L’affaire d’Outreau a révélé un double naufrage. Tout d’abord, celui de la justice pénale. Elle a montré l’archaïsme d’une justice fondée sur une méthode inquisitoriale, celle des gardes à vue, de l’aveu, de la toute-puissance des expertises psychiatriques, du non-respect de la présomption d’innocence. Celle aussi du juge d’instruction et de l’utilisation abusive de la prison préventive. Fort heureusement, un archaïsme tout aussi dangereux a été levé par la loi de juillet 2000, en permettant l’appel d’une décision émanant d’une cour d’assises. Avant cette loi, les innocents d’Outreau n’auraient même pas pu faire appel de leur jugement.
Mais Outreau marque aussi, et peut-être surtout, le naufrage de la protection de l’enfance. Qui se souvient que, dans cette affaire, il y a eu des enfants victimes de viols et de tortures ? Des enfants d’Outreau ont vécu l’enfer. Ils le vivent toujours, car le viol, la pédophilie sont bien des crimes qui marquent les victimes pour toujours. Et le déferlement médiatique autour de leurs « mensonges » risque de leur faire porter une double responsabilité : celle des victimes comme celle d’avoir accusé à tort.
Cet oubli des victimes, ou plutôt d’une partie d’entre elles, révèle la manière abjecte dont la presse, dans sa quasi-totalité, traite ces questions : par le voyeurisme, la quête du sensationnel. Elle oublie aussi vite les accusations qu’elle porte d’un côté, pour s’acharner avec la même fureur sur l’autre côté.
La maltraitance à enfant existe tous les jours. Elle a des formes diverses qui varient dans le temps, en fonction des progressions ou des régressions de la société. Il va de soi que sa forme la plus dénoncée, et la plus dévastatrice pour un individu, reste la pédophilie, qu’elle soit incestueuse ou non. Mais elle prend aussi des aspects de violence physique, d’humiliation quotidienne ou encore d’utilisation des enfants comme objets des conflits parentaux. Elle ressemble à s’y méprendre aux violences dont sont victimes les femmes, car elle reflète, elle aussi, la volonté de domination de l’autre, son utilisation comme un objet, et donc le refus de considérer l’autre comme un individu égal.
Victimes oubliées
Tout le monde reconnaît que cette question se situe principalement dans la famille et qu’elle concerne tous les milieux sociaux. La société s’est organisée pour y répondre à la fois du point de vue pénal et du point de vue de la protection des enfants. Et c’est là que la question sociale refait surface. Les lois de décentralisation ont confié la protection de l’enfance aux conseils généraux. La Ddass a été décentralisée à partir des années 1980. La protection de l’enfance est abordée sur le plan institutionnel par les services sociaux, en lien avec les juges des enfants. Ce parti pris politique, car il s’agit bien de politique, montre la conception des élites dirigeantes. La maltraitance à enfant est considérée, au mépris des évidences, comme celle des couches populaires. C’est un élément de plus pour construire le discours sur les classes dangereuses, comme si l’inceste, les violences, les carences éducatives graves, les humiliations étaient l’apanage d’une seule classe sociale. Il n’y a aucune raison objective pour que cette question soit traitée par des services qui s’occupent à la fois du RMI, des aides financières, des expulsions locatives ou encore de l’allocation d’autonomie pour les personnes âgées.
Pourtant, la question sociale est bien un problème majeur pour l’enfance. La violence sociale s’exerce à travers la précarité, le racisme, le mal-logement, les manques de moyen de l’enseignement dans les ZEP. Cette violence est celle dont les enfants comme leurs parents sont les plus victimes. Mais là, point de réponse institutionnelle, mise à part la charité publique comme privée. D’un côté, on cible individuellement les enfants maltraités par un dispositif qui évite les enfants de riches et, de l’autre, on laisse des enfants à la merci des violences capitalistes. Le traitement médiatique de la pédophilie joue ici le rôle de rideau de fumée, à grand renfort d’émotion et d’images chocs.
Lorsque des jeunes, souvent mineurs, se révoltent dans nos banlieues, on ne parle pas de victimes de violence sociale. On parle de voyous et de délinquants. On ne dit pas que cette violence est bien en dessous de celle subie par la jeunesse des couches populaires.
Changer d’approche
L’autre hypocrisie, très répandue, est celle d’une prétendue priorité donnée à l’enfance maltraitée. On a vu que les services chargés de la protection de l’enfance, comme de la prévention d’ailleurs, étaient confiés, par la loi, aux conseils généraux. Or, la décentralisation à la sauce libérale est en train de profondément déstabiliser les collectivités territoriales, en particulier les départements. L’arrivée des personnels techniques de l’Éducation nationale, comme ceux de la direction départementale de l’équipement (DDE), va à nouveau alourdir les budgets départementaux déjà grevés par les décentralisations en matière de personnes âgées ou handicapées. Alors que les besoins en prévention comme en protection sont croissants, alors que le pouvoir se lamente sur ces jeunes à la dérive, verse des larmes de crocodile sur la pédophilie, les budgets de l’aide sociale à l’enfance ont connu une baisse de 1 % en 2004 (derniers chiffres connus). Ces restrictions budgétaires visent les foyers de l’enfance, les aides éducatives à domicile, les clubs de prévention, les vacances des enfants placés, etc. Elles ont d’autres conséquences : travailleurs sociaux surchargés, psychologues moins nombreux, refus de prise en charge de mineurs étrangers. Les moyens manquent pour traiter les dizaines de milliers de signalements qui arrivent au 117, le fameux numéro vert de l’enfance maltraitée.
On le voit bien, la lutte contre la maltraitance à enfant nécessiterait une profonde remise en cause de ses méthodes comme de ses moyens. Il faudrait commencer par s’attaquer la maltraitance qu’engendre notre société. Seul un changement radical pourra faire sortir de la misère des centaines de milliers d’enfants. Mais il faut aussi s’attaquer aux maltraitances familiales, rompre le mythe de la famille comme seul lieu de socialisation et reconnaître son caractère souvent aliénant. Il faudra étendre le champ de la prévention, comme celui de la protection, à l’ensemble des couches sociales, en séparant de façon claire et sans appel ces services de ceux qui gèrent la pauvreté. Il faut que les conseils généraux comme la justice pour enfants aient les moyens de réaliser un service public de qualité, en capacité de réfléchir et d’innover dans un champ théorique tourné résolument vers une approche progressiste de cette question.
On pourrait aussi aborder, dans la question des services publics, le problème des moyens de l’Éducation nationale, de l’éducation spécialisée, de la psychiatrie infantile. Autant de services publics attaqués qui méritent nos luttes les plus acharnées.