par l’État : accès au logement, accès à des engrais organiques pour les femmes agricultrices, accès des femmes à certaines subventions prévues au budget de l’État (au plus fort de la crise néolibérale, les femmes n’y avaient pas droit). Ainsi un des changements produits concerne les femmes en situation de pauvreté extrême. Cela ne signifie pas que toutes les femmes pauvres sont sorties de la misère avec le gouvernement Correa, mais il y a eu une réduction de l’extrême pauvreté.
Un autre aspect porte sur la forme de participation politique mise en place avec le gouvernement Correa. Mais il s’agit d’une participation politique partielle avec un contrôle très fort de l’État. S’il existe une logique de participation des femmes, des organisations de base, ces organisations sont contrôlées par le gouvernement. Ainsi se met en place la politique de subventions sociales aux communautés, aux femmes, mais dans le même temps ils demandent aux bénéficiaires de voter pour le gouvernement. Quelles autres avancées pour les femmes dans la révolution citoyenne ? Je crois qu’elles tiennent principalement à la politique sociale et aux formes d’approfondissement démocratique contenues dans la Constitution mais non appliquées. De mon point de vue, il n’y a pas eu de grands changements dans la vie des femmes. Nous pourrions prendre l’exemple d’un plan d’éradication de la violence envers les femmes des campagnes mis en place avec l’accession au pouvoir de Correa. Dans une certaine mesure, il est vrai que le gouvernement s’engage contre la violence domestique. Mais si on regarde où ce plan est mis en œuvre, on voit que seules les femmes de certaines zones des campagnes et les femmes des organisations indigènes liées au gouvernement en bénéficient. Les autres femmes qui sont aussi indigènes, qui sont afro, métisses, qui sont appauvries, n’ont pas accès à ce plan du gouvernement.
CL : Quand on parle d’égalité des droits pour les femmes, on tend à les situer dans la sphère publique (en termes de participation à la vie politique, économique, etc.) mais la question de l’égalité suppose aussi des changements dans la sphère privée, dans les relations familiales, communautaires. Y a-t-il eu des avancées sur ce plan ?
MA : Aujourd’hui les femmes portent plainte contre la maltraitance physique, elles essaient de stopper la violence de leur conjoint, avec l’accès à un revenu propre elles acquièrent plus d’indépendance vis-à-vis de leur mari et ne se laissent pas frapper ; elles essaient de prendre des décisions par elles-mêmes, de renforcer leurs capacités, de prendre connaissance de leurs droits et de reconsidérer leur sexualité. Cependant, les processus sont encore fragiles, les violences envers les femmes sont encore extrêmement fréquentes en Équateur.
CL : Quelles sont les principales revendications féministes non satisfaites et quels obstacles empêchent qu’on accède à ces demandes ?
MA : La dépénalisation de l’avortement et le droit à la souveraineté sur le corps ; la répartition juste et équitable de l’éducation et du soin des enfants et du travail domestique, l’éradication de toute forme de violence sexuelle (viols, abus sexuels, harcèlements, etc.), le droit de vivre pleinement les relations sexuelles, le droit de décider librement du nombre de relations sexuelles, l’accès à une nouvelle culture sexuelle, libre et responsble sans avoir à se soumettre aux lois de l’église catholique ou d’autres religions et accepter le mariage jusqu’à la mort comme la seule solution (malgré le divorce, la soumission matrimoniale est encore très prégnante) ; le droit à la planification des naissances ; le plein respect des droits économiques qui ne sont pas appliqués, le plein emploi, l’accès gratuit à la terre, le droit à la souveraineté alimentaire et à une économie solidaire décidée par les femmes, le droit au contrôle sur les ressources naturelles et l’accès à celles-ci, parce que les femmes sont les principales guardiennes des semences et des produits, et pourtant nous ne décidons pas du modèle de développement de l’Équateur, du non-paiement de la dette extérieure ni des impacts de la crise.
CL : La crise, qui touche tous les pays du monde, représente sans doute un obstacle de plus... Quels sont les impacts de cette crise en Équateur, particulièrement chez les femmes ? Le gouvernement de Correa a-t-il pris des mesures pour que ce ne soit pas les pauvres qui paient la crise ?
MA : Toutes les crises affectent davantage la vie des femmes, y compris la crise climatique. Trois provinces, où il y a une importante population indigène en crise, sont déclarées zones d’urgence en raison des sécheresses et des changements de température. La majorité des habitants de ces zones sont des femmes indigènes et paysannes. Le gouvernement a injecté des ressources pour les régions qui connaissent la plus grande pauvreté, mais de nouveau, ce sont les pauvres qui paient la crise parce que les ressources du gouvernement ne suffisent pas pour faire face à la crise.
CL : Ces dernières années, nous avons vu les mouvements de femmes en Amérique latine se mobiliser sur de nombreux thèmes, sous différentes bannières, par exemple contre l’ALCA, pour la paix et la démilitarisation, contre la dette, pour “un autre monde possible”, contre le coup d’État au Honduras etc. De fait les propositions féministes, comme le souligne Magdalena León, « ne sont pas des propositions des femmes pour les femmes, mais des femmes pour les pays, pour l’humanité ». Crois-tu qu’en Équateur, et en Amérique latine en général, les mouvements sociaux progressistes valorisent suffisamment les apports féministes ? Ont-ils intégré l’agenda féministe à leurs programmmes ?
MA : Oui, les mouvements sociaux ont valorisé dans une petite mesure les apports du féminisme et des mouvements de femmes ; on sent moins de peur à parler du féminisme et plus d’ouverture. Cependant, au sein des mouvements mixtes, il y a un fort machisme et une exclusion des femmes à la participation politique, il y a un manque de respect et de considération de la participation des femmes, et encore un soutien très faible. Il me semble qu’il est encore courant de rencontrer des camarades dirigeants qui traitent mal leurs compagnes, des camarades femmes qui doivent faire un effort surhumain pour être dans l’organisation et prendre soin de leurs enfants, et beaucoup de compagnes qui se voient obligées d’accepter des situations imposées par le travail militant de leurs conjoints, par exemple en consacrant davantage de temps à s’occuper des enfants, ou à s’occuper seules des enfants pendant que leurs conjoints participent à l’organisation. Je pense que le machisme au sein des organisations est encore très élevé.
CL : Pour terminer, peux-tu nous donner un ou deux de tes slogans féministes favoris ?
MA : Plus jamais de révolution sans nous les femmes ! Sans les femmes, une autre économie n’est pas possible.