Quel que soit leur domaine d’intervention artistique, la grande majorité des travailleurs de la culture vit dans la précarité. Les plasticiens survivent grâce au RMI ou à la vente occasionnelle de leurs œuvres, le paiement d’un droit d’exposition n’étant pas encore courant en France. Les auteurs ne sont pas salariés non plus et dépendent des droits issus de la vente de leurs œuvres. Les artistes interprètes, qui travaillent presque tous par intermittence, reçoivent un salaire pour leur prestation sur scène et doivent percevoir une rémunération complémentaire pour l’utilisation de leur travail enregistré. Les réalisateurs sont salariés en tant que techniciens, mais ils reçoivent, de plus en plus, l’essentiel de leurs revenus sous la forme de droits d’auteur.
La question de la protection des droits d’auteur ne date pas d’aujourd’hui. Elle apparaît pour la première fois avec Gutenberg et l’invention de l’imprimerie, qui a permis la reproductibilité des œuvres et leur a conféré un caractère économique. Aussitôt, de nouvelles catégories socioprofessionnelles - imprimeurs et éditeurs - sont apparues, organisées en guildes et corporations auxquelles les pouvoirs en place accordaient le privilège de l’édition. Face aux enjeux économiques et politiques, les auteurs ne pesaient évidemment pas grand-chose...
Le droit d’auteur moderne, tel qu’on le connaît aujourd’hui, est né pendant la Révolution française, sous l’influence de Beaumarchais, initiateur d’une pétition d’auteurs dramatiques, qui débouchera sur le vote, à l’Assemblée, de la loi des 13 et 19 janvier 1791 : le droit d’auteur y est reconnu dans ses différentes compositions. Par la suite, la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (1886) marque un tournant majeur en matière de reconnaissance internationale et d’harmonisation du droit d’auteur. Initiée par Victor Hugo, la Convention stipule que les États signataires doivent accorder aux détenteurs de droits dans les autres États signataires la même protection que celle accordée à leurs ressortissants.
Bien qu’acceptée dans son principe de réciprocité, la Convention de Berne ne fut initialement signée que par une poignée de pays européens. En particulier, les États-Unis n’y ont adhéré qu’en 1989, en maintenant leurs réticences à l’égard de l’automaticité de la protection et des droits moraux.
Droits voisins
En France, le droit des auteurs est protégé par deux types de droits. Premièrement, le droit moral - droit de divulgation, de paternité, droit au respect de l’œuvre et droit de repentir -, perpétuel, imprescriptible et inaliénable, exercé par l’auteur lui-même ou par ses ayants droit (à la différence du droit anglo-saxon qui y substitue la notion de copyright, cessible à d’autres). Deuxièmement, le droit patrimonial, cessible, qui comprend les droits de reproduction et de représentation, que l’on distingue par la maîtrise ou non par l’utilisateur du support - le fait de visualiser une page sur Internet est une représentation, le fait de l’enregistrer sur son disque dur est une reproduction. Ces droits permettent la rémunération de l’auteur, directe - par le paiement des consommateurs - ou indirecte - par la remontée de revenus, comme la rémunération pour copie privée.
Mais une autre partie des droits d’auteur complexifie le débat. En 1985, la loi Lang - intégrée depuis dans le code de la propriété intellectuelle - a institutionnalisé des droits voisins au droit d’auteur, en faveur des artistes interprètes, qui leur donnent le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire l’utilisation et l’exploitation de leur prestation et de prétendre à une rémunération, ainsi qu’un droit moral sur leur interprétation. En échange de l’autorisation, le producteur du disque ou du film rémunère l’artiste, soit par accord collectif, soit par négociation individuelle. Ce lien avec le producteur est ce qui fonde le caractère salarial de l’activité de l’artiste interprète - et tous les droits sociaux qui vont avec -, lui permettant ainsi un rapport direct et constant avec son œuvre.
Il existe cependant des exceptions au droit exclusif qui, en fonction de l’interprétation que l’on en fait, constituent le cœur du problème. La loi accorde certains droits d’utilisation des œuvres, ces droits relevant donc d’une « licence légale ». Pour ne pas soumettre toute utilisation de phonogramme à l’autorisation préalable des artistes interprètes et des producteurs, la loi a institué une « rémunération équitable », transposition de la Convention de Rome de 1961, assise sur les recettes de l’exploitation ou évaluée forfaitairement. Ainsi, en 2005, le montant de la rémunération équitable s’élève, pour les discothèques, à 1,65 % des recettes réalisées par l’établissement ; pour les radios, à 5 % des recettes, y compris les recettes publicitaires ; et pour les télévisions, à 2 % des recettes.
Système de protection
Par ailleurs, lorsque l’œuvre sonore ou visuelle a été divulguée, l’auteur et l’interprète ne peuvent interdire les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé ou au cercle familial du copiste et non destinées à une utilisation collective. Les droits perçus sur cette copie privée, issus d’une redevance sur les supports vierges, sont partagés entre les ayants droit et un fonds mutualisé réinjecté dans la production de spectacles. La loi ne précise pas que l’accès doit être licite, mais le sous-entend : la copie d’un original obtenu illégalement - par vol, téléchargement en violation des droits d’auteur, etc. - serait donc un recel de contrefaçon.
La loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information (DADVSI), initiée en 2003, vise au départ à transposer en droit français une directive européenne de 2001. Le 22 décembre dernier, dans l’urgence et presque en catimini, le ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, tente de passer en force sur un texte mal rédigé et bancal.
Le texte n’a jamais été débattu en public, mais uniquement au sein de la Commission supérieure de la propriété littéraire et artistique, où les seuls avis pris en compte sont ceux des fabricants de matériel et des producteurs phonographiques et cinématographiques, ainsi que ceux des grandes sociétés d’auteurs. Aucune des propositions des représentants des artistes interprètes et des consommateurs n’a trouvé écho dans la position ministérielle.
À la surprise de tous, dans une Assemblé clairsemée, en séance nocturne, des amendements de quelques députés PS, UMP et UDF ont posé les jalons d’une légalisation de la mise à disposition et du téléchargement des œuvres d’esprit sur Internet, appelée licence globale. L’ouverture d’un débat, non souhaité par le ministre, a été malgré tout utile, alors que la loi, débarrassée de ces amendements, a été adoptée le 21 mars dernier. Plus de 500 pages d’amendements ont été déposées, dans une tentative ratée visant à la fois à refuser la révolte des jeunes internautes et à obéir aux desiderata des puissances économiques.
Les nouvelles questions posées par ce salutaire débat nous intéressent au plus haut point : la démocratie et les limites de la liberté individuelle, la notion de propriété, l’accès de toutes et tous à la culture, l’économie de la production culturelle, le statut social des artistes et leur rémunération. Les amendements prônant la licence globale proposaient de rendre licite la mise à disposition illimitée des œuvres sur Internet (l’upload), quelle que soit la source (licite ou non) de l’acquisition de l’œuvre, ainsi que le téléchargement (le download) des œuvres. Tout cela serait conditionné au paiement d’un supplément à l’abonnement Internet, versé par l’internaute via son fournisseur d’accès aux sociétés de gestion des droits d’auteur.
Cette proposition aurait comme conséquence l’affaiblissement du lien spécifique entre l’artiste et son œuvre, et entre l’artiste et son employeur, affaiblissant ainsi le statut de salarié des artistes interprètes. Par ailleurs, cette légalisation bon marché assécherait considérablement les circuits de financement de la production artistique, diminuant le nombre des travailleurs de la culture.
Les propositions ministérielles protègent surtout les prérogatives des fabricants de matériel et les plus gros fournisseurs de contenu. Elles font peu pour améliorer la rémunération des créateurs ou l’accès de tous à la culture. Elles pénalisent sévèrement les jeunes contrevenants, sans prévoir une véritable réponse graduée au téléchargement illicite, qui avait été pourtant claironnée avant le débat. Elles mettent très fortement en avant les systèmes DRM [1], qui sont des dispositifs informatiques incorporés dans les fichiers et dans les lecteurs permettant d’identifier et de traquer les utilisateurs tout en limitant l’usage des œuvres, dispositifs contrôlés et commercialisés par Apple, Microsoft, Sony et autres, permettant ainsi à ces firmes de décider quasiment seules de l’offre culturelle proposée à travers la planète...
De même, l’étendue et la rémunération de la copie privée ont été, in fine, laissées à la libre appréciation d’un « collège de médiateurs ». Or, un récent arrêt de la Cour de cassation va jusqu’à déclarer illégale une copie unique pour utilisation personnelle d’un DVD du commerce.
Reste que l’acquisition des œuvres via Internet est entrée durablement dans les mœurs et qu’il faut bien trouver un modus vivendi entre les attentes des publics et les besoins légitimes des créateurs et interprètes. Il ne nous appartient pas de choisir entre deux solutions, chacune favorisant tantôt les grosses majors du disque, tantôt les fabricants de matériel informatique, les opérateurs de télécoms et les fournisseurs d’accès qui, en gagnant des abonnés à coup de publicité sur le haut débit, sont les principaux bénéficiaires des échanges, légaux ou non, des œuvres.
Aider la créativité
Il serait donc juste, en attendant la nationalisation de ces entreprises, qu’une redevance soit assise sur leur chiffre d’affaires, afin de compenser les ayants droit pour le manque à gagner occasionné par le téléchargement illicite. Ceci ne se substituerait pas à la participation des internautes eux-mêmes qui, s’ils souhaitent posséder une œuvre, devraient s’acquitter d’un prix qui se doit d’être abordable et non assujetti à un taux de TVA aberrant. Il faut donc permettre aux sites de téléchargement légal de se développer mais, si l’on veut qu’ils contribuent à un épanouissement culturel diversifié, il ne faut pas les laisser dans un environnement sans régulation. Les formats de fichiers doivent fonctionner sur tous les appareils, et les DRM doivent permettre une copie privée raisonnable. Pour que ces deux conditions soient réunies, pour qu’il y ait de la transparence démocratique, il est légitime d’exiger un contrôle public. Des médiathèques numériques pourraient aussi démocratiser l’accès aux œuvres. Car il y a bien, ici, comme dans tous les domaines culturels, une responsabilité publique.
La disparition de la propriété privée ne doit pas s’effectuer uniquement dans un secteur très fragile et elle ne doit pas viser, en premier lieu, les créateurs, déjà marginalisés, dont la survie dépend d’une juste rémunération de leur travail. D’un côté, les artistes interprètes sont attaqués par le Medef, qui s’en prend à leurs allocations-chômage, et par la Commission européenne qui attaque leur statut de salarié. De l’autre, devraient-ils subir la libéralisation totale de leurs œuvres via Internet ? Ne pourrait-on imaginer un Internet accessible et véritablement public, hors du contrôle des grands groupes, respectueux des droits de celles et ceux qui l’enrichissent de leur contribution, foisonnant de créativité ?
La commission culture de la LCR
1. Digital Rights Management, gestion numérique des droits.