À Cancun la délégation bolivienne se trouve aux avant-postes de la contestation face aux tentatives les plus diverses de vider cette conférence de tout enjeu politique. Ce qui lui vaut d’être accusée de bloquer les négociations, d’être dans la rhétorique et d’afficher une posture « idéologique » comme l’écrit notamment le Washington Post, pendant que les États-unis reviennent sur les maigres résultats de Copenhague.
Il est bien entendu qu’ici, au Moon Palace, on négocie de manière neutre et désintéressée : la promotion des marchés du carbone, l’inclusion de la séquestration du carbone et du nucléaire dans les mécanismes de développement « propre », la marchandisation des forêts et des sols, obéissent à des lois intemporelles et universelles que les experts sont en charge de faire respecter en les inscrivant dans les textes internationaux. L’abandon du protocole de Kyoto, le choix de la Banque mondiale et des banques multilatérales de développement pour assurer le financement de la lutte contre le changement climatique, ne répondraient finalement qu’à l’intention, louable sous le ciel néo-libéral, de dégonfler la bulle bureaucratique onusienne -à défaut de dégonfler celle des émissions de gaz à effet de serre-. Les pressions sur les pays du Sud, actuellement sur certains pays africains, pour leur faire accepter l’abandon du protocole de Kyoto, ne seraient que des conseils adressés à des victimes d’un défaut d’information : n’a-t-on pas vu le Kenya, en assemblée plénière, déclarer qu’il fallait abandonner le protocole de Kyoto, après avoir été « conseillé » vraisemblablement par un expert japonais, et se rétracter ensuite ?
Les « idéologues » boliviens
Face à cela, les « idéologues » boliviens occupent le terrain et argumentent.
Premier argument : les pays industriels ont ratifié le protocole de Kyoto, qui, dans son article 3, prévoit une première période de 2005 à 2012 et sa reconduction pour une deuxième période après 2012. Les « idéologues » demandent l’application des décisions onusiennes.
Deuxième argument : ils s’appuient sur les données scientifiques les plus récentes et incontestées, pour demander de revoir la cible de réduction des émissions à l’horizon 2050 et d’inscrire dans les textes l’objectif d’un réchauffement maximum de 1,5°C en 2050. Pour être réalisé, cet objectif suppose des réductions effectives d’ici 2020, entre 45% et 65% pour les pays industriels. En accord avec les scientifiques, ils soulignent que si de tels objectifs ne sont pas atteints, des emballements climatiques non prévisibles et non contrôlables sont inévitables, condamnant des sociétés entières à la disparition ou à l’exil. Les scientifiques sont-ils des idéologues ?
Troisième argument : l’extension des marchés du carbone aux forêts et aux sols les transformerait en ressources productrices de crédits d’émission de carbone (droits à polluer) qui alimenteraient la finance carbone globale au lieu d’alimenter des millions de paysans et de peuples indigènes qui en tirent leurs ressources et qui les entretiennent. La faim dans le monde est-elle idéologique ? Les droits des peuples relèvent-ils de l’idéologie ?
Quatrième argument : les propositions du sommet des peuples de Cochabamba ne peuvent être exclues de manière unilatérale, elles doivent faire partie de la négociation des Nations unies, dont la charte proclame dans son préambule : « Nous peuples de la Terre... ». Non seulement elles ont été écartées mais plusieurs textes circulent actuellement, pendant que des réunions informelles sont organisées entre 40 à 50 pays choisis pour rédiger le « texte correct ». Tous les peuples ne se valent pas. C’est l’information donnée par Pablo Solon, ambassadeur de Bolivie, dans une conférence de presse impromptue, alors que la Bolivie a décliné l’invitation à participer à ce groupe.
Le poids du réel et l’épuisement d’un modèle
La position de la délégation bolivienne à Cancun, appuyée par les pays latino-américains de l’ALBA - ainsi que par les BASIC (Brésil, Afrique du Sud, Inde, Chine) et le G77 pour ce qui est de l’engagement pour une seconde période du protocole de Kyoto - ne saurait résoudre toutes les contradictions et difficultés dans lesquelles se trouve la Bolivie, comme d’autres pays du Sud. Détentrice de 70% du stock mondial de lithium, vivra-t-elle la malédiction de l’abondance ? S’engagera-t-elle dans un extractivisme débridé pour répondre à la demande des pays industriels et tenter de satisfaire les besoins de la population ? L’accord avec le Japon pour des recherches visant à accélérer l’extraction de ce minerai et la célébration du Japon comme partenaire le mieux placé pour développer les réserves de lithium par Evo Morales, n’empêche pas la délégation bolivienne de se heurter ici à l’intransigeance de ce pays, qui, avec d’autres, cherche à éliminer le protocole de Kyoto tout en conservant les marchés du carbone et en les transférant dans le texte de la Convention climat sur les actions à long terme.
Ces difficultés illustrent l’épuisement du modèle dominant : l’extension du transport avec des véhicules électriques pour limiter les émissions de carbone nécessite notamment l’exploitation massive du lithium pour la fabrication des batteries. D’où l’urgence à changer les modèles de consommation et de production diffusés à partir des pays développés, ici à réduire les transports privés, et à répartir les richesses à l’échelle mondiale. Ainsi pourrait-on éviter d’extraire encore des ressources non renouvelables dans l’espoir - souvent démenti - de faire vivre un temps les populations les plus pauvres, au prix de désastres écologiques et sociaux durables.
Cancun, la bulle caraïbe
05 Décembre 2010
Un an après Copenhague, la bulle climatique enfle encore. Au Moon Palace, où se déroulent les négociations dans un cadre irréel et parfaitement kitsch, loin des rencontres des mouvements sociaux et du sol mexicain, le climat semble chose abstraite, hors sol. Par Geneviève Azam.
Au moment où ce papier est écrit, un premier texte de la présidence mexicaine est présenté comme ébauche de résultat final, dix minutes avant l’assemblée plénière de la conférence des parties, dans laquelle plusieurs délégations se sont inquiétées du manque de transparence de la négociation.
Les objectifs de réduction des émissions réelles ne semblent plus être le sujet central des discussions. Ils sont abandonnés par tous ceux qui ne les atteindront pas et qui savent que leurs propositions cumulées, celles qu’ils ont déclarées sans engagement après « l’accord » de Copenhague, signifieraient un réchauffement global de la planète de de 3°C à 5°C. Mais ils sont aussi abandonnés, au nom du « pragmatisme » : ne pas parler des choses qui fâchent pour avancer sur des sujets précis, la lutte contre la déforestation et la création d’un fonds vert. Soit, mais de la même façon que le néolibéralisme a retourné le mot réforme, en faisant des causes des crises les solutions pour les résoudre, le « pragmatisme » conduit souvent à des solutions qui ne font que poursuivre la dégradation de la planète et de l’atmosphère : la planète réelle mène la vie dure aux bonnes intentions. Agrocarburants, séquestration du carbone, marchés du carbone, attestent les échecs successifs des fausses solutions. Le projet de texte, qui laisse ouvertes plusieurs options pour la négociation, est encore plus imprécis en matière de réduction que celui de Copenhague ; il ne fixe même plus de date pour atteindre l’objectif d’un réchauffement maximum de 2°C ! Le Venezuela et la Bolivie, applaudis par une part de l’assemblée, ont vivement dénoncé ce nouveau recul, relayés par les États insulaires et le représentant du G77 plus la Chine. L’ambassadeur de la Bolivie aux nations unies, Pablo Solon, a souligné qu’aucune négociation officielle n’avait porté sur les chiffres de réduction dans cette première semaine de négociations.
Des marchés du carbone sans le protocole de Kyoto ?
Paradoxalement, le Japon, suivi par d’autres pays de manière plus ou moins explicite, en annonçant clairement sa volonté d’en finir avec le protocole de Kyoto et de renoncer à toute idée de traité contraignant pour les pays industriels, a relancé la discussion. Les pays latino-américains regroupés dans l’ALBA, ont réagi vivement, en signifiant à la fois leur volonté d’avancer dans le processus de négociation et l’impossibilité de le faire sans un cadre qui délimite les responsabilités et les engagements et permette une nouvelle phase d’engagements pour les pays industriels après 2012. L’Union européenne manie toujours le double discours : une volonté affichée de s’engager dans une deuxième phase du protocole, d’« examiner » la poursuite du processus tout en demandant un accord contraignant engageant les « plus grandes économies du monde ». Autant dire, un renoncement au contenu du protocole, dans sa partie la plus politique : la reconnaissance de fait d’une dette écologique des pays industriels. La préoccupation européenne est ailleurs : sauver du protocole les mécanismes de flexibilité et le marché du carbone dont l’inefficacité écologique est pourtant attestée par de nombreux rapports.
Le fonds vert en panne
La bulle atteint précisément son comble en matière de financement de la lutte contre le changement climatique. La crise financière aidant, les négociations se poursuivent sans qu’un centime réel soit posé sur la table et sans rien ajouter de plus que ce qui était conclu à Copenhague. On parle donc de sommes virtuelles, qui en l’absence d’engagements des États, ne pourraient venir que de la réorientation d’aides déjà existantes ou du secteur privé, via les marchés du carbone notamment. Les pays du Sud demandent un engagement financier obligatoire et additionnel des États de l’ordre de 1,5% du produit national brut. Mais pour cela, des ressources nouvelles doivent être levées ; c’est pourquoi une taxe sur les transactions financières, qui ne fait pas partie des discussions du Moon Palace, permettrait à la fois la lutte contre la spéculation et la possibilité pour les États de retrouver des marges de manœuvre pour le financement de l’adaptation au changement climatique et de la réduction des émissions.
La Banque mondiale aux avant-postes
Et ce qu’on appelle le pragmatisme est soumis à rude épreuve face à l’intransigeance de la finance internationale, qui par des canaux divers, refuse de voir la création d’un fonds vert mondial sous la responsabilité des Nations unies : la Banque mondiale pourrait être définitivement promue comme administratrice de ce fonds. Autant dire que cette position est inacceptable pour plusieurs raisons : cette banque ne finance que des projets de grande taille financière, excluant donc les milliers de projets locaux sans lesquels la transition ne sera pas possible, elle est engagée dans des projets désastreux sur un plan écologique et social et constitue plutôt le problème que la solution ; enfin cette institution n’est qu’un canal financier qui pratique des prêts au lieu des dons pourtant essentiels pour tous les pays, déjà souvent très endettés et qui doivent de surcroît se battre contre les catastrophes climatiques, dont ils ne portent pas la responsabilité.
À moins d’attendre l’éclatement de la bulle avec des catastrophes majeures, le retour du réel et celui d’un véritable pragmatisme ne pourront se réaliser que par la pression des sociétés et des mouvements sociaux, présents ici loin des négociations. Une présence paradoxale dans cette ville véritable enclave ou plutôt verrue transnationale.
Geneviève Azam, Conseil scientifique d’Attac-France