A Haïti, l’épidémie de choléra qui sévit depuis près d’un mois met en évidence la faiblesse du dispositif international de réponse à des épisodes aigus de ce type. Les violences dirigées contre les soldats de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah), accusés par la rumeur publique d’être les vecteurs de cette maladie infectieuse, nous rappellent que les épidémies attisent les peurs et que l’« étranger » sert d’exutoire à ces angoisses à Haïti comme ailleurs.
Les travaux d’historiens et d’anthropologues nous le rappellent, le choléra, mais aussi le typhus autrefois, la tuberculose, le sida, le Marbourg aujourd’hui, sont des condensateurs de passions collectives. On sait qu’en Europe, au XIXe siècle, les épidémies de choléra s’accompagnèrent d’émeutes. « En France, écrit le virologue Jean-François Saluzzo, les travailleurs étaient convaincus que la bourgeoisie, de connivence avec le pouvoir politique, utilisait l’arme du choléra pour les empoisonner. » Ne nous étonnons pas que dans un pays qui ignorait ce fléau jusqu’alors et où les inégalités sont si criantes et les tensions sociales si vives, cette maladie suscite de telles réactions. Certainement instrumentalisées par des groupes politiques en cette veille d’élections, elles ne sont pas fabriquées.
Que faire devant une telle situation ? D’abord, traiter les patients dans des centres de réhydratation intensive (par voie orale, ou veineuse dans les cas graves) mis en place à cet effet et dont l’efficacité est démontrée. On se rétablit en quelques heures et on en guérit en quelques jours dans l’immense majorité des cas, la létalité étant alors de 1 % à 2 %, contre 30 % à 50 % en l’absence de traitement. Le choléra est une des rares maladies à offrir un tel contraste entre la sévérité des signes initiaux et la rapidité de la guérison. On comprend mal, dans ces conditions, pourquoi les équipes médicales d’urgence dépêchées sur place à la suite du tremblement de terre de janvier et reparties quelques semaines plus tard ne reviennent pas aujourd’hui, Médecins sans frontières prenant en charge près de 90 % des cas à Port-au-Prince.
Les mesures de prévention collective et individuelle ne sont pas à négliger mais, dans l’environnement insalubre qui est celui des bidonvilles où vit la population affectée, leur portée reste pour le moins limitée. La distribution d’eau chlorée est certes utile, mais les concentrations de population que de telles distributions peuvent entraîner sont en elles-mêmes des facteurs de risque. D’où l’importance de chlorer à la source et de multiplier les points d’accès à l’eau potable décontaminée afin de diminuer ce danger.
Par ailleurs, les aliments souillés sont aussi des vecteurs de la maladie. Si l’on prend la peine de se représenter les conditions de vie dans les bidonvilles, on comprend que les appels à se laver les mains au savon n’auront que peu, voire pas d’effets sur la propagation de l’épidémie. D’autant moins que le savon lui-même ne détruit pas le germe. C’est pourquoi le transport rapide des patients vers des centres de réhydratation où ils recevront un traitement intensif précoce reste le moyen privilégié de réponse. Ces centres pourraient être désengorgés grâce à la multiplication des points de réhydratation orale pour les patients chez qui l’infection est débutante ou modérée et n’a pas encore provoqué une déshydratation sévère.
L’épidémie qui a frappé l’Amérique latine dans les années 1990 (plus d’1,2 million de cas, près de 12 000 morts enregistrés) était nouvelle, elle aussi, le continent n’ayant pas connu la maladie au cours du denier siècle. Elle est arrivée dans des eaux de ballast rejetées par un bateau chinois à Lima, se propageant à la plupart des pays du continent à l’exception de la Caraïbe et de l’Uruguay. L’affinité du germe pour le phyto-zooplancton, les crustacés et certaines plantes aquatiques assure sa pérennité et déjoue les prévisions de survenue, des phénomènes climatiques tels El Nino intervenant également dans sa diffusion.
Selon David Sack, de l’université Johns Hopkins (Maryland), l’épidémie actuelle est vraisemblablement liée à l’augmentation de la salinité et de la température des eaux de l’estuaire de l’Artibonite, phénomène lui-même lié au réchauffement climatique. Le zoo-phytoplancton et l’effet de serre seraient donc les coupables plausibles. Le vibrion cholérique prospère dans les eaux saumâtres stagnantes et les planctons où il peut survivre des années, ce qui laisse prévoir que des foyers persisteront durablement, Saint-Domingue ne pouvant échapper à l’épidémie.
Ce qui est étonnant n’est donc pas qu’une épidémie ait éclaté, mais qu’elle ne soit pas survenue avant, lorsqu’elle circulait dans l’ensemble du continent. Quoi qu’il en soit, nous sommes malheureusement assurés que la présence du germe sera durable. C’est ce qu’a annoncé récemment l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ajoutant que 200 000 personnes risquaient d’être atteintes par la maladie.
Si la première partie de cette déclaration est scientifiquement fondée, on peut toutefois s’interroger sur la pertinence de la seconde, tout particulièrement dans les conditions actuelles. D’une part, en effet, les vertus prédictives des modèles épidémiologiques utilisés par cette organisation n’ont pas été vérifiées à ce jour, c’est le moins qu’on puisse en dire, si l’on se souvient des deux milliards de cas de grippe H1N1 annoncés en 2009, pour ne parler que de la prévision la plus récente.
D’autre part, une telle prophétie, à laquelle il n’y a donc pas lieu d’accorder plus de crédit qu’aux précédentes, ne fait que rajouter à l’angoisse sans faire avancer le moins du monde le dispositif médical défaillant.
Ce dont ont besoin les Haïtiens et les équipes médicales débordées, c’est d’une mobilisation des secours d’urgence, non de prophètes de catastrophes.
Rony Brauman, directeur d’études à la Fondation Médecins sans frontières/Crash, professeur associé à Sciences Po.