Ces deux phénomènes existaient bien entendu avant 1980. L’économie turque était portée depuis par une industrie exportatrice qui constituait le débouché de l’exode rural des campagnes surpeuplées de l’Anatolie. De son côté, après les grandes révoltes kurdes appuyées sur des structures traditionnelles contre la nouvelle république centralisatrice turque niant la pluralité nationale au sein de son territoire, en particulier la révolte de Cheikh Said [1], un mouvement national kurde avait, quant à lui, émergé durant les années 1970 à partir d’étudiants kurdes issus de la gauche turque. Néanmoins un élément essentiel de cette période a disparu : les mouvements ouvriers et de la jeunesse, incapables d’avoir un véritable débouché politique qui en soit la continuité organique, ont été écrasés par le coup d’État militaire de 1980. La répression brutale qui l’a suivi a ouvert la voie à un reformatage néolibéral de la société.
Deux dynamiques structurantes
1. Une économie d’exportation fermement ancrée dans le capitalisme globalisé
L’intégration du capitalisme à l’économie mondiale n’est pas nouvelle mais elle s’est particulièrement accrue durant ces trente dernières années. C’est à partir du début des années 1980 que le capitalisme turc va davantage s’appuyer sur l’exportation que sur le marché intérieur. Cette évolution va être vivement encouragée par les gouvernements libéraux sous le leadership de Turgut Özal [2] dont la politique visait à intégrer la Turquie au capitalisme mondial en autorisant plus largement les importations et, surtout, en la transformant en un pays compétitif sur le marché international. Ainsi, la Turquie a exporté 3 milliards de dollars en 1980 et… 132 milliards en 2008. Cette croissance n’est pas linéaire, les exportations turques n’étaient encore « que » de 28 milliards en 2000 mais vont connaître une très forte poussée entre 2001 et 2005. Ce phénomène est allé de pair avec une industrialisation accrue destinée essentiellement à l’Union européenne (UE) et aux États-Unis. La part des produits manufacturés, notamment produits textiles et automobiles, dans l’exportation est passée de 10 % à 92 % durant la même période avec l’émergence de nouvelles régions industrielles, notamment en Anatolie dans des villes comme Mersin, Konya, Kayseri, Denizli avec l’apparition de nombreuses PME et d’une bourgeoisie industrielle provinciale. Cette évolution s’est ainsi accélérée depuis 2002 et l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) [3] qui aura énormément œuvré dans ce sens, notamment avec le plan stratégique trisannuel pour l’exportation et la transformation des lois sur les relations du travail [4].
Le capitalisme turc est ainsi devenu, durant les années 2000, régionalement dominant et capable de réaliser une accumulation jusqu’à présent inédite dans ce pays. De manière anecdotique mais significative, Istanbul est devenu la quatrième ville du monde abritant le plus de milliardaires — vingt-huit ! — derrière New York, Moscou et Londres.
2. Une question nationale toujours pas résolue
De l’effervescence des organisations kurdes nées à la fin des années 1970, seul le PKK [5] joue un rôle majeur et peut prétendre à être le mouvement politique des Kurdes dans le sud-est de la Turquie. Après avoir connu des premières années difficiles, le PKK avait réussi, tant bien que mal, à maintenir son organisation sous la dictature, à conquérir une importante base sociale et à attirer de nombreux militants particulièrement en raison du racisme d’État mis en œuvre et de l’extrême dureté de la répression contre la grande majorité de la population kurde dans le sud-est du pays [6]. Les affrontements entre le PKK et l’armée turque et ses alliés — les milices villageoises kurdes (korucu) et le Hezbollah kurde, groupement religieux ultra-sectaire et violent, divisé en deux fractions rivales Menzil et İlim — ont dégénéré en une véritable guerre civile ayant pour théâtre d’opérations le Kurdistan turc (sud-est de l’État turc) mais aussi occasionnellement les grandes villes du pays. Ces affrontements ont atteint leur paroxysme entre 1995 et 1996, période durant laquelle les institutions sécuritaires (l’armée mais également les services secrets) utilisaient à fond leur autonomie à travers les procédures « d’état d’exception » dans le Kurdistan turc ou les unités du Jitem (cellule clandestine de la gendarmerie chargée de la lutte antiterroriste).
La « question kurde » était ainsi reléguée à une « simple » question militaire alors que le caractère pluriel de la Turquie était nié au profit du triptyque « un drapeau, une langue, une nation ». La mort de nombreux appelés durant les affrontements entre l’armée et le PKK, en l’absence d’un discours alternatif audible, renforçait le nationalisme kurde alors que les cérémonies de départ au service militaire et les enterrements d’appelés étaient l’occasion de démonstrations de force des ultranationalistes turcs.
Aujourd’hui, Abdullah Öcalan [7], leader historique du PKK et objet d’un fort culte de la personnalité, reste le centre de gravité du mouvement kurde malgré la crise traversée par le mouvement après son arrestation. Il constitue la principale, sinon l’unique source de légitimité pour la grande majorité des masses kurdes du pays, particulièrement chez les jeunes qui sont avant tout « apoïstes » plutôt que sympathisants du BDP [8] à proprement parler. La crise traversée par le PKK après l’arrestation d’Öcalan n’a en aucun cas signifié sa fin.
Ainsi, le projet « d’ouverture démocratique » de l’AKP, qui cherchait à apporter des changements à la situation devenue intenable de la question kurde tout en évitant de prendre le PKK comme interlocuteur, a échoué justement en raison de la réaction extrêmement déterminée et dure de l’organisation qui n’entendait pas se faire marginaliser de la sorte. Ces affrontements, provoquant le décès de combattants et de civils kurdes d’un côté et d’appelés faisant leur service militaire de l’autre, entraînent une ethnicisation accrue de la politique. Une autre preuve a été le succès du boycott du référendum constitutionnel organisé par le BDP dans le Kurdistan turc dans le cadre de sa campagne pour « l’autonomie démocratique » (une formule proche d’un modèle fédéral). Ces deux démonstrations signifient qu’il est définitivement impossible de ne pas avoir un règlement politique de cette question incluant la principale composante du mouvement kurde. Une telle solution peut être mise en avant par les secteurs les plus importants des capitalistes, comme sous le gouvernement Özal en 1993 avant l’escalade militaire du milieu des années 1990 [9], afin de renforcer le capitalisme turc.
Le sens du gouvernement du Parti de la justice et du développement AKP
Les discussions pour situer politiquement et socialement l’AKP au pouvoir depuis 2002 sont brouillées par son étiquette « islamiste », certaines de ses initiatives « d’ouverture » et la question de « base sociale ».
L’adjectif « islamiste » souvent accolé à celui de « modéré » est probablement le plus problématique en ce qui concerne l’AKP, puisque cette catégorie ne signifie rien d’autre que l’utilisation d’un certain lexique religieux sans rendre compte du réel contenu social et politique du projet porté par une organisation. Indéniablement, d’une part, l’AKP est issu du courant Milli Görüş (Vision nationale), principal courant ayant accordé une place centrale à la référence religieuse dans son discours et, d’autre part, l’AKP a « modéré » cette référence dans le sens ou elle est moins marquée — acceptation du principe de « laïcité » [10] — et que la religion n’est pas considérée comme la source de légitimité politique [11]. Cependant, ces constatations n’apprennent rien sur le caractère de classe de l’AKP. Si sa base électorale est sans contestation populaire, ce qui lui permet d’obtenir la majorité absolue au parlement, l’AKP se situe résolument dans le cadre des intérêts de la bourgeoisie.
Il est possible de distinguer schématiquement trois secteurs dans cette bourgeoisie :
1. La petite-bourgeoisie conservatrice-nationaliste : artisans et petits patrons anatoliens et urbains, patrons plus importants plus récemment issus de cette petite-bourgeoise et qui constituent la colonne vertébrale du capital « musulman », fonctionnaires subalternes, propriétaires fonciers... Ses aspirations sont essentiellement la défense du petit capital face aux secousses du capitalisme global, le conservatisme moral, le nationalisme. Elle a traditionnellement constitué la base des partis conservateurs parlementaires ou de l’islam politique et se partage entre le parti au pouvoir (AKP) et les formations ultranationalistes (MHP, Milliyetci Hareket Partisi, Parti du mouvement nationaliste) ou islamistes externes à l’AKP (Saadet Partisi, Parti de la félicité). Cependant, une partie de cette petite-bourgeoise s’est intégrée dans la stratégie d’exportation et en a profité à plein, directement ou indirectement. Elle a accumulé suffisamment de capital pour diriger des PME importantes qui sont les moteurs du capitalisme dans les métropoles et de nombreuses villes industrialisées d’Anatolie. Cette ex-petite-bourgeoisie en pleine ascension constitue la base la plus fidèle de l’AKP.
2. La bourgeoisie « libérale » — grande bourgeoisie profondément intégrée au capitalisme globalisé, dirigeants d’entreprises, des secteurs intellectuels et universitaires — qui, malgré des tensions, est derrière l’AKP en l’absence d’autres alternatives politiques « libérales » crédibles. Ses aspirations sont une transformation de la société conformément au libéralisme qui permettrait une intégration encore plus poussée dans le capitalisme global en utilisant les avantages du pays (tissu industriel, infrastructures de base, travailleurs qualifiés et à coût relativement bas). De ce point de vue, l’adhésion à l’Union européenne, y compris les transformations démocratiques qu’elle signifie, est avant tout le projet de cette bourgeoisie « libérale », même si cette perspective, confusément assimilée à une meilleure qualité de vie, a bénéficié de bien plus larges soutiens (notamment du nationalisme kurde, nous y reviendrons). La grande force de l’AKP vient de sa capacité à réunir, lors de son accession au pouvoir, la petite-bourgeoisie conservatrice avec la bourgeoisie « libérale ». Les guillemets employés sont là pour souligner le caractère extrêmement ambigu de ce « libéralisme ». Cette bourgeoisie a émergé au cours des décennies non pas contre l’autorité politique existante (comme en France ou en Grande-Bretagne) mais complètement à son ombre. Les premières grandes fortunes industrielles sous le régime institué par Mustafa Kemal se sont faites à l’ombre du nouvel État et de sa volonté de créer une bourgeoisie « industrielle, turque et musulmane », contre la bourgeoisie commerçante juive et chrétienne (malgré les grandes déclarations sur la laïcité du nouveau régime).
Les velléités de libéralisme politique de cette grande bourgeoisie turque se sont généralement révélées limitées. Face à l’émergence de mouvements sociaux revendicatifs durant les années 1970, elle se rangea rapidement derrière l’armée et la répression étatique. Ainsi le Tûsiad (Association des hommes d’affaire et industriels de Turquie), une des principales organisations du grand capital, avait clairement soutenu le coup d’État de 1980. Aujourd’hui, la même organisation patronale représentant toujours la grande bourgeoisie défend la perspective européenne et dans ce cadre les droits culturels des Kurdes (tel que l’utilisation de la langue natale dans l’enseignement). En effet, dans la phase actuelle du capitalisme et en raison de l’absence d’une réelle opposition sociale et politique, cette bourgeoisie défend des changements politiques de « libéralisation » du régime assez poussés pour régler les questions qui, à son avis, peuvent « affaiblir la Turquie » (c’est-à-dire le capitalisme turc), particulièrement la question nationale kurde. Il s’agit, en somme, d’une volonté de démocratie parlementaire mâtinée de fédéralisme qui ne trouve cependant pas un débouché politique significatif.
3. Les catégories intermédiaires et la bourgeoisie étatiste, militariste et nationaliste : hauts et moyens fonctionnaires, magistrats, certaines fractions de profession « libérales » (portant bien mal leur nom) telles que les avocats ou des « intellectuels » universitaires et surtout le personnel militaire (officiers et état-major) qui constituent l’ossature des défenseurs du « kémalisme ». Il convient de rajouter à cette liste non exhaustive, une bourgeoisie militaire qui s’est non seulement développée à l’ombre de l’État mais doit son existence aux très importants budgets militaires. Ainsi, les travaux de l’universitaire Ismet Akça [12] ont particulièrement bien montré le caractère « capitaliste collectif » de l’institution militaire. Les dirigeants de l’armée turque ne constituent pas seulement le bras armé du capital mais sont eux-mêmes des capitalistes, que cela soit à travers les investissements économiques directs de l’armée, les activités de fondations qui sont liées à cette dernière ou plus largement le secteur-militaro-industriel qui existe grâce aux contrats militaires et recycle les officiers à la retraite et leurs familles.
Succès et impasses du référendum de septembre 2010
La position de l’AKP ainsi que les caractéristiques de son projet constitutionnel peuvent être comprises par ses relations avec ces trois secteurs. Le maintien d’un grand nombre de dispositions anciennes en adéquation avec la petite-bourgeoisie conservatrice-nationaliste (caractère unitaire de l’État et aucune référence à la pluralité nationale), des avancées cosmétiques et formelles de libéralisation politique (recul des compétences des tribunaux militaires) et, surtout, une prise en main du milieu judiciaire proche du troisième secteur de la bourgeoisie et hostile à l’AKP. Celui-ci a ainsi utilisé très logiquement sa position politique dominante pour consolider sa position et pour se renforcer face aux secteurs de la bourgeoisie qui lui sont hostiles, en faisant adopter un projet en deçà d’une « démocratie parlementaire » malgré les critiques impuissantes d’un certain nombre de libéraux et l’opposition frontale, mais vouée à l’échec, de la bourgeoise étatiste. Il convient, bien entendu, de noter que ces tensions sont strictement cantonnées aux limites du capitalisme. Ainsi, il apparaît que la « nouvelle » Constitution de l’AKP est la déclinaison adaptée aux relations entre secteurs capitalistes du long processus de reformatage néolibéral de la société entamé globalement au début des années 1980 et initié en Turquie par Turgut Özal.
Face à ce projet plusieurs fronts d’opposition se sont affirmés :
– Le « non » libéral avec notamment le Tüsiad (équivalent du Medef turc) représentant le grand capital et trouvant ce projet trop éloigné d’un parlementarisme bourgeois.
– Le « non » ultranationaliste du MHP. Cherchant à se démarquer, l’extrême-droite dénonce la politique générale de l’AKP estimant que celle-ci fait trop de concessions par rapport aux Kurdes (tentative d’ “ouverture démocratique”) même s’il n’y a aucune disposition sur les droits des Kurdes dans le projet. Il s’agit donc d’une opposition réactionnaire.
– Le « non » ambigu du principal parti d’opposition parlementaire, le « kémaliste » CHP mélangeant quelques vagues considérations sociales avec un discours nationalise et étatiste.
– Il convient d’accorder une place spécifique à la campagne de « boycott » initiée par le BDP. En effet, le mouvement kurde et sa direction constatent que ce projet n’apporte absolument rien pour les Kurdes, ce qui est indéniable, et appellent au boycott plutôt qu’à voter « non ». Cette tactique renvoie au caractère structurant de la question nationale kurde. En effet, la situation politique dans le Kurdistan turc est tout à fait différente du reste du pays. Bénéficiant d’un soutien de masse, le BDP (à l’instigation d’Öcalan) a boycotté le référendum et a lancé, comme alternative, une campagne en faveur de « l’autonomie démocratique » (qui désigne une formule proche du fédéralisme allemand). Si le boycott a un sens du point de vue du BDP, il faut noter que se sont joints à cette campagne quelques formations de gauche radicale qui, isolées, n’ont en revanche aucune perspective sérieuse comparable « à l’autonomie démocratique » du BDP à proposer dans le reste du pays. Ainsi en dehors du Kurdistan turc, il convient de noter qu’aucune condition sociale permettant l’utilisation de cette tactique avec succès n’est présente.
– Distinct de ces différentes oppositions, bien que moins audible, un « non de gauche » unitaire opposant des revendications démocratiques et sociales et regroupant plusieurs associations, organisations professionnelles et organisations politiques nationales : l’ÖDP (Özgürlük ve Dayanışma Partisi, Parti de la Liberté et de la Solidarité dont des militantEs de la section turque de la IVe Internationale sont membres), le TKP (Parti Communiste de Turquie), l’Emep (Emeğin Partisi, Parti du Travail, ex pro-albanais) ainsi que les Maisons du peuple qui ont déclaré une position commune. Cette position a également bénéficié du soutien d’un certain nombre de syndicats et d’associations. Son effet est resté limité en raison de la faiblesse de la gauche en Turquie mais également parce que cette campagne fut lancée tardivement et ne s’est pas appuyée sur des structures de bases telles que des comités locaux regroupant tous les tenants du « non de gauche ». Ces limites empêchent d’évoquer une dynamique née de cette collaboration, l’existence de celle-ci est néanmoins positive et permet en outre de clarifier un tant soit peu la confusion née du « oui de gauche ».
En effet, bien que cela soit étonnant après un survol des caractéristiques de l’AKP et de son projet constitutionnel, au sein même de la gauche radicale, des individus et des groupes [13] ont fait campagne pour un « oui critique » au projet constitutionnel en affirmant que l’adoption d’un tel référendum permettrait de tourner la page du coup d’État de 1980. Cela, alors que le projet de l’AKP n’intègre pas des libertés sociales et politiques ouvrant la possibilité à l’auto-organisation des travailleurs. Ainsi, la levée de l’interdiction des grèves politiques ou de solidarité dont il a été fait grand cas n’a que peu de sens dans la mesure ou la possibilité de « reporter » une grève pour cause de « sécurité nationale » est maintenue et qu’en cas d’absence d’accord, la décision finale revient à un comité d’arbitrage (évidemment défavorable aux travailleurs) dont la décision ne peut pas faire l’objet de contestation (article 54). Un procédé auquel les gouvernements, particulièrement celui de l’AKP, ont eu de nombreuses fois recours [14]. Le « oui critique » revenait ainsi à attendre des avancées démocratiques majeures du parti du président de la République Abdullah Gül, alors que ce dernier se permet affirmer au sujet de la question kurde : « Il est néfaste pour la lutte [« contre le terrorisme »] de donner des détails après qu’une décision soit prise (…) Un programme est déjà à l’œuvre, il serait néfaste d’en parler » [15] et critiquer par ce biais le chef d’état-major indirectement accusé de trop parler à la presse (!) sans susciter le moindre remous dans son camp… Dans la revue Yeniyol, Masis Kürkçügil caractérisait cette démarche comme se « perdre dans le labyrinthe de la politique bourgeoise » [16] c’est-à-dire perdre de vue que des réelles avancées en faveur des travailleurs ne peuvent résulter que du mouvement réel des travailleurs eux-mêmes en mesure d’établir un rapport de force.
Le projet de l’AKP fut adopté avec 57,9% de « oui » et une participation de seulement 73,4 % (nettement plus faible qu’aux élections législatives). Cela est notamment dû au succès de la campagne de boycott du BDP dans le Kurdistan turc avec une participation de seulement 34,9 % à Diyarbakır, 40,7 % à Batman, 43,7 % à Van, 22,5 % à Şırnak et seulement 9 % à Hakkari… Le vote « non » s’est surtout concentré sur les littoraux égéen et méditerranéen, la Thrace orientale, régions où le vote pour l’AKP est traditionnellement faible, ainsi que dans quelques autres départements où l’implantation de la gauche est notable (Dersim, avec le « record » du non à plus de 81 % et Eskişehir en Anatolie où Artvin sur la Mer Noire).
Lutte exemplaire des ouvriers de Tekel
L’adoption de cette Constitution par référendum a eu lieu en septembre 2010 alors que le mouvement ouvrier est extrêmement faible, avec pour corollaire l’évacuation de la question sociale de l’agenda politique et l’incapacité d’une gauche morcelée à sortir de son isolement.
L’agenda politique est donc généralement coincé entre l’impératif de « lutte contre le terrorisme » (le mouvement kurde) et la réfraction des tensions entre secteurs de la bourgeoisie.
Ces tensions peuvent être médiatisées de manière artificielle, comme dans le cas du démantèlement du réseau « Ergenekon », présenté souvent en Turquie et à l’étranger comme une lutte dramatique entre l’AKP et un secteur putschiste de l’armée… Il s’agissait seulement de la mise à l’écart des franges les plus dures de l’opposition kémaliste à l’AKP, bien incapables de réaliser un coup d’État.
La question kurde est aussi souvent employée pour jouer sur la corde de l’unité nationale et disqualifier ainsi tout discours subversif. Il en va de même du port du foulard dans les bâtiments publics par des femmes (universités d’État…). En raison de l’opposition résolue d’une bourgeoisie étatiste de plus en plus crispée par ses pertes de positions successives, la « question du foulard » permet à l’AKP d’apparaître à peu de frais comme le champion de causes populaires, tout en menant une politique brutale contre les mobilisations ouvrières.
Or ce sont justement ces mobilisations qui ont pu conjoncturellement faire surgir la question sociale dans l’agenda politique. Il en a été ainsi lors de la grande marche des mineurs de Zonguldak à Ankara [17] en 1991 ou de la lutte des fonctionnaires en 1995. La mobilisation la plus marquante de ces dernières années a été celle des ouvriers de Tekel (ex-entreprise d’État d’alcool et de tabac) en 2010 en lutte contre l’imposition d’un nouveau statut particulièrement désavantageux après sa privatisation et son démantèlement.
Cette mobilisation de masse et longue, avec notamment une présence continue à Ankara pendant 78 jours, fut révélatrice à plus d’un titre. Il s’agissait d’une réaction directe au néolibéralisme en Turquie mais, l’essentiel des vagues de privatisations sans précédents étant déjà passé, une réaction tellement retardée qu’il s’agissait d’un combat d’arrière-garde. L’AKP a une nouvelle fois démontré son caractère de parti bourgeois violemment opposé à la classe ouvrière en utilisant les formes de répression les plus violentes. Enfin, cette mobilisation fut confrontée à un front silencieux des bureaucraties syndicales opposées à l’émergence d’un mouvement radicalisé par la durée et l’ampleur de la lutte. Les ouvriers de Tekel furent confrontés non seulement aux violences policières mais également aux nombreuses manœuvres de la direction de la confédération Türk-İş, dont leur syndicat est membre, pour canaliser et donc affaiblir leur mouvement. La réaction des ouvriers de Tekel, rejoints par d’autres secteurs en lutte, fut déterminée et prit une tournure tout à fait radicale lorsque la tribune du 1er mai où siégeaient les dirigeants des différentes confédérations fut envahie par les travailleurs parvenant à en chasser le président de Türk-İş. Cette action fut condamnée par l’ensemble des directions des six confédérations y compris celle considérée comme la plus « à gauche » KESK, ce à quoi les ouvriers de Tekel répliquèrent en occupant des locaux de Türk-İş à İstanbul et obtinrent le soutien de nombreux militants syndicaux. La mobilisation permit d’avoir gain de cause au Conseil d’État et de porter l’affaire jusqu’à la Cour constitutionnelle dont la décision est encore en suspens.
Le mouvement des ouvriers de Tekel ne peut bien entendu pas changer à lui seul la voie dans laquelle la Turquie est bien engagée et dont la nouvelle Constitution n’est que le dernier pavé, c’est-à-dire la voie du remodelage néolibéral de l’ensemble de la société dans laquelle la dimension sociale a disparu du débat politique et où les oppositions sont réduites aux tensions entre différents secteurs de la bourgeoisie.
La victoire du « oui » renforce la main de l’AKP dans sa volonté de consolider son pouvoir et d’obtenir pour ses soutiens des parts plus importantes des bénéfices résultant de la transformation de la Turquie en pays exportateur. Elle désarme un peu plus les fractions bourgeoises qui lui sont hostiles. Néanmoins, plusieurs questions restent en suspens. L’AKP s’est révélé incapable de résoudre la question « kurde » alors même qu’il y a cinq ans, il pouvait prétendre à concurrencer le mouvement kurde sur son propre terrain, dans le Kurdistan turc. Son repli vers sa base nationaliste et la reprise d’un discours belliqueux a signifié son échec dans cette région. Cet échec a été sanctionné successivement par les municipales 2008, l’échec de « l’ouverture démocratique » qui cherchait à marginaliser le PKK et enfin le succès du boycott dans le Kurdistan turc. Par ailleurs, l’escamotage continu de la question sociale dans les débats politiques ne pourra pas être continu. A sa manière, le nouveau dirigeant du parti parlementaire CHP l’a saisi en réintroduisant une dose de « social » dans son discours au détriment de l’ultranationalisme qui avait prévalu avec son prédécesseur.
Du point de vue de la gauche socialiste en Turquie, l’enjeu est d’être en mesure de se saisir de ces questions et d’agir sur les antagonismes de classe, qui ne peuvent qu’aller en se renforçant avec l’intégration de la Turquie dans le capitalisme mondialisé, en articulant cela avec un règlement politique assurant l’émancipation et l’autodétermination des Kurdes de Turquie. Afin de pouvoir se saisir de la question sociale, le mouvement de Tekel constitue un exemple remarquable pour montrer ce à partir de quoi la gauche socialiste doit se reconstruire en Turquie afin de changer de voie. Une tâche immense qui commence par la conscience qu’il n’existe pas de raccourcis tels qu’une élection parlementaire artificielle, des miettes de démocratie tombées de la table des partis de la bourgeoisie ou des cooptations au sein de bureaucraties syndicales sans véritable lien avec la classe ouvrière.
Ümit Çırak