Walter Benjamin occupe une place singulière dans l’histoire de la pensée critique moderne : il est le premier partisan du matérialisme historique à rompre radicalement avec l’idéologie du progrès linéaire. Cette particularité n’est pas sans rapport avec sa capacité à intégrer dans la théorie critique des éléments de la Zivilisationskritik romantique. Par sa critique radicale de la civilisation bourgeoise moderne, par sa déconstruction de l’idéologie du progrès - le Grand Récit des temps modernes, commun aussi bien aux libéraux qu’aux socialistes - les écrits de Benjamin semblent un bloc erratique en marge des principaux courants de la culture moderne.
Les recueils des écrits de Walter Benjamin parus en français sont loin d’être exhaustifs. Parmi les textes oubliés figurent de nombreuses richesses et, dans certains cas, de véritables mines d’or. Nous avons retenu pour cette anthologie des textes inédits en français ou introuvables (car publiés dans des revues confidentielles ou difficiles à consulter), qui sont porteurs, à des degrés divers, d’une critique radicale de la civilisation capitaliste-industrielle moderne. Que ce soit à propos des armes chimiques des guerres futures ou de la condition des ouvriers dans l’Allemagne nazie, la plupart de ces écrits portent un regard lucide, ironique ou tragique, sur le monde « civilisé » du XXe siècle (et parfois sur ses origines dans les guerres de conquête du XVIe siècle). Cette critique, qui peut prendre des formes littéraires, théologiques ou philosophiques puise à trois sources principales : le messianisme juif, le romantisme allemand et - à partir de 1925 - le marxisme. Chargée de « temps d’à-présent » (Jetztzeit) en ce début du XXIe siècle, elle ne relève pas moins de ce que Freud désignait comme l’« inquiétante étrangeté ».
La référence au romantisme est présente tout au long de cet itinéraire et n’a pas été effacée par les découvertes de Marx ou de Lukács. Depuis le texte de jeunesse intitulé « Romantisme » jusqu’au compte-rendu du livre d’Albert Béguin, L’Âme romantique et le rêve (1939), en passant par les textes sur Johann Jakob Bachofen, Ernst Theodor Amadeus Hoffmann et Franz von Baader, Benjamin ne cesse de construire, avec les pièces du kaléidoscope romantique, ses propres figures de la subversion culturelle.
Le romantisme n’est pas seulement une école littéraire du XIXe siècle ou une réaction traditionaliste à la Révolution française - deux propositions qu’on retrouve dans un nombre incalculable d’ouvrages d’éminents spécialistes d’histoire littéraire ou d’histoire des idées politiques. Il est plutôt une forme de sensibilité irriguant tous les champs de la culture, une vision du monde qui s’étend de la deuxième moitié du XVIIIe siècle (de Rousseau !) jusqu’à nos jours, une comète dont le « noyau » incandescent est la révolte contre la civilisation industrielle-capitaliste moderne au nom de certaines valeurs sociales ou culturelles du passé. Nostalgique d’un paradis perdu - réel ou imaginaire -, le romantisme s’oppose, avec l’énergie mélancolique du désespoir, à l’esprit quantificateur de l’univers bourgeois, à la réification marchande, à la platitude utilitariste et, surtout, au désenchantement du monde. Il peut prendre des formes régressives, réactionnaires, restauratrices visant un retour au passé, mais également des formes révolutionnaires intégrant les conquêtes de 1789 (liberté, démocratie, égalité) pour lesquelles le but n’est pas un retour en arrière mais un détour par le passé communautaire pour aller vers l’avenir utopique. C’est évidemment à cette dernière sensibilité qu’appartient Walter Benjamin. [1]
Essayons de repérer, en suivant l’ordre chronologique, certains aspects de la « critique de la civilisation » romantique-révolutionnaire de Walter Benjamin à travers quelques-uns des écrits ici rassemblés. Il ne s’agit nullement d’un parcours systématique, mais plutôt des notes marginales (au sens de Randglossen) sur tel ou tel texte qui nous semble particulièrement frappant. Il s’agit, bien entendu, d’une lecture « orientée », d’une interprétation personnelle qui ne prétend à aucun privilège épistémologique. D’autres approches possibles et légitimes de ces textes ne manqueront pas de se développer à la suite de la publication de ce recueil.
Un des premiers articles de Benjamin (publié en 1913) s’intitule précisément « Romantisme » : il appelle à la naissance d’un nouveau romantisme en proclamant que la « volonté romantique de beauté, la volonté romantique de vérité, la volonté romantique d’action » sont des acquis « indépassables » de la culture moderne. Ce texte pour ainsi dire inaugural témoigne à la fois de l’attachement profond de Benjamin à la tradition romantique - conçue à la fois comme art, connaissance et pratique - et d’un désir de renouvellement de celle-ci.
Un autre texte de la même époque - le « Dialogue sur la religiosité du présent » - est aussi fort révélateur de sa fascination pour le romantisme et de sa démarche de réinterprétation subversive. Après un hommage qui pourrait être lu comme une référence aux « Hymnes à la Nuit » de Novalis - « Nous avons eu le romantisme et nous lui devons une puissante intelligence du côté nocturne de la nature [...] Mais nous continuons à vivre comme si le romantisme n’avait jamais existé » - Benjamin évoque l’aspiration néo-romantique à une religion nouvelle et un socialisme nouveau, dont les prophètes s’appelleraient Tolstoï, Nietzsche et Strindberg. Cette « religion sociale » s’opposerait aux conceptions actuelles du social qui le réduisent à « une affaire de civilisation au même titre que la lumière électrique ». Le dialogue reprend ici plusieurs moments clés de la critique romantique de la civilisation bourgeoise moderne : la transformation des êtres humains en « machines à travailler », la dégradation du travail en une simple technique, la soumission désespérante des personnes au mécanisme social, le remplacement des « efforts héroïques et révolutionnaires » du passé par la pitoyable marche (« semblable à celle du crabe ») de l’évolution et du progrès. Cette dernière remarque nous montre déjà l’inflexion que Benjamin donne à la Zivilisationskritik romantique : l’attaque de l’idéologie du progrès ne se fait pas au nom du conservatisme passéiste mais de la révolution. Il est intéressant de constater que, en 1922, lorsque Benjamin formule le projet d’un nouvelle revue de critique culturelle intitulée Angelus Novus, la publication qui lui sert de Vorbild, de modèle, n’est autre que l’Athenaeum, la revue romantique de la fin du XVIIIe siècle.
Les deux articles sur le Trauerspiel ainsi que celui sur Calderon et Hebel sont, bien entendu, des écrits en rapport direct avec la problématique de son grand ouvrage sur le drame baroque allemand. Le fragment « Trauerspiel et tragédie » (1916) est une des premières formulations de sa critique théologique du temps mécanique et constitue à ce titre un des fondements philosophiques de son rejet des idéologies du progrès. Selon Benjamin, le « temps mécanique », c’est-à-dire celui que mesure spatialement le mouvement des aiguilles de l’horloge, est une « forme relativement vide » à laquelle s’oppose radicalement le temps historique-messianique, celui de l’« accomplissement » messianique dont parle la Bible. L’analogie entre ce « conflit des temporalités » et celui qui traverse d’un bout à l‘autre les thèses de 1940 « Sur le concept d’histoire » est frappante : elle illustre bien la continuité des préoccupations de Benjamin par-delà les tournants idéologiques et politiques non négligeables par ailleurs.
Si les sympathies révolutionnaires sont présentes très tôt dans les écrits de Benjamin, c’est en lisant Histoire et Conscience de Classe (1923) de Lukács qu’il va découvrir le marxisme. Cet ouvrage restera à ces yeux une référence centrale. En 1929, il le présente - avec L’Etoile de la Rédemption (1921) de Franz Rosenzweig ! - comme l’un des rares livres vivants et actuels : « Le plus achevé des ouvrages de la littérature marxiste. Sa singularité se fonde sur l’assurance avec laquelle il a saisi, d’une part, la situation critique de la lutte des classes dans la situation critique de la philosophie et, d’autre part, la révolution désormais concrètement mûre, comme les conditions préalables absolues, voire l’accomplissement et l’achèvement de la connaissance théorique. La polémique lancée contre cet ouvrage par les instances du Parti Communiste, sous la direction de Deborin, témoigne à sa façon de son importance ». Ce commentaire illustre l’indépendance d’esprit de Benjamin à l’égard de la version « officielle » du marxisme soviétique même à un moment où il envisageait sérieusement de rejoindre le mouvement communiste. Il montre aussi quel est l’aspect du marxisme qui l’intéresse le plus et va éclairer d’un jour nouveau sa vision du processus historique : la lutte des classes. Mais le matérialisme historique ne va pas se substituer à ses intuitions « anti-progressistes » d’inspiration romantique, utopique et messianique : il va s’articuler avec elles, gagnant ainsi une qualité critique qui le distingue radicalement du marxisme « officiel » qui domine l’époque.
Une des manifestations les plus éclatantes de cette différence est l’attention inquiète que Benjamin porte aux dangers découlant des progrès de la technologie moderne, attention aux antipodes de l’optimisme illimité des principaux courants de la gauche en ce qui concerne les avancées scientifiques et techniques. Un des premiers exemples de cette attitude d’ « avertisseur d’incendie » - inspiré par le pessimisme révolutionnaire dont se réclame l’essai sur le surréalisme de 1929 - est un petit article intitulé « Les Armes de demain » (1925), avec, comme sous-titre ironique, « Batailles au chloracétophénol, chlorure de diphénylarsine et sulfure d’éthyle dichloré ». Son objet est l’utilisation de la chimie moderne au service du « militarisme international » : les prochaines guerres pourront faire usage de gaz mortels - comme le gaz moutarde ou la lewisite - qui ne font aucune distinction entre civils et militaires et peuvent détruire toute forme de vie humaine, animale ou végétale sur un vaste territoire. Le « rythme » de ces futures guerres chimiques contre lesquelles il n’existe aucune défense sera dicté par le désir de chaque puissance de « non seulement se défendre, mais aussi de surenchérir par rapport à l’effroi provoqué par l’adversaire en provoquant chez lui un effroi dix fois supérieur ». Ces futures catastrophes dépassent l’imagination humaine : « l’énormité du destin qui menace » sert de prétexte à la paresse mentale et aux discours lénifiants sur l’« impossibilité » d’une telle guerre.
Il est frappant de voir à quel point ce petit texte sobre et presque « clinique » - qui a son équivalent dans l’aphorisme intitulé « Avertissement d’incendie » de Sens Unique (1928), où il est également question de la guerre chimique - a prévu les dramatiques conséquences des innovations technologiques pour les guerres modernes. Si, même lui, le plus pessimiste des penseurs révolutionnaires de l’entre-deux-guerres, ne pouvait prévoir l’avènement d’une forme de technologie militaire infiniment plus moderne et plus mortifère que les gaz toxiques - l’arme atomique -, il a néanmoins perçu, avec une acuité extraordinaire, le type de dangers dont était porteur le progrès technique dans le cadre de la civilisation (bourgeoise) moderne. Ce modeste article est un exemple impressionnant de la lucidité de ce « dissident de la modernité », de cette Cassandre du XXe siècle, dont les sobres avertissements ont eu encore moins d’écho parmi ses contemporains que ceux de Cassandre elle-même parmi les Troyens.
Cela ne veut pas dire que, comme les partisans rétrogrades de la Zivilisationskritik, Benjamin rejette en bloc toute la technologie moderne. C’est ainsi qu’il se dissocie explicitement - dans un compte-rendu de cette même année (1925) consacré à un livre de Carl Albrecht Bernoulli sur Bachofen - d’auteurs comme Ludwig Klages, qui prônent une « condamnation sans retour de l’état “technique”, “mécanique” du monde tel qu’il est donné ». Sans négliger l’intérêt du travail anthropologique de Klages sur le chthonisme - culte patriarcal de la terre et des morts - chez Bachofen, il appelle de ses vœux une critique radicale des prophéties du déclin de cet auteur - qui, à cette époque, ne s’était pas encore rallié au nazisme… - et de ses prémisses philosophiques et théologiques. Dans ce court texte, Benjamin ne mentionne qu’en passant l’intérêt de Friedrich Engels pour Bachofen, mais cet aspect - la réception à gauche de l’auteur du Droit maternel - sera abordé dans le texte français qu’il écrira pour la N.R.F. en 1935 : puisant à des « sources romantiques », l’œuvre de Bachofen a fasciné Engels, Paul Lafargue et Elisée Reclus par son « évocation d’une société communiste à l’aube de l’histoire », une société de type matriarcal si démocratique et égalitaire qu’elle constituerait un véritable « bouleversement du concept d’autorité » et serait un exemple, par-delà les siècles, pour l’« idéal libertaire ». Il nous semble que Bachofen, relu par Engels et Reclus, occupe une place importante dans le dispositif théologico-politique de Benjamin : la société sans classes du passé le plus archaïque ne serait-elle pas l’équivalent profane de ce « paradis perdu » dont il est question dans les thèses sur le concept d’histoire ?
La lucidité prémonitoire de Benjamin est souvent saisissante, mais il n’était pas un oracle infaillible et pouvait, comme tout le monde, se tromper lourdement. Un exemple assez étonnant : dans une recension de trois livres, publiée en 1928, où il est question de La Trahison des clercs de Julien Benda, il écrivait, en comparant maladroitement les intellectuels indépendants français et allemands : « Si, en France, les esprits représentatifs se sont ralliés aux nationalistes extrêmes, et, en Allemagne, à la gauche radicale, cela ne dépend pas seulement des différences nationales, mais aussi du fait que la petite bourgeoisie française était un peu plus capable de résister économiquement ». Curieuse erreur !
Dans sa critique de l’idéologie du progrès, Benjamin s’est surtout intéressé à l’Europe, mais on trouve une puissante critique de la conquête du Mexique par les Espagnols dans un petit texte extrêmement intéressant qui a été complètement oublié par les critiques et les spécialistes de son œuvre : il s’agit du compte-rendu qu’il a publié en 1929 de l’ouvrage de Marcel Brion sur Bartholomé de Las Casas, le célèbre évêque espagnol qui, au Mexique, avait pris la défense des Indiens. La recension de Benjamin a paru dans Die Literarische Welt, la célèbre revue allemande des années de Weimar, le 21 juin 1929. Marcel Brion était, comme on le sait, un esprit fasciné par le romantisme allemand, le fantastique et le merveilleux ; il est l’auteur de plusieurs ouvrages biographiques, dont celui qui a retenu ici l’attention de Benjamin : Bartholomé de Las Casas. « Père des Indiens », Paris, Plon, 1928.
Prenant à rebrousse-poil l’histoire de la conquête espagnole des Amériques comme œuvre de « civilisation », Benjamin la considère ici comme le premier chapitre de l’histoire coloniale européenne, un chapitre qui « a transformé le monde à peine conquis en une chambre de tortures ». Les actions de la « soldatesque espagnole » ont crée une nouvelle tournure d’esprit « qu’on ne peut se représenter sans horreur ». Comme toute colonisation, celle du Nouveau Monde avait ses raisons économiques - les immenses trésors d’or et d’argent des Amériques -, mais les théologiens officiels ont essayé de la justifier à l’aide d’arguments juridico-religieux : « L’Amérique est un bien sans propriétaire ; la soumission est la condition préalable de l’évangélisation ; intervenir contre les sacrifices humains perpétrés par les Mexicains est un devoir chrétien ». « Combattant héroïque dans une position des plus exposées », Bartholomé de Las Casas a lutté pour la cause des peuples indigènes en affrontant, lors de la célèbre controverse de Valladolid (1550), le chroniqueur et courtisan Sepulveda, « théoricien de la raison d’Etat », et a finalement réussi à obtenir du roi d’Espagne l’abolition de l’esclavage et de la « encomienda » (système d’asservissement des Indiens) — mesures qui n’ont effectivement jamais été appliquées aux Amériques.
Nous sommes ici en présence d’une dialectique historique dans le champ de la morale, souligne Benjamin : « au nom du christianisme, un prêtre s’oppose à des atrocités commises au nom du catholicisme » - de la même façon qu’un autre prêtre, Bernardino de Sahagun, a sauvé, dans son œuvre, l’héritage culturel indien détruit avec la bénédiction du catholicisme.
Même s’il ne s’agit que d’un petit compte-rendu, le texte de Benjamin est une fascinante application de sa méthode - interpréter l’histoire du point de vue des vaincus en utilisant le matérialisme historique - au passé de l’Amérique Latine. Sa remarque sur la dialectique morale du catholicisme mérite également d’être notée, qui constitue presque une intuition de la future théologie de la libération…
L’adhésion de Benjamin au matérialisme historique ne signifie pas la disparition de son intérêt pour la théologie, mais celui-ci prend dès lors des formes peu conventionnelles. Ainsi, dans une note de 1930 intitulée « Critique théologique », Benjamin observe, à propos d’un livre du critique littéraire Willy Haas, que l’intérêt de l’auteur - qui se réfère aussi bien au Talmud, à Kierkegaard, à Thomas d’Aquin qu’à Pascal - se porte moins vers les écrits proprement théologiques que « vers les œuvres de ceux qui, tels Franz Kafka, donnent asile aux contenus théologiques se trouvant dans la menace la plus extrême ou dont les vêtements sont les plus déchirés » - une formule qui s’applique parfaitement au rapport de Benjamin lui-même au théologique ! Une des grandes qualités de ce livre serait donc, pour Benjamin, d’avoir proposé une interprétation de Kafka « qui, avec la plus grande énergie, bouscule tout sur son passage pour atteindre les faits théologiques » - ce que Benjamin tentera lui aussi de faire quelques années plus tard.
La théologie - ou la religion - et la critique romantique de la modernité inspirent également un autre essai de cette même année consacré à E.T.A. Hoffmann et Oscar Panizza. Pour Benjamin, Hoffmann est important en tant qu’héritier romantique des « plus anciennes idées de l’humanité » ; il croyait fermement à des « rapports effectifs avec les temps les plus primitifs (Urzeit) ». Ces citations illustrent une dimension significative du rapport de Benjamin au passé : sa préférence va aux temps anciens, archaïques, primitifs et non, comme chez la plupart des romantiques, au Moyen Âge. Mais l’écrivain romantique allemand l’intéresse aussi à cause du « dualisme religieux le plus résolu » entre le vivant et l’automate qui traverse ses contes ainsi que ceux d’Edgar Allan Poe, d’Alfred Kubin et d’Oskar Panizza. Les contes d’Hoffmann - Benjamin pense probablement au célèbre « Homme au Sable », récit mettant en scène Olympia, une poupée mécanique, qui finit par rendre fou et provoquer la mort du personnage principal - sont inspirés par l’identité secrète de l’automate et du diabolique et par l’idée que la vie quotidienne dans la société moderne est « le produit d’un mécanisme artificiel impie dont l’âme est dirigée par Satan ». L’allégorie de l’automate, le sentiment aigu et désespérant du caractère mécanique, uniforme, vide et répétitif de la vie des individus dans la société industrielle est une des grandes illuminations qui traversent les écrits de Benjamin au cours des années 1930.
Une vision « résolument religieuse » caractérise aussi un autre auteur romantique tardif qui va intéresser Benjamin : Franz von Baader. Personnage inclassable, ce catholique hétérodoxe - antipapiste - critique féroce - mais conservateur - de l’économie capitaliste libérale, rêvait d’une « Eglise universelle » dont le clergé aurait pour vocation de prendre la défense des prolétaires, ces nouveaux ilotes exclus de la civilisation industrielle. Si ce philosophe social-chrétien - bien oublié des historiens du romantisme - attire l’attention de Benjamin, qui rédige en 1931 un compte-rendu du livre de David Baumgardt sur « Franz von Baader et le romantisme philosophique », c’est parce que sa pensée typiquement romantique était néanmoins imprégnée des idées de l’Aufklärung et -contrairement aux idées reçues sur le romantisme - hostile au nationalisme. Grâce à son approche romantique-éclairée, cet « enthousiaste de la chaire » (c’est le titre de la note de Benjamin) a pu établir vers 1835 un « diagnostic de la situation sociale des classes laborieuses » qui était « en avance sur presque tous ses contemporains ». Ce qui plaît aussi à Benjamin chez Baader, c’est son cosmopolitisme antinationaliste : « Car aussi romantique que soit sa théorie, la pratique qu’il voulait développer était celle d’un “citoyen du monde” », déclaration que Benjamin fait suivre d’une citation dans laquelle il est question d’une Eglise universelle, d’un « temple de Zoroastre », débarrassé de toute limitation nationale et inspiré par l’« esprit de l’humanité ».
Nous retrouvons Franz von Baader dans une anthologie de textes d’auteurs allemands des XVIIIe et XIXe siècles - précédés de notices - publiée par Benjamin en collaboration avec l’essayiste Willy Haas dans la revue Die Literarische Welt en 1932. Dans l’une des notices des éditeurs, on trouve le passage suivant, qui l’associe à d’autres critiques romantiques-conservateurs de la civilisation : « La polémique de type défensif et d’inspiration féodale et hautement conservatrice contre la société industrielle bourgeoise qui, petit à petit, se développait, cette polémique telle qu’on la trouve chez Adam Müller et Franz von Baader témoigne d’une perspicacité étonnante et prophétique et coïncide souvent de façon presque littérale avec la critique offensive que Karl Marx a faite plus tard de la société capitaliste, même si Marx a explicitement et sévèrement rejeté cette critique romantique ». Les auteurs, qui ont sans doute en tête le passage bien connu du Manifeste du parti communiste où Marx à la fois tourne en dérision le « socialisme féodal », non sans réconnaître qu’il « frappe parfois la bourgeoisie en plein cœur par une critique amère et spirituellement mordante ».
Cosmopolitisme contre nationalisme : ce n’est pas un hasard si cette opposition est l’un des thèmes principaux de cette anthologie de 1932 : l’ennemi national-« socialiste » était déjà ante portas. L’introduction annonce qu’il s’agit de mettre en évidence l’inquiétante évolution de la conscience bourgeoise allemande depuis « l’idéal cosmopolite » - ou encore depuis « l’ancien cosmopolitisme bourgeois » - jusqu’au « chauvinisme des Etats industriels à l’époque du haut capitalisme ». Un des premiers extraits choisis est un avertissement de Herder - autre romantique éclairé - contre la « folie nationale » et les « images malsaines » qu’elle crée autour du mot « sang » : « Sang, déshonneur du sang, frère de sang, droit du sang ». Commentant des écrits nationalistes qui suivirent la guerre franco-prussienne, les deux éditeurs constatent que « la bourgeoisie a forgé de nouvelles armes de guerre : des visions du monde, des théories de la race, des métaphores politiques, humaines et philosophiques ». On retrouve ici l’inquiétude de Benjamin par rapport aux « armes nouvelles » exprimée cette fois-ci non pas en termes de technologie, mais sur un terrain non moins létal : celui de l’idéologie.
Si la montée du racisme est l’une des préoccupations des deux éditeurs - Willy Haas était lui aussi juif - on ne peut que s’étonner du silence de l’anthologie sur la question de l’antisémitisme. C’est au point que l’auteur d’un des extraits - une sorte de reportage sur les horreurs de la guerre franco-russe de 1813 - Ernst Moritz Arndt, est présenté comme « un poète patriote de la liberté et un auteur politique de l’époque napoléonienne » sans aucune mention de son virulent antisémitisme, qui l’a pourtant fait considérer par les nazis comme un de leurs précurseurs ! Il faut dire que l’aveuglement face à la montée de l’antisémitisme était largement partagé par l’intelligentsia juive allemande.
A partir de 1933, le doute n’est plus permis. Obligé de s’exiler en France à cause de l’instauration du Troisième Reich, Benjamin survit grâce au soutien - modeste - de l’Ecole de Francfort. En 1938 il va publier, dans une revue plutôt conservatrice, Mass und Wert (éditée à Paris), un hommage à l’Institut de Recherche Sociale, à cette époque déjà exilé à New York. Il mettra au centre de ses réflexions le combat des Francfortois contre le positivisme, l’expression la plus cohérente du conformisme bourgeois. Dès 1932, écrit-il, Horkheimer avait dénoncé « la tendance si caractéristique du positivisme […] à considérer la société bourgeoise comme éternelle et à ne voir dans ses contradictions — aussi bien les théoriques que les pratiques — que bagatelles ». Trois ans plus tard, le même auteur montre comment « la soumission non critique à ce qui existe […] accompagne le relativisme du chercheur positiviste comme son ombre ». Cette critique radicale du positivisme implique la mise en question de « ‘l’entreprise’ (Betrieb) scientifique », qui s’est mise sans états d’âme au service des puissants, ainsi que des sciences « positives » en général, si souvent complices « des actes de violence et de la barbarie ».
Un autre thème important de cette note en apparence modeste mais en fait très significative - le seul écrit de Benjamin sur l’Ecole de Francfort ! - concerne une problématique que nous avons déjà évoquée plus haut : les lectures de gauche de Bachofen. Il s’agit des travaux d’Erich Fromm se référant à Freud et surtout à Bachofen, dont il reprend à son compte la « théorie de l’ordre polaire des familles : l’ordre matricentrique et le patricentrique » - une théorie « que, en leur temps, Engels et Lafargue ont comptée parmi les plus grands travaux historiques du siècle ». La formule est quelque peu exagérée, mais ce qui intéresse Benjamin, c’est de pouvoir utiliser cette lecture de Bachofen pour critiquer, avec Fromm, l’autorité patriarcale (ou patricentrique), fondement de la structure autoritaire de l’ensemble de la société. Selon Benjamin, les travaux de Fromm contribuent à l’objectif vers lequel convergent tous les travaux de l’Institut de Recherche Sociale : « une critique de la conscience bourgeoise ».
Cette même année (1938), Benjamin publie une note sur un roman de l’écrivaine communiste juive allemande Anna Seghers intitulé Die Rettung [Le Sauvetage], sous le titre « Une chronique des chômeurs allemands ». Ce texte surprenant à plusieurs égards peut être considéré comme une sorte de suite au grand essai sur le narrateur de 1936 : Seghers est présentée non comme une romancière, mais comme une narratrice et son livre comme une chronique, ce qui lui donne, aux yeux de l’auteur de la recension, une très haute valeur spirituelle et politique. Il compare son art à celui des miniaturistes d’avant la perspective ou à celui des chroniqueurs du Moyen Âge, dont les personnages « touchent à une époque radieuse que leur action peut soudainement interrompre ». « Cette époque, le Royaume de Dieu la frappe comme une catastrophe ». La catastrophe qui s’est abattue sur les chômeurs et les travailleurs allemands, le Troisième Reich, est l’exact opposé de ce « Royaume de Dieu » : « Elle est quelque chose comme son contraire, elle est la venue de l’Antéchrist. Comme l’on sait, ce dernier singe la promesse de bonheur du Messie. C’est ainsi que le Troisième Reich singe le socialisme ». Ce que Benjamin esquisse ici - à propos d’un roman d’inspiration communiste ! - c’est en fait une sorte de critique théologique judéo-chrétienne du nazisme comme faux Messie, comme Antéchrist, comme manifestation diabolique d’un esprit du mal trompeur et rusé. Le socialisme est ainsi théologiquement interprété comme l’équivalent de la promesse messianique, alors que le régime hitlérien, cette immense mystification qui se prétend « socialiste et nationale », relève des puissances infernales : l’expression « enfer nazi » apparaît plus loin dans le texte. Après avoir rendu hommage à Anna Seghers pour avoir reconnu, courageusement et sans ambages, la défaite de la révolution en Allemagne, Benjamin conclut sa note sur une question angoissée : « ces hommes se libéreront-ils ? ». Le seul espoir serait une Rédemption (Erlösung) - encore un concept messianique -, mais d’où viendrait-elle ? Cette fois-ci, la réponse est profane : le salut viendra des enfants, des enfants des prolétaires dont parle le roman…
Peu avant la guerre, en janvier 1939, Benjamin publie un dernier texte rendant hommage au romantisme, un compte-rendu du livre d’Albert Béguin, L’Âme romantique et le rêve. En étudiant le romantisme comme un mouvement spirituel et en prolongeant ses réflexions jusqu’au surréalisme, Béguin a réussi à échapper au carcan académique. Sa recherche est exemplaire, par sa rigueur et sa précision, mais il lui manque une dimension essentielle : la mise en lumière de la constellation historique qui a permis l’émergence des idées romantiques et qui a fait de certains poètes - Ritter, Novalis, Caroline von Günderrode - de véritables « gardiens du seuil » (Hütter der Schwelle).. Benjamin ne propose pas cette analyse historique, mais suggère une hypothèse au sujet de la fascination romantique pour le rêve : « Leur appel à la vie onirique était un signal de détresse ; il montrait moins le retour de l’âme à la terre-mère que le fait que des obstacles en avaient déjà barré (Verlegt) le chemin ».
La fin du récit est connue : en 1940, alors qu’il était minuit dans le siècle, les signaux de détresse envoyés par Benjamin n’ont pas abouti. Trouvant son dernier chemin barré, il n’a eu d’autre issue que le suicide.
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Au délà des écrits examinés ici, la Zivilisationskritik d’inspiration romantique traverse l’œuvre de Benjamin comme un courant électrique – un courant qui va alimenter quelques unes de ses illuminations profanes les plus fascinantes, depuis le fragment de jeunesse prophétique sur « Le capitalisme comme religion » (1921), jusqu’à l’énigmatique chantier du Passagenwerk, en passant par l’étonnant article sur le surréalisme de 1929 et par le subtile essai sur « Le Narrateur » (1936). Le texte qui concentre, comme une pierre de foudre - expression d’André Breton au sujet des romantiques allemands - ces illuminations est sans doute son dernier, les Thèses « Sur le concept d’histoire » (1940), peut-être le document le plus important de la pensée révolutionnaire depuis les Thèses sur Feuerbach de Marx (1845). [2] Dans cet itinéraire, il va utiliser, comme ingrédients d’une opération alchimique de haute spiritualité – mais aussi d’explosive dangerosité – non seulement les écrits des écrivains romantiques allemands du début du 19e siècle, mais aussi ceux de beaucoup d’autres lumières noires de la galaxie romantique, de Charles Fourier à André Breton , et de Franz von Baader jusqu’à Franz Rosenzweig.. Une opération qui aura pour résultat, non certes la « pierre philosophale », mais l’invention d’une nouvelle philosophie de l’histoire, d’un « matérialisme historique » revu et corrigé par le messianisme juif et par la critique romantique .
Si la plupart des penseurs de la Théorie critique partageaient l’objectif d’Adorno, dans Minima Moralia, de mettre l’attaque dirigée contre la civilisation bourgeoise par les romantiques conservateurs au service des objectifs émancipateurs des Lumières, Benjamin est peut-être celui qui a montré le plus grand intérêt pour l’appropriation critique des thèmes et idées du romantisme anticapitaliste. Dans le Livre des Passages il se refère à Korsch pour mettre en évidence la dette de Marx, via Hegel, envers les romantiques allemands et français, même les plus contre-révolutionnaires. Cependant, aucune confusion n’est possible : contrairement aux conservateurs et aux nostalgiques réactionnaires des hiérarchies du passé, la critique marxiste de Benjamin se situe très explicitement du point de vue des vaincus et des opprimés, des classes dominées, des parias de l’histoire. [3]
On trouve chez lui, comme chez beaucoup de romantiques utopistes, une étonnante dialectique entre le passé le plus lointain - celui d’une « vie antérieure » pré-historique évoquée, selon lui, par les poèmes de Baudelaire - et l’avenir émancipé. Dans le Livre des Passages Parisiens, deux critiques romantiques de la civilisation, Fourier et Bachofen, apparaissent respectivement comme des figures emblématiques de la nouvelle et de l’ancienne harmonie. Les sociétés archaïques de l’histoire primitive (Urgeschichte) dont parle Bachofen, sont aussi celles de l’harmonie entre les êtres humains et la nature, brisée par le « progrès » capitaliste-moderne . Sa vision d’une constitution matriarcale de la société oppose l’image de la nature comme mère nourricière à « la conception criminelle (mörderische) de l’exploitation de la nature dominante depuis le XIXe siècle ». [4] Benjamin associe étroitement l’abolition de l’exploitation du travail humain et celle de la nature, et il trouve dans le « travail passionné » des « harmoniens » selon Fourier le modèle utopique d’une activité émancipée et la promesse d’une réconciliation future avec la nature. Dans le deuxième Exposé, « Paris Capitale du 19e siècle » (1939) il écrit : « Un des traits les plus remarquables de l’utopie fouriériste c’est que l’idée de l’exploitation de la nature par l’homme, si répandue à l’époque postérieure, lui est étrangère (…) La conception postérieure de l’exploitation de la nature par l’homme est le reflet de l’exploitation de fait de l’homme par les propriétaires des moyens de production ». [5] Cette sensibilité « éco-socialiste » avant la lettre est sans doute une des caracteristiques qui distinguent radicalement les écrits de Benjamin des tendances dominantes de son époque (y compris au sein de la gauche).
La pensée de Benjamin est profondément enracinée dans la tradition romantique allemande et dans la culture juive d’Europe centrale ; elle répond à une conjoncture historique précise, qui est celle de l’époque des guerres et des révolutions, entre 1914 et 1940. Et pourtant, les thèmes principaux de sa réfléxion, sont d’une étonnante universalité : ils nous donnent des outils pour comprendre des réalités culturelles , des phénomènes historiques, des mouvements sociaux dans d’autres contextes, d’autres périodes, d’autres continents. Au début du 21e siècle, face à une civilisation industrielle-capitaliste dont le « progrès », l’« expansion » et la « croissance » conduisent à une vitesse croissante vers une catastrophe écologique sans précédent dans l’histoire de l’humanité, ces outils constituent un précieux arsenal d’armes critiques et une fenêtre ouverte sur les paysages- du désir de l’utopie. Pour Benjamin, seule une révolution pourrait interrompre la marche de la société bourgeoise vers l’abîme ; mais il donnait de celle-ci une définition nouvelle : « Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Mais peut-être les choses se présentent-elles tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte, par lequel l’humanité qui voyage dans ce train, tire le frein d’urgence ». [6]
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