L’investissement étudiant dans le combat antiguerre s’est fait sous des formes fort différentes à l’heure de l’escalade militaire états-unienne en Indochine et lors de l’intervention occidentale en Irak. Ces différences s’expliquent dans une large mesure par le changement radical du contexte politique entre les années soixante et le début des années deux mille. Mais il faut aussi tenir compte de la discontinuité qui caractérise le mouvement antiguerre en France, une discontinuité qui a des causes profondes.
La France est l’un des pays ouest-européens qui a connu des luttes sociales parmi les plus importantes ; cependant, à l’exception de brèves périodes, il n’en va pas de même en ce qui concerne le combat contre la guerre. Le contraste est frappant. L’article qui suit cherche notamment à comprendre cette faiblesse « structurelle » – dont le mouvement étudiant a été et reste tributaire.
I. L’arrière plan historique
Les particularités durables du mouvement antiguerre français trouvent au moins pour une part leur origine dans une séquence historique qui va de la Libération (1945) à la fin du conflit algérien (1962).
La reconstruction d’une puissance coloniale. Il n’y a pas au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’affirmation du pacifisme, comme cela avait été le cas après la Première. D’autres enjeux s’imposent en 1945. La France aurait pu faire partie du camp des vaincus ; l’Etat, sous le régime de Vichy s’étant allié à l’Allemagne nazie. Elle est néanmoins intégrée au camp des vainqueurs. Le général Charles de Gaulle, qui avait représenté à Londres les Français anti-vychistes, s’en voit crédité ; il peut former le premier gouvernement provisoire à la Libération.
Sur le plan intérieur, le Parti communiste sort de l’épreuve de la guerre à la tête d’une importante résistance armé, bénéficiant à la fois d’un prestige national et d’une grande influence dans la classe ouvrière. Pour juguler le risque d’une crise révolutionnaire, le PCF est intégré au gouvernement au prix de réformes économiques et sociales : nationalisations, sécurité sociale, début du droit de vote des femmes...
Le régime gaulliste a pour objectif de préserver l’empire colonial, comme en témoigne dès août 1945 le massacre de Sétif (Algérie). Le Vietnam ayant ce même mois proclamé son indépendance, le gouvernement français décide de la reconquête militaire avec le soutien actif de la social-démocratie. Le PCF refuse de rompre la solidarité gouvernementale sur cette question, ses ministres s’abstenant sur le vote des crédits militaires. Il se retrouve néanmoins dans l’opposition à l’approche de la guerre froide, en 1947 : à ce moment, la France est redevenue un pays impérialiste actif, engagé dans un violent conflit militaire en Indochine.
Des années 1945-1947, on retiendra ici trois caractéristiques de la situation française : la marginalité du pacifisme à gauche, l’importance du rôle de l’armée dans la structure de pouvoir, l’agressivité d’un impérialisme renaissant. Ajoutons pour les années 50 et 60 trois autres caractéristiques qui ont, à leur tour, profondément marqué la dynamique du mouvement antiguerre.
La guerre d’Algérie (1954-1962) fait immédiatement suite à la guerre française au Vietnam, clôturée par les accords de Genève de 1954. Proximité géographique et importance de la colonisation de peuplement aidant, elle a des conséquences ravageuses dans la métropole. La torture est en effet massivement utilisée pour briser la lutte de libération algérienne. La France a le triste privilège d’être le premier pays, après 1945, à en faire une méthode de gouvernement par la terreur ; elle exportera ultérieurement son expertise aux Etats-Unis ou en Amérique latine.
La crise morale ouverte par cette « sale guerre » a miné la gauche comme la droite. Le secrétaire général du Parti socialiste SFIO, Guy Mollet, en tant que Président du conseil (chef d’Etat), a fait voter les pouvoirs spéciaux en 1956 pour donner le champ libre à l’armée. Le Garde des Sceaux (ministre de la Justice) a alors pour nom François Mitterrand, futur président socialiste. Si la droite exige la répression la plus dure de l’insurrection algérienne, c’est la gauche social-démocrate et républicaine qui engage la guerre.
Au nom de l’union nationale encore, le PCF vote les pouvoirs spéciaux avant de se mobiliser ultérieurement pour la paix en Algérie. Dans ces conditions, des communistes en dissidence, des militants chrétiens et d’extrême gauche (notamment trotskistes) se retrouvent sur une ligne plus radicale, au sein de réseaux clandestins de soutien au Front de libération nationale (FLN). Cette expérience unitaire va jouer un rôle important dans la formation des mouvements anti-impérialistes qui prennent forme au milieu des années soixante.
La posture indépendante du gaullisme. De Gaulle a démissionné dès janvier 1946 de son poste de président du gouvernement provisoire. Il revient au pouvoir en 1958, à l’occasion de la crise politique ouverte par la guerre d’Algérie et sous la pression de l’armée : un coup d’Etat légalisé par l’Assemblée nationale. Fort des pleins pouvoirs, il fonde la Ve République dont il est élu président en décembre. En 1962, il signe les accords d’Evian avec le FLN algérien, prenant de court les militaires « ultras » qui créent l’Organisation de l’armée secrète (OAS), putchiste.
Libéré du conflit algérien, Charles de Gaulle s’attache à renforcer la place de l’impérialisme français dans l’arène internationale. La mise au point à l’arrachée de la bombe atomique permet à la France d’entrer dans le club (alors) très fermé des puissances nucléaires : les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU dotés du droit de veto – avec les USA, l’URSS, la Chine et le Royaume uni. Il affirme au sein du « camp occidental » une posture d’autonomie vis-à-vis des Etats-Unis symbolisée en 1966 par le discours de Phnom Penh et la sortie du commandement militaire intégré de l’Otan (la France restant cependant dans l’Alliance atlantique).
Le gaullisme a ravivé un nationalisme de puissance. Surtout, du point de vue qui nous occupe ici, il a considérablement modifié les conditions nationales d’émergence du mouvement antiguerre. Dans d’autres pays européen, son acte de (re)naissance furent les grandes luttes contre les bases et missiles US – bases et missiles qui ont dû évacuer en 1966 le territoire français. Cet « événement fondateur » n’a donc pas lieu en France et cela explique pour une bonne part la faiblesse des traditions françaises en ce domaine.
Crises à gauche. La social-démocratie sort profondément déconsidérée de la guerre d’Algérie et pâtie de son réformisme : si elle garde 16% des suffrages aux législatives en 1968, son candidat à la présidentielle de 1969, Gaston Defferre, ne récolte que 5% des voix ! En son sein, il n’y a pas de courant socialiste de gauche important qui fasse du combat antiguerre l’un de ses terrains d’action privilégiés. Les tergiversations répétées du Parti communiste et son stalinisme particulièrement affirmé lui aliènent l’aile radicale de la jeunesse (le Mouvement de la Paix, étroitement identifié au PCF, subit la même désaffection), bien qu’il obtienne encore quelque 20% des voix et préserve son implantation ouvrière.
II. Les « années 68 »
Quand la radicalisation de la jeunesse s’affirme en France, au cours des années 60, il n’existe aucun cadre collectif pour le combat antiguerre : alors même que la question de la guerre –guerres impérialistes, guerres révolutionnaires – est au cœur de l’actualité mondiale. A l’heure de l’escalade militaire états-unienne en Indochine, le réveil de l’anti-impérialisme militant s’affirme avant tout dans le soutien au peuple vietnamien [1].
CVN, CVB. Des organisations « adultes » jouent un rôle important dans la formation de nouveaux mouvements antiguerres unitaires, en particulier le comité universitaire intersyndical qui jette un pont entre la mouvance politique du PCF et les courants d’extrême gauche émergeant dans la jeunesse (notamment mais pas uniquement diverses variétés de maoïsmes et de trotskismes). Les collectifs locaux ont une composition sociale et générationnelle mélangée. Mais les étudiants constituent le fer de lance des mobilisations. Ils impriment leur dynamisme aux deux mouvements de solidarité emblématiques des années 1967-1968, le Comité Vietnam national (CVN) fondé en novembre 1966 et les Comités Vietnam de Base (CVB) constitués en février 1967.
Le CVN a l’appui de personnalités (le philosophe Jean-Paul Sartre, le physicien Alfred Kastler, le mathématicien Laurent Schwartz, l’historien Pierre Vidal-Naquet…). Il accommode un large éventail de sensibilités politiques : progressistes indépendants, compagnons de routes du PCF, divers courants d’extrême gauche (dont la Jeunesse communiste), gauche syndicale universitaire… Les CVB sont créés par l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJCml, l’une des principales organisations maoïstes) qui préfère constituer son « front de masse » plutôt que d’intégrer un cadre unitaire. Quant au PCF, il dirige un collectif comprenant de nombreux syndicats (la CGT) et associations (le Mouvement de la Paix), mais coupé du radicalisme des milieux étudiants et intellectuels. Le CVN prône l’unité dans la solidarité et l’impose dans la rue. Le PCF et les principaux courants maoïstes s’en gardent.
Anti-impérialisme révolutionnaire. La démesure meurtrière de l’escalade étasunienne en Indochine exprime alors la violence de la contre-révolution impérialiste. Tous les courants politiques (parfois en formation) qui « feront » Mai 68 en France s’engagent dans les activités de solidarité ; un terrain sur lequel s’est déployé toute la panoplie des actions typiques de cette époque et de « l’activisme » étudiant : travail de politisation et polémiques programmatiques ; apparat et dynamisme des défilés ; longs slogans rythmés (« Salut à vous frères vietnamiens… ») ; banderoles aux lettre de feu (« FNL vaincra ») tendues haut en travers des boulevards ; opérations spectaculaires contre les consulats saïgonnais et US, ou des firmes et des symboles de la présence états-unienne ; « accueil » militant des bâtiments de la VIe Flotte US venus mouiller dans les ports de la Côte d’Azur ; réseaux clandestins d’appui aux déserteurs américains basés en Allemagne ; participation au Tribunal Russel (présidé par Jean-Paul Sartre) ; manifestations clandestines (après leur interdiction post-juin 68)…
Le mouvement antiguerre porté par la radicalisation étudiante des années 1960 est anti-impérialiste, révolutionnaire : il ne se mobilise pas seulement pour la « paix », mais pour la victoire des luttes armées de libération dans le tiers monde. En France et dans le mouvement étudiant tout particulièrement, les références marxistes (plurielles) dominent.
Liens internationaux. Sur le terrain du combat antiguerre, le mouvement étudiant est le vecteur de nouveaux liens internationaux, en Europe et au-delà. La première manifestation européenne contre les guerres impérialistes a lieu à Liège, le 15 octobre 1966. Le rendez-vous de Berlin, les 17-18 février 1968, constitue le point d’orgue de ces mobilisations européennes, avec le Sozialistischer Deutscher Stundentenbund (SDS) de Rudi Dutschke et des cortèges venus de quinze pays — la délégation française étant avant tout menée par la JCR. Des liens militants se tissent jusqu’au Japon et aux Etats-Unis.
Le soulèvement des campus aux USA suscite un intense sentiment de solidarité. L’internationalisme s’affiche aux tribunes des meetings français : le Comité Vietnam national, puis son successeur, le Front solidarité Indochine (FSI), ont ainsi accueilli Stokeley Carmichael, leader du Black Panther Party, ou Fred Halstead, venu lui aussi des Etats-Unis, représentant la coalition pour la paix NPAC.
La « césure » de Mai 68. Le nouveau mouvement anti-impérialiste surgit de la même dynamique que la nouvelle extrême gauche. C’est ce qui fait temporairement sa force, mais qui provoque aussi sa crise au lendemain des barricades étudiantes et de la grève générale de mai-juin 1968. Alors que l’escalade militaire US se poursuit jusqu’en 1973 – et que la défaite du régime saïgonnais n’est acquise qu’en 1975 –, les organisations de solidarité créées en 1966-1967 cessent tout simplement d’exister !
En effet, l’ampleur de la grève générale française (sans équivalent cette année-là dans les pays capitalistes développés), ouvre de nouvelles perspectives. Initialement nourries par la radicalisation étudiante, les organisations d’extrême gauche qui avaient porté les mobilisations internationalistes tournent leur attention vers la classe ouvrière pour élargir leur enracinement social. La solidarité internationale fait les frais de cette nouvelle priorité.
Les représentants vietnamiens (ambassade de la République démocratique pour le Nord, FLN puis Gouvernement révolutionnaire provisoire pour le Sud) apprécient d’autant moins l’effondrement des mobilisations « Indochine » en France que des négociations décisives s’ouvrent à Paris avec les Etats-Unis. Ils interviennent avec force pour favoriser leur relance. Le PCF traîne des pieds. Les maoïstes font la sourde oreille (mais renforcent leurs liens avec les Khmers rouges). Les Vietnamiens sont en revanche entendus par d’anciens animateurs du CVN, conscient des enjeux mondiaux. Au vu de la situation, des représentants indochinois participent, le 16 février 1971, à un meeting de la Ligue communiste à Paris (ce qu’ils n’avaient encore jamais fait), au grand dam du PCF, qui dénonce toujours aussi violemment les « gauchistes ». Le Front solidarité Indochine (FSI) est lancé en avril 1971, trois ans après la disparition du CVN, par un appel signé de 43 personnes, dont Laurent Schwartz, Pierre Vidal-Naquet, Jean Chesnaux, Roger Pannequin, Roland Castro, Madeleine Rebérioux, Marcel Francis Kahn, Alain Krivine, Georges Boudarel, Marianne Schaub, François Maspero, Claude Bourdet, Daniel Hémery, Hélène Parmelin, Georges Casalis. Il réunit des universitaires anti-impérialistes (issus ou pas du PCF), des chrétiens de gauche et un éventail de courants d’extrême gauche comme la Ligue communiste, l’Alliance marxistes révolutionnaire (AMR) ou une aile du maoïsme. Les représentants indochinois affichent à nouveau leur soutien à la création du FSI en participant à son meeting du 6 novembre 1971.
L’effet d’entraînement a lieu et le PCF relance un Cartel des 48 organisations. Le Front solidarité Indochine réussit à maintenir une intense activité jusqu’en 1975 : création de nombreux comités de base, assises, réunions et manifestations répétées (qui peuvent compter jusqu’à 30.000 personnes), publications, initiatives européennes (en particulier la manifestation de Milan du 12 mai 1973)… et ce, malgré une situation politique complexe marquée par la normalisation des rapports sino-américains sanctionnée, en 1971, par le voyage de Nixon en Chine et la montée des tensions entre Hanoi et Pékin.
Mais il y a, en ce domaine en France, comme en bien d’autres, un « avant » et un « après » la grève générale de mai-juin. Avant, le soutien aux peuples d’Indochine était l’un des principaux terrains spontanés de mobilisation et de politisation. Après, les activités de solidarité n’ont pu être relancées que de façon volontariste.
Antimilitarisme et comités de soldats. Dans la foulée de Mai 68, l’antimilitarisme prend une ampleur nouvelle en France. L’extension du camp militaire du Larzac, dans le Massif Central, provoque notamment une vaste mobilisation avec, en août 1973, un rassemblement de 50.000 personnes où jeunes, étudiants, syndicalistes et paysans se retrouvent. Des conscrits sont présents. Des comités de soldats, clandestins, commencent en effet à apparaître dans l’armée de conscription.
Les militants, souvent ex-lycéens ou étudiants, appelés à faire leur service militaire créent des comités de soldats dans les casernes. Parallèlement, s’appuyant sur les mobilisations de la jeunesse scolarisée, l’extrême gauche impulse des structures civiles : Comité de défense des appelés, Comité antimilitariste, Informations pour les droits du soldat. [2]
Lors de la campagne présidentielle de 1974, l’Appel des Cent soldats réclame l’amélioration des conditions matérielles, l’abolition de la censure, la liberté d’expression et d’organisation ; il récolte 6000 signatures. En septembre 1974, 200 soldats manifestent à Draguignan. D’autres défilent en janvier 1975 à Karlsruhe, en Allemagne, où stationnent des troupes françaises. De nombreux journaux sont imprimés, à la vie éphémère. A Besançon, en novembre 1975, une conférence de presse se tient dans les locaux de l’union locale CFDT ; elle annonce la création d’une section syndicale de soldats au 19e RG. Des coordinations régionales fonctionnent. En mai 1977, une réunion nationale des comités lance une campagne pour les transports gratuits. En 1978, des candidats soldats sont présentés dans certaines circonscriptions aux élections législatives, dans le cadre de la campagne « pour le socialisme, le pouvoir aux travailleurs » menée conjointement par les Comités communistes pour l’autogestion, la LCR et l’Organisation communiste des travailleurs.
Alors que l’objection de conscience reste limitée en France, la création de ces comités illustre la dynamique des radicalisations des années 1970. Elle combine la révolte contre des conditions d’existence intolérables (les brimades…), des revendications concrètes (transports gratuits…), l’extension du combat pour les droits (pour une organisation syndicale des soldats alors que le droit à l’existence des structures syndicales au sein de l’entreprise n’a été imposé qu’en 1968), le refus de voir l’armée utilisée contre les travailleurs et une perspective radicale portée par la nouvelle extrême gauche : initier un travail au sein des forces armées. En 1969 déjà, la candidature d’Alain Krivine à l’élection présidentielle de 1969, alors qu’il fait son service militaire, symbolisait en quelque sorte cette combinaison : dirigeant de la Ligue communiste, il posait concrètement la question des droits citoyens des soldats.
III. Le repli
Le déclin national et international des luttes s’affirme à la fin des années 1970. Le mouvement des comités de soldats s’éteint. Porté par la conscription de la jeunesse, il ne renaîtra pas : la loi mettant fin au service militaire obligatoire est votée en 1996 (il reste des conscrits jusqu’en 2002), l’armée se professionnalise sans que le droit syndical y ait été reconnu. L’anti-impérialisme entre lui aussi en crise.
Solidarité internationale. A partir de septembre 1973 – coup d’Etat de Pinochet au Chili –, l’Amérique latine occupe une place centrale dans les activités internationalistes en France. L’arrivée en Europe de milliers de réfugiés des dictatures militaires latino-américaines accentue ce recentrage. Vu la complexité de la situation en Asie, avec la montée en puissance du conflit sino-soviétique, le maintien des activités de soutien aux révolutions indochinoises exige beaucoup de volontarisme. Puis le déclin des guérillas en Amérique latine se fait à son tour sentir…
C’est dans un contexte déjà incertain que la question des Khmers rouges se pose au mouvement. Nul alors ne sait ce qu’est devenu « l’Angkar » sous la direction de Pol Pot. Les maoïstes, certains tiers-mondistes, prennent fait et cause pour le régime khmer. Mais, dès que Phnom Penh est vidé de sa population, le doute naît dans l’esprit des autres composantes de la solidarité. Puis la réalité du « polpotisme » dépasse les pires inquiétudes. La guerre sino-indochinoise finit de démoraliser bien des militants.
Impérialisme français. Qu’est-ce qui aurait alors permis de maintenir la continuité du combat antiguerre et de l’antimilitarisme, dans lequel le mouvement étudiant aurait pu rester investi ? La lutte contre l’impérialisme français, contre le rôle de l’armée française en Afrique et l’armement nucléaire français. Il aurait fallu pour cela briser le puissant consensus de gouvernement forgé sur ce terrain. Le Parti socialiste est une composante active de la politique impérialiste française. Quant au PCF, puis les Verts, ils n’ont jamais fait de ces questions un casus belli dans leurs accords avec le PS – comme s’il ne s’agissait que de questions « marginales » (ce qu’elles ne sont évidemment pas).
La situation est telle que si une organisation d’extrême gauche justifiait son refus de l’unité avec la gauche de gouvernement sur ce terrain (impérialisme, intervention de l’armée et armement nucléaire français), elle serait accusée de chercher des « prétextes » pour couvrir son « sectarisme ».
Dans ces condition, la poursuite de l’activité internationaliste unitaire est assumée par des comités de solidarité et des coalitions ad-hoc (Palestine, Amérique latine…), par des associations spécialisées comme Survie vers l’Afrique noire ou l’Association des Médecins contre la guerre nucléaire. Le mouvement étudiant, notamment, s’avère incapable de maintenir des activités antiguerres permanentes.
IV. L’Irak et après ?
Au tournant des années 90, le cadre géopolitique se modifie radicalement avec l’implosion de l’URSS, la fin de la confrontation Est-Ouest et la mondialisation capitaliste. A l’heure de « l’impérialisme humanitaire », les nouveaux conflits, comme en ex-Yougoslavie, divisent durablement les mouvements progressistes. Au lendemain de l’attentat du 11 septembre 2001, l’intervention en Afghanistan est perçu comme une réponse au terrorisme et non pas pour ce qu’elle est, une guerre. Aujourd’hui encore, bien que les troupes françaises y soient engagées, elle n’est pas devenue une affaire politique intérieure malgré les campagnes menées avec obstination par une petite coalition d’organisations.
Les choses se présentent différemment après l’annonce de l’intervention en Irak qui provoque, cette fois, une réelle mobilisation « préventive », partie prenante d’une vaste dynamique antiguerre internationale. Pour l’essentiel, dans et hors de l’université, elle a donné naissance à des coalitions nationales ad-hoc et à des comités locaux.
Agir contre la guerre (ACG) [3] représente en France la principale tentative contemporaine pour relancer une structure spécifique, permanente, adossée à la mobilisation étudiante. Initié notamment par des militants de « Socialisme par en bas » (Speb) et de la JCR/LCR, ACG naît localement en 2002, dans le 18e arrondissement de Paris, sur la question de la Palestine. Il prend de l’envergure avec les mobilisations sur l’Irak, animant des cortèges « battants » dans les manifestations ou organisant des « montées » en cars pour les rendez-vous nationaux et internationaux (contre-sommet d’Evian, Londres). Il apparaît comme une « aile marchante » d’un mouvement plus vaste.
L’intérêt de cette expérience est qu’elle vise à renouveler les bases du mouvement antiguerre en liant étroitement le combat contre la guerre au Moyen-Orient (il n’intervient pas sur d’autres situations régionales) et le racisme, en particulier le racisme anti-arabe. Bien des animateurs d’ACG se sentent en effet proche des analyses du Socialist Workers Party (SWP) britannique qui juge que la faiblesse des manifestations antiguerres en France est due à l’incapacité de l’extrême gauche (et singulièrement de la LCR) à se tourner vers des organisations musulmanes et l’immigration arabe. Mais l’expérience n’est pas probante.
Les mobilisations unitaires contre l’intervention en Irak prennent une grande ampleur en France, tout en restant en deçà de ce qui se passe dans des pays comme la Grande-Bretagne ou l’Italie. Il y a 80.000 manifestants à Paris, le 20 mars 2003, le soir où les armées US lancent leur attaque ; c’est considérable. Puis, comme ailleurs, le mouvement se désagrège. Les structures unitaires se délitent, les désaccords sur le mot d’ordre de retrait des troupes occidentales étant vifs (la CGT jugeant qu’il conduirait au chaos). Le déclin est d’autant plus rapide que, sous la présidence de Jacques Chirac (un homme de droite, gaulliste, soucieux de préserver les intérêts de l’impérialisme français au Moyen-Orient), Paris refuse de participer à la guerre d’Irak.
En 2004, Agir contre la guerre gagne une envergure nationale, organisant la montée en cars sur Paris pour manifester contre l’arrivée de George Bush. Mais c’est un chant du cygne. ACG ne résiste plus longtemps au reflux. Sa reconversion n’est pas aisée : le terrain Palestine est déjà occupé par d’autres structures militantes ; la collaboration avec les associations musulmanes n’a pas qualitativement changé l’ampleur des mobilisations. L’organisation finit par s’enliser dans des conflits internes, « groupusculaires », incompréhensibles pour les jeunes qui l’ont rejoint sur la base de son activisme militant.
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La faiblesse relative des campagnes antiguerres en France – y compris l’investissement étudiant sur ce terrain – a des racines anciennes ; elle n’est pas due à une simple question d’orientation politique ou de mots d’ordre. L’Irak n’a pas constitué l’événement « fondateur » qui aurait enfin permit de surmonter ce handicap.
Le combat antiguerre n’a aujourd’hui rien perdu de son actualité ; la « guerre en permanence » étant un versant essentiel de la mondialisation financière. Mais il n’en reste pas moins, en France, discontinu. A l’heure de la crise capitaliste, la solidarité internationale se déploie plus systématiquement sur le terrain social.
Pierre Rousset