New Delhi Correspondance
L’Inde va recenser ses castes, pour la première fois depuis 1931. La décision du gouvernement, annoncée le 9 septembre, enterre le projet politique des pères fondateurs de l’Inde après l’indépendance : celui de ne pas compter les castes pour s’en émanciper et éviter les divisions sociales. Seuls les intouchables et les membres « des tribus répertoriées », qui bénéficient de quotas (emplois dans l’administration et places à l’université), étaient recensés tous les dix ans. Mais ignorer les autres castes du pays n’aura pas suffi à les faire disparaître. Soixante-trois ans après l’indépendance de l’Inde, elles régissent, plus que jamais, la vie politique.
Avec des milliers de communautés divisées en sous-groupes, le recensement qui va s’étaler entre juin et septembre 2011, pour un coût estimé à 800 millions de dollars (près de 600 millions d’euros), s’annonce difficile. Traduit dans les langues régionales, le mot connaît plusieurs sens recouvrant des réalités différentes, comme celles du métier ou de l’origine géographique.
Le système, vieux de plus de 3 000 ans, a résisté aux multiples invasions, et structure le pays tout entier, y compris les chrétiens et musulmans. La réalité sociale de l’Inde contemporaine l’a compliqué. Les mariages inter-castes, quoi que minoritaires dans les campagnes, ont brouillé les frontières. Sous l’effet des migrations, les castes, éclatées entre plusieurs zones géographiques, ont perdu de leur homogénéité. Reste ensuite à les classifier.
« Chaque caste se considère comme l’égale de la caste supérieure tout en refusant ce privilège à celles qui lui sont inférieures », avait écrit le sociologue indien M.N. Srinivas, (mort en 1999). Mais avec 27 % de postes dans l’administration réservés aux « other backward classes » (OBC) - ou « autres classes arriérées » - depuis le début des années 1990, et 22 % aux tribus et aux intouchables, les castes sont désormais de plus en plus nombreuses à revendiquer un rang inférieur, au bas de l’échelle, pour bénéficier d’avantages.
Selon un sondage, ceux qui se réclament des OBC sont passés de 36 % de la population en 2000 à 41 % en 2005. Cette compétition est source de conflits sociaux. En 2008, au moins 37 manifestants de la communauté des Gujjars, dans le Rajasthan, sont morts dans des affrontements avec la police alors qu’ils réclamaient leur appartenance à la catégorie des OBC.
Les opposants au recensement craignent justement qu’il polarise la société autour des castes, et attise les tensions sociales. « Il est impératif de mieux comptabiliser les groupes visés par les quotas », estime S.R. Darapuri, qui milite pour la cause des intouchables dans l’Etat de l’Uttar Pradesh. Mais le recensement va-t-il améliorer la situation économique des basses castes ? 90 % de la population active travaille dans le secteur informel, et c’est désormais le secteur privé qui offre davantage d’opportunités d’ascension sociale.
Victoire des partis régionaux
« La politique indienne de discrimination positive n’a pas changé grand-chose à la situation économique des basses castes. Elle leur a surtout donné une conscience politique », explique Christophe Jaffrelot, directeur de recherches au CNRS. La minorité issue de la discrimination positive a, au fil des ans, formé une petite élite de fonctionnaires, qui a créé des partis pour défendre leurs propres intérêts.
Un électeur ne vote plus pour le notable du Parti du Congrès mais pour un candidat issu de ses rangs. Les castes sont devenues les réservoirs de vote des partis politiques régionaux, qui ont obtenu 50 % des suffrages lors des élections de 2009. Le Parti du Congrès, au départ réticent à compter les castes, a dû céder à la pression de ces partis sans lesquels il ne peut plus gouverner. « C’est notre victoire », a réagi Lalu Prasad, le leader du Parti national du peuple (Rashtriya Janata Dal), implanté dans le Bihar, un Etat du nord de l’Inde, et qui rassemble des électeurs issus de la catégorie des OBC.
Mais pour de nombreux Indiens, d’ailleurs souvent issus des hautes castes, le recensement va renforcer un système où l’identité est assignée à chacun dès la naissance. « Au cœur du recensement, il y a l’idée qu’on ne peut plus échapper à sa caste », déplore PraTap Bhanu Mehta dans une tribune publiée dans le quotidien Indian Express. Au nom de l’émancipation des basses castes, le recensement va figer encore un peu plus un système qu’une large majorité, en Inde, s’accorde pourtant à juger inégalitaire et injuste.
Julien Bouissou