Il ne reste plus rien, ou presque, du camp d’Agdim Izik. L’image des khaïmas, ces tentes nomades typiques montées à la hâte par des Sahraouis à la sortie d’El-Ayoun, la principale ville du Sahara occidental, puis détruites par les forces de sécurité marocaines le 8 novembre, flottera pourtant encore longtemps dans les esprits comme la résurgence spectaculaire d’un vieux conflit oublié de tous.
Trente-cinq ans après l’annexion de cette ancienne colonie espagnole par le Maroc, en 1975, la question du Sahara occidental n’était plus suivie que de loin en loin par les spécialistes, à travers les efforts, vains jusqu’ici, de l’envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies, Christopher Ross, pour tenter de trouver une issue. Sur le terrain, les dernières échauffourées remontent à 2005. Mais jamais, depuis la fin du conflit armé en 1991, elles n’avaient atteint cette gravité.
Présenté comme le signe d’un malaise social, par les autorités marocaines comme par les protestataires, le camp sahraoui, qui a accueilli jusqu’à 15 000 personnes, est vite devenu le lieu, sous une forme inédite, d’une expression politique.
La sémantique en témoigne. Le site, apparu le 10 octobre dans le désert, à 12 km d’El-Ayoun, a d’abord été baptisé camp de « la protestation et de la dignité », puis camp de « la liberté », et enfin, pour les militants sahraouis, camp de « l’indépendance ». Selon Mohamed Jelmous, le wali (préfet de région) qui a géré l’intervention des forces de sécurité, l’endroit, assure-t-il, était « en passe de se transformer en Tindouf-bis », du nom du camp de réfugiés sahraouis en Algérie géré par le Polisario, organisation partisane de l’autodétermination du Sahara. « Nous ne pouvions plus tolérer ce genre de situation », dit-il. « La tente est un symbole très lié à l’identité sahraouie, c’était une manifestation identitaire, donc hautement politique », affirme de son côté Mohamed Beissat, représentant du Polisario auprès de l’Union européenne. Trois jours après l’évacuation du camp, on lisait encore sur les murs de Birjdid, un quartier populaire d’El-Ayoun : « Sahara libre ».
Pour le Maroc, hostile à toute idée d’indépendance et qui tente de substituer à la place son plan d’autonomie, c’est un choc. Non seulement onze représentants des forces de sécurité ont péri dans les affrontements du 8 novembre, ce qui constitue une première. Mais, par-delà le bilan meurtrier - disputé, car le Polisario évalue à « au moins dix-neuf » le nombre de civils tués, quand l’Etat marocain en reconnaît deux -, Agdim Izik est, aussi, le signe d’un échec.
Rabat a investi des milliards de dirhams dans la région - il y a plus de médecins par habitant ici que partout ailleurs dans le pays -, ce qui a attiré de nombreux Marocains du nord. La population globale continue de progresser de 3 % par an, au point que les Sahraouis sont aujourd’hui minoritaires (40 %), et se sentent toujours discriminés. Les « retours » des Sahraouis de Tindouf, encouragés par les autorités marocaines, ont exacerbé les tensions ; ceux-là reçoivent vite un logement, un emploi, ou la « carte de la promotion nationale » qui octroie une allocation d’environ 150 euros par mois, tandis que ceux du Maroc, tributaires de dignitaires parfois corrompus, ne voient rien venir. Nombre de Sahraouis, sans emploi, ont rejoint Agdim Izik, qui avait fait l’objet de deux précédentes tentatives d’installation avant le 10 octobre, avec l’espoir d’obtenir des droits. Des négociations entre un comité de coordination et les autorités marocaines ont eu lieu. Mais très vite, l’état d’esprit a changé. « Pour la première fois, les gens se sont sentis libres », affirme Ghalia Djimi, vice-présidente de l’Association sahraouie des victimes de violation des droits de l’homme commises par l’Etat marocain (ASVDH), non reconnue par le Royaume.
Sur la route qui menait d’El-Ayoun au camp, des files de véhicules s’étiraient, seulement ralentis par des contrôles. Chacun entrait et sortait, rendant fluctuant le nombre de personnes présentes sous les tentes. Le ministère de l’intérieur marocain comptabilisera ainsi jusqu’à 8 000 entrées/sorties dans une journée ! Le camp s’est autogéré. Elus et chioukhs (chefs de tribus) n’y étaient pas les bienvenus. Des jeunes dressaient des listes de ravitaillement, comme le montre ce cahier de cours, trouvé par le Monde dans les décombres du camp, sur lequel était noté en colonne, à la date du 26 octobre : cinq cartons de bougies, 100 morceaux de pain, 80 cartons de lait, six de sardines...
La décision de démanteler le camp a été prise après la demande de la coordination de toilettes chimiques - preuve, aux yeux de Rabat, qu’Agdim Izik était en train de se structurer. Mais alors qu’aucune réaction n’avait suivi la mort, le 24 octobre, d’un jeune de 14 ans, tué par un gendarme aux abords du camp, de violents affrontements ont eu lieu, le 8 novembre, deux jours après l’anniversaire de la Marche verte, qui avait permis au Maroc de prendre le contrôle de ce territoire en 1975. Dans son rapport d’enquête rendu public le 26 novembre, Human Rights Watch, sans remettre en cause le nombre de victimes des autorités, dénonce, sur la base de témoignages recueillis sur place, les mauvais traitements infligés aux Sahraouis interpellés après.
Isabelle Mandraud (Service International)