Le mouvement contre la réforme des retraites peut-il durer ? Alors que commencent des vacances de la Toussaint perturbées par les blocages de raffineries et de dépôts de carburants, les syndicats appellent à des mobilisations les 28 octobre et 6 novembre. Et des blocages pourraient continuer pendant les vacances.
Une « grève par procuration », comme en 1995 ? Organisé par des groupes de militants qui rassemblent des syndicalistes de divers secteurs, les blocages se poursuivent même si le taux de grévistes reste faible. Cette persistance depuis début septembre fait penser au mouvement de l’hiver 1995, analyse le sociologue Philippe Corcuff : « Un secteur minoritaire de la population est en grève, il y a une mobilisation massive dans les manifestations et un soutien très large dans la population. » Et de rappeler ce que le politologue Stéphane Rozès avait qualifié en 1995 de « grève par procuration ». Ceux qui sont mobilisés aujourd’hui le font « pour » les salariés qui ne peuvent pas faire grève pour des raisons financières ou parce que leur secteur n’est pas mobilisé.
Président de la société de conseil Cap et enseignant à Sciences Po, Stéphane Rozès explique aujourd’hui que le même phénomène est à l’œuvre, mais que sa nature est différente. « En 1995, au travers du mouvement social, les Français envoyaient un message à [Jacques] Chirac. Aujourd’hui, ils disent qu’ils souhaitent une réforme des retraites mais jugent le contenu de celle du gouvernement injuste et inefficace. Ils se servent des sondages pour exprimer leur soutien au mouvement social. » Vendredi 22 octobre, un sondage BVA rapportait que 69 % des Français étaient solidaires du mouvement et 46 % soutenaient le blocage des raffineries.
Le parallèle avec 1995 s’arrête pourtant assez vite, estime Guy Groux, directeur de recherche du CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po et spécialiste du syndicalisme. « En 1995, la totalité de la SNCF et de la RATP était en grève, on avait le sentiment d’une économie à l’arrêt, et surtout les taux de grévistes étaient beaucoup plus élevés », analyse-t-il, soulignant que « la situation politique était également différente : l’hiver 1995 arrivait six mois après l’élection de Chirac, alors qu’en 2010, nous sommes déjà dans la préparation de la présidentielle de 2012 pour Nicolas Sarkozy ».
Un mouvement multiforme. Comparer le mouvement avec mai 1968 n’est pas non plus pertinent, prévient Lilian Mathieu, sociologue et auteur de Comment lutter ? (Textuel). « En 1968, on a une grève générale de longue durée, ce qui n’est pas le cas en 2010 : certains secteurs sont partiellement en grève, d’autres connaissent des grèves de basse intensité, uniquement pour les journées d’action. D’autres salariés se relaient pour assurer la continuité du mouvement, tout en limitant les pertes de salaire. »
C’est certainement une des spécificités du mouvement, estime Philippe Corcuff. « On est dans un mouvement polyphonique, composite, les gens vont parfois aux manifestations, parfois non, ils peuvent participer une fois à une action, une autre fois non. On peut entrer et sortir du mouvement à sa guise. C’est une sorte de guérilla sociale, durable et pacifique, dans la majeure partie des cas », explique-t-il.
Les modes d’action ne sont pas nouveau, mais ils puisent dans les expériences des mouvements altermondialistes, comme le démontage du McDonald’s de Millau en 1999 ou les Faucheurs volontaires d’OGM. Jeudi, un groupe de syndicalistes à ainsi tenté d’aller murer les locaux du siège de l’UMP à Paris.
Dans les manifestations, certains militants plaident pour un blocage total de l’économie. Une référence indirecte à l’ouvrage L’Insurrection qui vient (La Fabrique), que la police a attribué à Julien Coupat, mis en cause dans l’affaire de Tarnac ? L’idée fait sourire Eric Hazan, éditeur de La Fabrique, mais il y voit un « écho certain ».
Pour Guy Groux, la raison d’être de ces modes d’action est plutôt à chercher du côté de la faiblesse du mouvement syndical. « Les syndicats maîtrisent de moins en moins leur base, beaucoup de choses leur échappent, estime-t-il. Les syndicats sont pris dans une contradiction : d’un côté ils appellent à des manifestations répétées et d’un autre côté ils n’arrivent pas à enclencher des grèves reconductibles suivies. » « On aurait tort de penser que tout est contrôlé par les directions syndicales », acquiesce Lilian Mathieu.
Comment continuer ? Dans ces conditions, le mouvement peut-il se poursuivre après le vote de la loi, voire après les vacances scolaires ? « Oui, sous la forme d’une mobilisation semi-permanente », assure Philippe Corcuff, qui y voit une comparaison avec le « mai rampant » italien des années 1968-1969, qui s’était étendu sur plusieurs mois, bien au-delà des revendications d’origines.
Depuis les premières journées de mobilisation, les slogans et les affiches ont évolué : aux côtés des mots d’ordre contre la réforme des retraites, les revendications catégorielles et, globalement, le rejet de Nicolas Sarkozy, s’expriment de plus en plus. « Pour beaucoup de gens, ce n’est plus seulement la question des retraites, mais aussi un désir d’en finir avec le cynisme, l’arrogance, l’injustice », s’enthousiasme l’éditeur Eric Hazan.
Au contraire, le chercheur Guy Groux y voit un danger pour les syndicats : « Après les vacances, on va changer de cap. Quand la loi sera entérinée et promulguée, on va entrer dans un autre jeu, celui de contester la démocratie parlementaire par la démocratie sociale. » Il pointe également un risque de déception chez les militants syndicaux, si le pouvoir ne cède pas d’un pouce.
« Pour l’heure, l’opinion s’est cristallisé derrière le mouvement », prévient Stéphane Rozès. Mais un retournement de l’opinion pourrait être fatal au mouvement. « Les gens sont solidaires mais ils sont aussi des consommateurs, des vacanciers, des automobilistes », énumère Guy Groux, qui pense que les blocages économiques vont provoquer une cassure avec la population. « Le sentiment d’être soutenu par l’opinion est très important pour les syndicalistes. Dans les assemblées générales, on discute de la manière de maintenir cette sympathie », raconte Philippe Corcuff.
Pour l’instant, cette cassure n’a pas encore eu lieu. Stéphane Rozès, comme d’autres, souligne que d’« éventuels débordements provoqueraient une telle rupture avec l’opinion ». « Cela pourrait relégitimiser le discours de Sarkozy sur la sécurité », prévient Philippe Corcuff, qui estime que l’enjeu, pour la suite du mouvement, est plutôt d’arriver à assurer une coordination entre les syndicats de salariés et la jeunesse, en misant sur des modes d’actions « ludiques » et sur l’« inventivité » des militants.
Nabil Wakim