Il faudrait accumuler tous les superlatifs pour décrire ce qui s’est passé à Florence : le premier Forum social européen a constitué une victoire éclatante du mouvement altermondialiste. Soixante mille participants (dûment enregistrés par le paiement de leur inscription) se sont pressés dans les multiples lieux de débat regroupés dans et autour de la Forteresse et du Palais des Congrès. C’est le triple de la meilleure prévision des organisateurs. Lors des grandes conférences, d’ailleurs, des centaines de personnes s’agglutinaient aux entrées sans pouvoir pénétrer dans les auditoires bondés.
Florence n’a pas été un « Gênes bis »
D’abord, le contexte social italien s’est transformé depuis la victoire de Silvio Berlusconi en mai 2001 et la répression sauvage des manifestations contre le G8 à Gênes en juillet 2001 (des centaines de blessés et un mort, le jeune Carlos Giuliani). En 2002, ont eu lieu de nombreuses mobilisations de masse : plusieurs grèves générales, une manifestation de 3 millions de syndiqués en avril 2002, la rébellion des juges contre Berlusconi, les farandoles de Nani Moreti. La rencontre était inscrite à l’agenda du mouvement pour une autre mondialisation, elle constituait un moment fort d’ alternatives et non un moment d’opposition à une rencontre des puissants de ce monde. Après des mois de matraquage médiatique orchestré par Berlusconi lui-même, la pression du mouvement altermondialiste a été telle que quelques jours avant le début du FSE, le gouvernement a décidé de ne pas interdire les manifestations, de ne pas fermer les frontières et de ne pas recourir aux provocations.
Pourtant on avait craint le pire : la plupart des médias et tous les partis gouvernementaux avaient agité la menace des hordes sauvages qui allaient déferler sur Florence et détruire ce patrimoine historique de l’humanité. Ils avaient parlé de bain de sang. Les autorités de la Région et de la Ville, membre de l’opposition de gauche, ont pour leur part refusé d’utiliser la stratégie de la tension. Ils se sont opposés clairement au gouvernement Berlusconi. Pendant le FSE, les forces de répression étaient quasi invisibles. Aucune provocation policière n’a donc pu déclencher la colère des participants au Forum et des manifestants du samedi. On aurait pourtant pu le craindre au moment où le gouvernement a envisagé la suspension des accords de Schengen. Signalons toutefois que l’alinéa de ces accords permettant le contrôle serré et l’interdiction de pénétrer le territoire a été utilisé, mais ce ne fut pas à une échelle de masse.
La grande manifestation contre la guerre et le néolibéra-lisme (un petit million de participants) s’est d’ailleurs ouverte avec une banderole annonçant avec fierté « Florence, ville ouverte ». Les Italiens prenaient une revanche sur la tragédie de Gênes, une revanche qui s’exprimait par les acclamations et les applaudissements qui ponctuaient le passage du groupe « Forum social de Gênes ».
Le Forum : toute la gamme des luttes et des revendications
« Libéralisme et mondialisation », « Guerre et paix », « Droits citoyens et démocratie », tels sont les trois fils rouges qui ont traversé le Forum et notamment les 9 grandes conférences des matinées. Des débats de « dialogue » (mouvement et partis politiques, mouvement et luttes syndicales, mouvement et institutions) alterneraient avec des « Fenêtres sur le monde » (Méditerranée, Afrique, Amérique latine...) et des moments « Alternatives ». Dans le programme (pourtant annoncé comme incomplet, 143 séminaires, 180 ateliers, 23 campagnes étaient recensés : le Forum, c’est un brassage continu, une dynamique puissante où chacune, chacun trouvait le lieu de son expression, de son action. Maîtres-mots du Forum : communication, convergence, organisation des résistances, peaufinage des alternatives, concrétisation des actions... Dispersion des lieux peut-être mais pas dispersion des idées : on se sent là comme les nombreuses cellules d’un grand corps en action. Empathie des gens qui se croisent dans les allées : on sait que chacun construit une partie de l’édifice. L’affiche du Forum de Gênes s’active sur les échafaudages d’un mur qui a la forme de « notre » Europe.
Le CADTM en pleine forme
De Suisse, du Niger, de France, du Mali, de Belgique, du Congo : la délégation du CADTM était forte d’une trentaine de personnes. Cela a permis un travail structuré et une intervention visible du réseau. Denise Comanne avait été une des 80 personnes sélectionnées parmi les 300 candidats à prendre la parole aux grandes conférences du matin. Dans la grande salle du Palais des Congrès, près de 1.300 personnes assistaient à la première conférence qui portait sur le thème « Europe et libéralisme et mondialisation ». Dans un panel de cinq orateurs, elle a pris la parole en premier pour dénoncer le rôle central de l’Union européenne et de ses pays membres dans le désastre de la dette : dette des pays dominés, dette publique des pays dominants. Elle a rappelé les grilles d’analyse qui permettent de caractériser la dette : domination des pays riches industrialisés (perte de la souveraineté des pays du Tiers Monde reconduisant les injustices du pillage, de l’esclavagisme, du colonialisme), domination du capital sur le travail (la dette constitue un transfert massif des richesses produites par les salariés et petits producteurs du Nord et du Sud vers les détenteurs de capitaux, du Nord et du Sud également), domination patriarcale (les femmes subissent de plein fouet la conjonction de la violence économique et de la violence sexiste). Dans le débat, de multiples interventions et questions ont démontré que l’annulation de la dette est un thème central dans le mouvement altermondialiste. Denise Comanne a été également sélectionnée pour rendre compte de l’ensemble de cette conférence lors de la conférence de presse du FSE, le 7 novembre.
La journée continuait fort pour le CADTM, co-promoteur du séminaire « annulation de la dette et arrêt des plans d’ajustement structurel », le jeudi après-midi. Alain Saumon du CADTM France animait la séance où plusieurs intervenants du réseau se sont exprimés : Alain Saumon (France), Eric Toussaint (Belgique), Jean M’Pelé (Congo), Nora Cortinas (Argentine), Andrej Kolganov (Russie). Près de 200 personnes (plus en comptant la partie du public qui n’a jamais pu pénétrer dans la salle trop petite) ont suivi les débats avec les autres partenaires du séminaire (les Amis de la Terre, Liliput, etc.). Ce séminaire a été l’occasion d’aller plus loin dans l’état de la dette et des pistes alternatives que ne le permettait la conférence du matin.
Le lendemain, Samba Tembely du CAD/Mali, a représenté notre réseau dans la « Fenêtre sur L’Afrique ». Par ailleurs, tout au long des ces journées, les membres du CADTM se sont disséminés dans différents lieux où les thèmes se connectaient à nos activités : problématique de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), campagne de mobilisation contre le G8 à Evian en juin 2003 qui sera un moment clé de la campagne « Abolir la dette pour libérer le développement », etc.
Dans le bâtiment central de la forteresse où des milliers de participants se pressaient quotidiennement, le CADTM tenait son stand (en commun avec Oxfam Belgique). Point de ralliement pour la délégation CADTM, beaucoup de contacts s’y sont noués qui exigeront un suivi.
La délégation s’est recomposée pour la manifestation du samedi après-midi où quatre banderoles du CADTM permettaient de repérer le thème « Abolir la dette pour libérer le développement ».
La manifestation
Du délire ! Encore une fois les prévisions les plus optimistes des organisateurs ont été formidablement dépassées. On attendait quelque 150.000 manifestants. En fait, près d’un million de personnes ont avancé comme un fleuve tranquille dans une ville de Florence très accueillante. La tête de la manifestation, avec les délégations européennes, a démarré une heure et demie avant l’heure prévue pour libérer de la place aux Italiens qui arrivaient de province par centaines de milliers. Comment décrire ces moments ? C’est de la pure jubilation. Une symbiose totale entre les manifestants et la population de Florence. Les Florentins étaient aux fenêtres, aux balcons, le long du trajet, agitaient des drapeaux, applaudissaient, lançaient des cris de joie... Comment ne pas être étreint par l’émotion en voyant cette dame handicapée brandissant ses béquilles en signe de solidarité, ce couple très âgé dont la dame aide son homme à lever le poing, ces jeunes latinos dansant leur allégresse...Comment ne pas se sentir proche du but ? Qu’est-ce qui pourrait nous arrêter ? Comment le monde et l’Europe ne peuvent-ils pas être « autres » avec de telles mobilisations ? Le peuple italien, en mobilisation permanente depuis des mois, était présent au rendez-vous de Florence. Il est clair que le Forum a bénéficié du contexte social italien qui décuplait le non à la guerre, le non au libéralisme. Et surtout, la jeunesse était là, omniprésente, vibrante, ra-dicale, festive, porteuse de tous les espoirs.
Les mouvements sociaux
La dynamique du Forum social est une dynamique de débat à tous les niveaux. En principe, les Forums, qu’ils soient mondiaux, continentaux, nationaux, locaux, ne prennent pas de position, de décision politique. Mais depuis le début du processus (premier Forum mondial de Porto Alegre), les mouvements sociaux à l’intérieur de ces Forums sont mus par la volonté de finaliser leur présence dans les Forums par des déclarations qui, en général, proposent un agenda d’actions et de campagnes communes. Le dimanche 10 novembre, dans la foulée du Forum, des milliers de personnes se sont donc encore réunies dans la salle Leopolda pour fixer les campagnes qui vont nous mobiliser les prochains mois.
De l’Europe au monde ...
Un troisième rendez-vous s’enclenchait dès le lundi 11 novembre : la réunion du Conseil international du Forum Social Mondial (FSM). Profitant de la présence d’une centaine de membres de ce Conseil pour le FSE de Florence, les réunions se sont succédées pour la préparation du 3e FSM qui aura encore lieu en janvier prochain à Porto Alegre.
En guise de conclusion
Le FSE de Florence a constitué un moment historique. Le monde politique devra tenir compte de cette donnée. Le processus de constitution a paru lent et lourd mais maintenant un véritable réseau existe. Il existait déjà des élargissements sur des thématiques précises comme la lutte contre la précarité. Maintenant, c’est véritablement, un réseau des réseaux ou un mouvement des mouvements qui s’est constitué. Cela a été possible par la volonté très claire de travailler démocratiquement : les organisateurs n’ont pas tiré la couverture à eux : chaque comité, chaque association a participé « horizontalement » à la réalisation de ce Forum. Nous avons maintenant un cadre commun multiplicateur de nos initiatives.
Très important également : la légitimité du Forum dans la population. Pas seulement dans la population italienne, mais ailleurs en Europe. Les médias, ceux qui ont bien voulu être présents malgré l’absence d’incidents « médiatiques », ont témoigné de la maturité, de la force, de l’expertise croissantes du mouvement altermondialiste. Il y a encore des faiblesses, des inégalités, des rapports à améliorer notamment entre les « vieux » et les « nouveaux » mouvements sociaux mais « Rome (ou Florence en l’occurrence) ne s’est pas construit en un jour ». Nous tenons le bon bout.