Dix ans après le lancement du Partenariat euro-méditerranéen (PEM), on entend souvent dire que le projet est un échec, que le processus de Barcelone est bloqué, que les espoirs qu’il avait suscités ont été déçus. Je voudrais pour ma part présenter un point de vue quelque peu différent.
Certes, les objectifs affichés dans les textes définissant le PEM, répétés à satiété dans tous les discours officiels, sont loin d’être réalisés ou même seulement en voie de réalisation :
- créer une zone de paix et de sécurité
- établir une zone de prospérité partagée
- rapprocher les peuples par le dialogue et les échanges culturels.
Que ceux qui sont parvenus à se faufiler dans l’espace Schengen à l’occasion de ce Forum nous parlent de l’accueil qu’ils ont reçu dans les Consulats, qu’ils nous disent combien de leurs camarades n’ont pu obtenir le fameux sésame qui permet de franchir la Méditerranée quand on vient du Sud. Voilà comment on instaure le dialogue et le rapprochement des peuples !
Que les milliers de chômeurs, les travailleurs précarisés, les millions de personnes qui vivent au Sud avec moins d’un euro par jour et au Nord avec des minima sociaux nous disent ce qu’ils pensent de la prospérité partagée.
Que les citoyens palestiniens, irakiens, les camarades syriens, libanais nous parlent de paix et de sécurité.
Mais étaient-ce vraiment les objectifs réels de ce partenariat ? Et le processus est-il aussi bloqué qu’on le prétend ? Je vais tenter de montrer en quoi les objectifs réels du projet euro-méditerranéen, ceux qui apparaissent dès que l’on dépasse les mots clinquants des préambules, ceux qui sous-tendent les réunions ministérielles et les groupes de travail, sont en voie de réalisation et comment ils vont remodeler les sociétés méditerranéennes en profondeur, selon un schéma qui va permettre de satisfaire les appétits des investisseurs et des multinationales au détriment des intérêts réels des populations.
La première idée que je voudrais développer ici est que le PEM, qui associe aujourd’hui les 25 pays européens aux 13 pays du sud et de l’est méditerranéen est un projet de l’Europe et pour l’Europe. Cherchez les textes relatifs au PEM : vous les trouverez sur le site web de l’Union européenne. Où se tiennent les sommets du PEM ? Dans les pays du Nord de la Méditerranée. Qui les préside ? Le président du moment de l’Union européenne. Lisez les textes. Le style, le vocabulaire, la forme l’attestent : ils sont tous écrits par des experts européens. Ils sont toujours conçus à sens unique : du Nord vers le Sud. Ils associent chacun des pays du Sud, pris isolément, à l’ensemble du bloc européen. Et évidemment quand on regarde les résultats, la fameuse « aide européenne » au développement du sud se traduit par une balance commerciale et une balance des paiements qui se creusent toujours davantage en défaveur des pays du sud, par des écarts toujours plus grands entre les PIB et sur l’échelle du développement humain !
Le deuxième aspect que je voudrais aborder c’est que, au cœur du processus de PEM, il y a les accords commerciaux et la mise en place d’une zone de libre-échange.
Il ne faudrait pas croire, lorsque l’on parle de libre-échange, qu’il s’agit seulement d’échanger des oranges et des tomates contre du blé, des aspirateurs contre du phosphate. Ce qui, dans le contexte de dissymétrie qui différencie les économies et les sociétés du nord et du sud de la Méditerranée, est déjà problématique.
Le libre-échange, à l’ère du néolibéralisme, c’est aussi la libre circulation des capitaux, c’est l’ouverture aux investisseurs extérieurs avec garanties pour l’expatriation des bénéfices. La liberté de commerce s’étend non seulement aux marchandises, aux biens de production, mais aussi aux services, à la force de travail, à la propriété intellectuelle, dans la droite ligne des règles édictées au sein de l’OMC qui en est le cadre de référence.
C’est pourquoi -et cela m’amène à la troisième idée - le PEM est en train de remodeler de fond en comble nos sociétés.
La première phase, ouvertement revendiquée, passe par la « déréglementation ». Voyons, à titre d’exemple, le chantier qui a été mis en œuvre au Maroc, le pays dans lequel je vis, dans le cadre du PEM et avec l’appui des institutions de Bretton Woods. :
- Déréglementation des changes, du code des investissements, de l’activité bancaire et boursière, du code du commerce, du droit des sociétés, des assurances et des places off shore.
- Déréglementation du travail, réforme du système fiscal, de l’administration publique, de la justice des affaires, levée progressive des droits de douane
- Libéralisation de l’école, de la santé, des transports terrestres, maritimes et aériens, de l’agriculture, des télécommunications, de la poste, de l’audiovisuel.
-Privatisation des entreprises et établissements publics, mise en concession et gestion déléguée des transports urbains, de la distribution de l’eau et de l’électricité, de l’assainissement et de la gestion des déchets.... Et j’en oublie encore.
Ce qui est en train de s’accomplir, c’est un remodelage complet du tissu productif et du tissu social, selon des modalités de concurrence exacerbée, réorienté essentiellement vers les marchés extérieurs, laminant les petits producteurs, tant industriels qu’agricoles, tandis que fleurissent les zones franches et autres paradis fiscaux. C’est une remise en cause des droits des travailleurs tandis que parallèlement, le secteur informel est institutionnalisé et le micro-crédit devient la recette miracle pour faire payer aux pauvres le prix de leur exclusion et canaliser leur révolte potentielle dans des micro-projets sans avenir.
Ne nous leurrons pas, la déréglementation est en fait la mise en place de nouveaux règlements organisant au mieux la liberté des patrons, investisseurs, spéculateurs, occidentaux bien sûr, mais aussi locaux, de s’accaparer tous les secteurs de l’activité économique porteurs de profit, dans le cadre d’une exploitation accrue de la force de travail et au mépris de la satisfaction des besoins élémentaires de populations qui perdent les maigres acquis qu’elles avaient pu obtenir au lendemain des indépendances.
C’est la mise en coupe réglée des économies du sud et une réorganisation du rôle de l’Etat qui se trouve désormais investi d’une double fonction :
1- dérouler le tapis rouge devant les investisseurs
2- réprimer toute velléité de remise en cause des nouvelles donnes, de revendiquer un mieux être social ou de tenter d’atteindre la rive Nord de la Méditerranée par ses propres moyens si l’on ne fait pas partie des quotas de main d’œuvre basanée nécessaires à la bonne marche des économies européennes.
Un exemple
Pour mieux éclairer mon propos, je prendrai un seul exemple : celui de la réforme administrative aujourd’hui mise en œuvre sous l’égide du gouvernement marocain avec la participation active de l’Union européenne et de la Banque mondiale. Cette réforme fait partie des quatre axes prioritaires des fonds MEDA II, (1) qui sont le bras financier des accords de partenariat.
Au Maroc comme ailleurs, il a été décrété que la Fonction publique était pléthorique, inefficace et corrompue. Ce constat est d’autant plus vrai que le système du clientélisme et du népotisme a toujours été au cœur de la construction de l’Etat du Maroc post-colonial, mais tout tend à prouver qu’il n’y a eu à ce jour aucune rupture par rapport à ce système. En outre rien n’est dit sur le poids du service de la dette qui pèse tout autant. Par ailleurs, on n’a pas pris en compte les déficiences actuelles de l’Etat marocain, le manque criant d’instituteurs et professeurs par rapport à une population à 65 % analphabète, le manque dramatique de médecins, d’infirmiers et de lits d’hôpitaux, le nombre de douars qui n’ont accès ni à la route, ni à l’eau potable, ni à l’électricité : comme si ce n’était pas du devoir de l’Etat d’assurer la satisfaction des besoins élémentaires des populations. Et l’on ne tient pas compte non plus des milliers de chômeurs titulaires de diplômes de l’enseignement supérieur, formés par l’Etat et dont les compétences sont aujourd’hui totalement foulées aux pieds.
La Réforme administrative (2) en cours de réalisation revendique ouvertement un désengagement progressif de l’Etat, le développement de nouveaux modes de prestations de services appuyé sur le privé et les ONG et le maintien de l’ordre public comme axe prioritaire. Elle considère le statut de la Fonction publique comme un frein pour le changement et ambitionne de bâtir une administration resserrée sur ses missions essentielles et au moindre coût. Elle prévoit une réduction des effectifs de 30% et une réduction des subventions et financements de l’Etat aux établissements publics. Elle programme une refonte des statuts (contrats à durée déterminée, sur projets, promotion et rémunérations sur critères de rendement, révision du régime des retraites afin qu’il soit « rentable » (je cite !), mobilité des personnels).
Evidemment, une telle réforme ne peut que susciter des grincements de dents. Alors on a trouvé la formule : encourager les départs anticipés à la retraite par le biais d’une prime incitative. Ce faisant, on fait d’une pierre deux coups : on « dégraisse le mammouth » et on se débarrasse des cadres qui refuseraient la remise en cause de leurs acquis et seraient réticents à adopter les nouveaux principes de management entreprenarial appliqué à la gestion des affaires de l’Etat.
Plus de 30.000 fonctionnaires ont demandé à ce jour leur retraite anticipée. Parmi eux, 75% environ sont des cadres supérieurs et plus de la moitié relèvent des secteurs de l’enseignement et de la santé. Voilà un exemple du travail de sape qui s’opère sous le couvert du PEM, financé avec l’argent des contribuables européens.
J’aurais pu prendre mes exemples tout aussi bien dans le domaine des transports, de l’assainissement, de l’agriculture, de l’environnement... Le pays entier est un vaste chantier de démolition. Et il se passe des choses similaires dans les autres pays du sud méditerranéen.
Et c’est pourquoi je dis que le PEM n’est pas -hélas- un processus bloqué. C’est aussi pourquoi je pense que notre objectif ne peut en aucun cas être de demander l’accélération de ce processus, ni même sa refondation. Il ne peut s’agir de déplorer le peu de crédits accordés au secteur social et de demander que soient accrues les lignes budgétaires accordées aux ONG. J’ai levé un tout petit pan de voile sur le contenu réel des accords d’association signés en notre nom, nous citoyens de la Méditerranée, par des gouvernements à la solde des patrons. Sommes-nous d’accord avec ce qu’ils instaurent ?
Le peuple français a su, lors du référendum sur le projet de constitution européenne, lire ce qu’il y avait au-delà de la poudre aux yeux du préambule et manifester son opposition sans appel au projet de société qu’il sous-tendait.
Le partenariat euroméditerranéen pousse à la caricature un projet similaire, appliqué à des économies fragiles et à des peuples aux acquis sociaux limités. Il ne prépare pas une Méditeranée de paix et de prospérité, il met en compétition les mains d’œuvre et les salariés de l’ensemble des pays de la Méditerranée et ne peut qu’entraîner un accroissement de la pauvreté et de la pression migratoire. Il annihile toute notion de solidarité au profit des valeurs de concurrence et de rentabilité. Il rend impossible toute politique de planification du développement.
Nous devons à notre tour déjouer les mensonges et dire NON à ce processus. Une première occasion nous en sera fournie lors de la célébration du 10° anniversaire du processus de Barcelone qui se tiendra ici même au mois de novembre. Mais il faut la préparer en multipliant le travail d’explication, d’information qui permette aux citoyens de se faire leur propre opinion et de la donner. Un autre partenariat méditerranéen est possible. Notre présence à ce Forum en est le prémisse.
Barcelone, 16 juin 2005
(1) Les autres axes sont : 1 le rapprochement des législations et des normes permettant aux entreprises de s’intégrer dans le gutur cadre règlement de la zone de libre-échange. 2L’adaptation du tissu industriel marocain pour faire face à la concurrence européenne (facilitation des échanges).3 La réforme du secteur des transports.
(2) Toutes les idées développées ici sont tirées de la Note de présentation de la réforme administrative au Maroc, consultable sur le site du Ministère marocain de la Fonction publique et de la Réforme administrative.