@mine : Quels ont été les éléments déclencheurs des événements en Tunisie ?
Isabelle Mandraud : C’est le geste désespéré d’un jeune homme de 26 ans, Mohamed Bouazizi, qui a donné le signal de départ d’un mouvement de protestation sociale. Le 17 décembre, à Sidi Bouzid, ce jeune vendeur ambulant de légumes s’est vu confisquer sa marchandise par la police municipale parce qu’il n’avait pas l’autorisation nécessaire. En réaction, il s’est aspergé d’essence et immolé devant la préfecture.
Le lendemain, 18 décembre, une manifestation s’est déroulée dans la ville, bientôt suivie par d’autres dans tout le pays.
Nova : Le chômage, la corruption ne sont pas des nouvelles données en Tunisie. Pourquoi les Tunisiens osent aujourd’hui sortir dans la rue et critiquer le gouvernement ?
La situation économique est un peu moins florissante que les dernières années, et surtout, le chômage des jeunes a beaucoup progressé. En effet, l’économie tunisienne ne peut absorber les milliers de jeunes diplômés qui sortent chaque année des universités.
Or le régime du président Ben Ali repose sur une sorte de contrat tacite : la promesse d’une « prospérité » économique contre des libertés publiques rognées. Les difficultés s’accumulant, ce « deal » est remis en cause.
Krichen : Croyez-vous à la chute du régime ?
Ce mouvement, qui dure maintenant depuis trois semaines et qui voit çà et là des manifestations surgir dans plusieurs villes, est important et inédit depuis plusieurs années. Cela dit, à l’heure actuelle, personne ne peut dire quelle en sera l’issue.
Profilo : Pourquoi ce mutisme des médias français sur ce qui se passe en Tunisie alors que, dans le même temps, ils couvrent la crise ivoirienne et auparavant iranienne. Y a-t-il une pression du Quai d’Orsay ?
Il n’y a pas de pression du Quai d’Orsay ou du gouvernement français, mais une réelle difficulté pour les journalistes de couvrir sur place les événements.
Pour ce qui concerne Le Monde, nous avions prévu de nous rendre en Tunisie depuis plus d’une semaine, mais les autorités refusent d’accéder à notre demande d’exercer librement notre travail d’information.
Ces grandes difficultés, que nous ne rencontrons pas dans d’autres pays, même en situation de crise ou de guerre, expliquent sans doute la couverture réduite des événements en Tunisie.
Mystere_Vertigo : Pourquoi ce silence de l’Elysée et des capitales européennes sur ce qui se passe en Tunisie ?
La Tunisie est depuis longtemps un partenaire privilégié de l’Europe sur le plan économique, de la lutte contre l’immigration ou de la lutte contre le terrorisme. Elle dispose de solides alliés, comme l’Italie et la France, d’où, certainement, le silence embarrassé qui prévaut aujourd’hui.
Mystere_Vertigo : Les grandes villes ne suivent pas le mouvement. Pourquoi ?
Ce n’est pas tout à fait exact. A deux reprises depuis le 18 décembre, Tunis a été le lieu de manifestations, ce qui constitue en soi une première. En 2008, lors du mouvement social du bassin minier de Gafsa, les protestations étaient restées circonscrites à la région.
Par ailleurs, d’autres villes importantes comme Sousse, Bizerte, Sfax ont connu elles aussi des manifestations.
Samsoum : Le problème est le clivage qui commence à exister entre riches et pauvres... Ne s’enrichissent d’ailleurs que les gens proches du pouvoir et cela engendre beaucoup d’injustices. Mais pensez-vous que cette situation puisse profiter aux extrémistes musulmans ?
Votre question est à la fois pertinente et délicate, car si le désespoir peut pousser des Tunisiens à se tourner vers l’extrémisme, ce même extrémisme sert d’argument au régime pour étouffer toute revendication de la société civile.
Koura : Ben Ali a-t-il les moyens économiques de mettre de l’argent dans les zones intérieures pour calmer les gens (a l’instar des évements de Gafsa, dans le sud de la Tunisie, en 2008) ?
Le chef de l’Etat tunisien a effectivement annoncé le déblocage de crédits pour favoriser l’investissement et l’emploi, notamment dans la région de Sidi Bouzid, le cœur agricole du pays. Mais pour l’instant, les sommes avancées – quelques millions d’euros – sont sans commune mesure avec l’effort financier très important qui a été consenti pour la région de Gafsa après le mouvement social de 2008.
Nocitizen : Le mouvement est très important mais c’est un mouvement populaire et il n’y a pas de leaders politiques, non ?
Le mouvement apparaît spontané, et s’il est soutenu par de nombreux syndicalistes militants, il n’est dominé par aucune figure politique.
Eloide : Est-ce que les révélations de Wikileaks ont joué un rôle dans ces événements ?
WikiLeaks est un mot interdit aujourd’hui en Tunisie ! Sans doute les câbles diplomatiques américains qui décrivaient un « régime mafieux » ont-ils avivé les frustrations dans lesquelles vivent de nombreux Tunisiens.
Mony : Internet semble être un des grands moteurs de la contestation jeune. Mais cette information est-elle fiable ?
Internet joue effectivement un grand rôle non seulement dans la diffusion des informations, mais également pour la mobilisation des manifestants. Le réseau social Facebook, en particulier, a été déterminant dans l’extension du mouvement.
Beaucoup de vidéos ont également circulé sur les manifestations, y compris les obsèques de Mohamed Bouazizi.
Il faut néanmoins, évidemment, prendre avec précaution toutes ces informations. Il se joue également en ce moment sur le Web une bataille entre le régime, qui essaie de censurer, et des internautes, qui attaquent les sites officiels tunisiens.
Damien : Dans les manifestations, les slogans contre Ben Ali et sa famille sont nombreux, pourtant ils ne sont pas relayés dans les médias français, pourquoi ?
C’est un constat qui a été fait : dans de nombreuses manifestations, des slogans durs contre le régime ont été entendus. Ils expriment une colère certaine. Ils ont été à ce titre relayés.
D’autres slogans ont porté sur les revendications sociales, le droit à l’emploi notamment, et ont été relayés également.
Malicieux : Vous n’avez pas véritablement besoin d’un visa de journaliste pour vous rendre en Tunisie afin d’y recueillir des informations. Réservez une chambre dans un hotel du centre ville de Tunis. Ne dites pas que vous êtes journaliste à la douane. Vous serez sur place en moins de trois heures.
Nous n’avons effectivement pas besoin de visa, mais nous sommes soumis à une sorte d’autorisation de l’Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE), d’autant plus nécessaire si nous voulons rencontrer des officiels.
Le Monde n’a jamais travesti son identité. Et je rappelle également que la journaliste Florence Beaugé, qui couvrait avant moi la Tunisie, a été expulsée du pays à la fin de l’année 2009.
Iskandar : Entre les instabilités en Tunisie et les émeutes en Algérie, pensez-vous qu’il puisse y avoir un effet domino ?
Il existe en Algérie, depuis plus longtemps qu’en Tunisie, des manifestations de colère dans plusieurs villes ou plusieurs quartiers d’Alger. Mais le parallèle avec ce qui se passe en Tunisie ne me paraît pas juste.
Le mouvement de protestation auquel on assiste en Tunisie adresse un message politique fort au régime. Un régime qui, davantage qu’en Algérie, s’incarne en un homme : le président Ben Ali, au pouvoir depuis vingt-trois ans.
Propos modérés par Caroline Monnot