Un sourire un brin malicieux ornant une longue barbe poivre et sel. Et des doigts fins qui s’agrippent au grillage d’un fourgon de police. Tout Binayak Sen est là. Sérénité derrière les barreaux. Force morale toisant les écrous. Cette photo est désormais fameuse en Inde. Elle a été prise à Raipur, le chef-lieu de l’Etat du Chhattisgarh, lors d’une des multiples navettes de Binayak Sen entre prison et tribunal. Saisissant, ce cliché est maintenant promis à une fortune plus large. Le 24 décembre 2010, M. Sen a été condamné à la prison à vie pour « sédition » par un tribunal de Raipur. La justice indienne juge coupable ce médecin des pauvres, qui a passé trente ans de sa vie à soigner les communautés tribales du centre de l’Inde, de collusion avec la guérilla naxaliste (maoïste). La sévérité exceptionnelle du jugement au regard de preuves pour le moins légères a provoqué un choc en Inde. Les milieux de défense des droits civiques crient au scandale, à la « honte ». De jour en jour, l’affaire enfle. Veillées aux chandelles, pétitions, tribunes dans la presse, inquiétude des chancelleries à New Delhi. Le cas Binayak Sen est en train de devenir un fâcheux embarras pour le Parti du Congrès au pouvoir.
Il faut revenir à ce cliché, à cette ironie encagée. Car tout est affaire d’image. Il y a bien sûr le contraste entre ce visage de lumière et la grille rêche. Mais il y a surtout la discordance entre ce symbole d’une injustice manifeste et la belle réputation de l’Inde. Comment ? L’Inde héritière de Gandhi, l’Inde « plus grande démocratie du monde », l’Inde « émergente » acclamée dans les forums internationaux, ce pays qui - à l’opposé de ses rivaux historiques du Pakistan et de la Chine - jouit d’une flatteuse couverture dans la presse internationale, vient d’embastiller à perpétuité un « médecin aux pieds nus » sur la base d’un dossier judiciaire douteux ?
Nul n’ignorait que l’Inde était riche en injustices : récurrentes bouffées d’émeutes confessionnelles, système de caste oppressant pour les plus faibles. Mais il s’agit là d’un legs du passé, enraciné au tréfonds de la société, difficile à redresser d’un coup de baguette magique.
Le cas de Binayak Sen est différent. Il s’agit d’une décision de justice délibérée froidement. Le coup porté à l’image de l’Inde est sévère. Amnesty International tient Binayak Sen pour un « prisonnier de conscience ». Et certains commentateurs s’interrogent : Binayak Sen serait-il le Liu Xiaobo (dissident chinois Prix Nobel de la paix) indien ? L’Inde comparée à la Chine en matière de libertés ! Un désastre de relations publiques.
Quels sont les faits ? Médecin brillant, Binayak Sen aurait pu mener une fastueuse carrière, mais il a fait le choix de s’installer parmi les populations tribales de l’Etat de Chhattisgarh. Ce gandhien de conviction va y découvrir la réalité sombre de l’« Inde émergente », cet envers du décor, celui de communautés aborigènes (Adivasi) marginalisées dans leurs forêts et de plus en plus dépossédées de leurs terres par les grosses compagnies minières convoitant les richesses du sous-sol. Au cœur de cette « sous-Inde », le sentiment d’aliénation est devenu si aigu qu’une guérilla d’inspiration maoïste s’y est implantée sans mal. Forte de 20 000 combattants, la rébellion est très active dans 90 districts et manifeste une présence dans 223 sur les 636 que compte le territoire indien (soit près d’un tiers). Les affrontements ont fait plus de 1 000 morts en 2010. Le premier ministre Manmohan Singh a dû admettre que les maoïstes représentent aujourd’hui la « plus grande menace pour la sécurité intérieure du pays ».
Face à un tel essor du « péril rouge », l’Etat du Chhattisgarh a opté pour l’épreuve de force militaire, mettant notamment sur pied des milices locales se livrant à de graves violations des droits de l’homme. Témoin aux premières loges de cette guerre oubliée, Binayak Sen n’a cessé de dénoncer l’escalade de la répression. Les « maos » ne sont certes pas des tendres. Binayak Sen est loin d’approuver les méthodes violentes d’une guérilla qui exécute, voire égorge et décapite, policiers et « espions » présumés. Mais il attend surtout de l’Etat indien qu’il respecte les principes et les valeurs inscrits au frontispice de sa Constitution.
Au fil des ans, ce médecin témoin est devenu un gêneur. Un obstacle à éliminer. En mai 2007, il est arrêté. Après bien des péripéties judiciaires, il vient donc d’être condamné à la prison à vie. Aurait-il posé des bombes ? Caché des armes ? Non. On lui reproche d’avoir rencontré « trente-trois fois » un idéologue de la guérilla, un certain Narayan Sanyal, qui lui aurait remis du courrier à transmettre à un homme d’affaires de Calcutta.
Les défenseurs de Binayak Sen ont beau jeu de démontrer la fragilité de l’accusation : les fameuses visites ont eu lieu le plus officiellement du monde dans une prison de Raipur, où l’idéologue était détenu, et sous étroite supervision d’un officier de police tout ouïe. Binayak Sen avait obtenu l’autorisation de rencontrer le prisonnier pour évoquer son dossier judiciaire et son état de santé. Pas grand-chose à voir avec une conspiration ourdie dans le creux d’un maquis.
La famille a fait appel du jugement. En attendant le réexamen du dossier à un échelon supérieur, tout ce que l’Inde compte d’esprits éclairés - et il n’en manque pas - se mobilise sur cette affaire emblématique qui fait tache sur l’image du pays. La « honte » doit impérativement être effacée.
Frédéric Bobin