Chers tous et toutes,
Etant « spécialiste » de la Tunisie et suivant les évènements de près, je me
permets d’éclairer votre lanterne et de vous fournir quelques éléments très
généraux pour que vous puissiez comprendre voir anticiper les développements
présents.
La Tunisie était une province relativement indépendante de l’Empire ottoman
lorsque l’État français la mise sous « protectorat » en 1881 à la suite,
notamment, d’une importante crise financière. Contrairement à l’Algérie, la
présence française n’a pas totalement déstructuré la société et détruit
toutes les élites. La Tunisie n’a pas été une colonie de peuplement, les
terres les plus fertiles du pays (750 000 hectares) ont étaient toutefois
appropriés par des colons français et italiens. Le mouvement national
tunisien a été globalement constitutionnaliste (la première Constitution
dans le monde arabe est tunisienne et date de 1861), réformiste (dans la
tradition des réformateurs arabes), influencé par les principes wilsoniens
et le socialisme français.
Le mouvement ouvrier a également été important en
Tunisie. Un syndicat autonome indigène qui repose sur des positions
inter-classistes (les patrons indigènes sont intégrés dans le syndicat) voit
le jour dans les années 1920 (la première CGTT). Par ailleurs, à la même
époque né une fédération communiste de Tunisie qui adhère sans réserve à la
IIIe internationale. Le parti communiste tunisien (PCT) en émergera, mais
fidèle à la position du parti communiste français sur l’indépendance (union
nationale) sera absent du mouvement de libération.
En 1920, le premier parti politique « moderne » est également créé
en Tunisie, le parti libéral constitutionnel (ou Destour). En 1934, de
jeunes nouvelles élites en sortent et constituent le Néo-Destour, formation
politique qui sera notamment dirigée par Habib Bourguiba et Salah Ben
Youssef. Ce parti encadrera le mouvement national. En outre, en 1946, une
fédération syndicale tunisienne et nord-africaine se créée l’Union générale
tunisienne du travail (dirigé par Ferhat Hached) qui intègrera la CISL
(Confédération Internationale des Syndicats Libres) en 1951. Elle joue
également un rôle fondamental dans le mouvement national.
À partir des années 1950, celui-ci évolue en fonction des soutiens
américains, des rapports de force au sein de la ligue arabe, de la situation
en Algérie, des négociations avec le gouvernement français, de la
structuration du mouvement fellaga, des prises de position des prépondérants
(colons) et de la montée des luttes sociales.
La Tunisie accède à l’autonomie interne en 1954 avec peu d’effusion
de sang puis à l’indépendance en 1956. Entre temps, de nombreux clivages
sociaux, territoriaux et politiques éclatent opposant les partisans de Salah
Ben Youssef à ceux de Habib Bourguiba. Ce conflit sur le point de dégénérer
en guerre civile (entre 1954 et 1958) scelle un mode de fonctionnement
autoritaire qui perdurera sous des formes différentes jusqu’à nos jours.
En mars 1956, quelques jours après la proclamation de
l’indépendance, une assemblée constituante est élue. Elle se compose du
Néo-Destour, de l’UGTT et de l’Union tunisienne de l’industrie et de
l’artisanat (UTICA – le syndicat des « patrons »). Habib Bourguiba devient
Premier Ministre, président du conseil de la nouvelle monarchie
constitutionnelle et cumule, parallèlement, les charges de Ministre des affaires étrangères et de Ministre de la défense nationale. L’assemblée
constituante abolit la monarchie, qui est remplacée par un régime
républicain de type présidentiel. Habib Bourguiba en devient le premier
président.
Le gouvernement opte de prime abord pour une politique
d’orientation libérale puis récupère graduellement le programme économique
de la centrale syndicale (UGTT) et opte pour la « collectivisation » des
terres arables. Durant les années 1960, l’orientation économique du pays est
clairement socialisante (le Néo Destour devient en 1963 le Parti socialiste
destourien). Par rapport au reste du Maghreb, l’orientation politique,
pourrait être qualifiée de « progressiste ». Un code du statut personnel qui
abolit la polygamie et crée une procédure judiciaire de divorce est par
exemple promulgué dès 1956.
À l’indépendance, l’élite au pouvoir se compose d’anciennes élites
traditionnelles formant par ailleurs une grande et moyenne bourgeoisie
commerçante de nouvelles élites, dont Habib Bourguiba représente
l’archétype. Celle-ci est originaire du Sahel, bilingue et provient
largement des professions libérales. Des conflits larvés puis ouverts
rythment les relations entre ces élites. Au demeurant, les élites
sahéliennes dominent.
Le Parti socialiste destourien est le seul parti
autorisé de 1963 à 1981. En 1981 apparait un multipartisme de « façade ». En
1987, Habib Bourguiba est destitué à l’issu d’un coup d’État médical et est
remplacé par un militaire spécialisé dans le renseignement, ancien ministre
de l’intérieur puis premier ministre, toujours président de la république en
2011. Le parti socialiste destourien devient le rassemblement
constitutionnel démocratique (RCD) en 1989. Après une libéralisation
politique entre 1987 et 1989, le régime se durcit graduellement.
Sur le plan des oppositions, la Tunisie indépendante a connu une
contestation d’extrême gauche (trostko-maoïste puis trostko-mao-nationaliste
arabe) très forte en milieu étudiant du début des années 1960 à la fin des
années 1970. Elle a exercé une grande influence sur le plan culturel et
nombre de cadres syndicaux et de professions intellectuelles ont été
socialisés dans son sillage. Le mouvement islamiste, lui, né au début des
années 1970, il est d’influence frère musulmane égyptienne et soudanaise.
Dès les années 1980, il reconnait cependant la légitimité des institutions
démocratiques. Il se compose majoritairement de jeunes « éduqués » qui ont
fait leurs premières armes politiques à l’université. Il est très puissant
durant les années 1980 et élargit son recrutement sociologique. Toutefois,
il est réprimé très sévèrement au début des années 1990. Depuis 2005, on ne
peut plus affirmer qu’il représente une véritable force politique (ses
dirigeants sont en exil à Londres et à Paris). Des partis d’opposition
existent toujours depuis le début des années 1980, certains sont au
parlement (un quota leur réservé), mais pèsent rarement sur la teneur des
débats, d’autres sont tolérés et non reconnus, d’autres reconnus et non
tolérés et enfin d’autres sont clandestins (notamment quelques groupuscules
héritiers de l’extrême gauche). Il reste que ces partis n’ont pas
véritablement de base militante.
En termes économiques, la Tunisie s’est libéralisée de manière
relative au début des années 1970. L’État a longtemps représenté par ses
emplois, un facteur de promotion d’une classe moyenne. Un plan d’ajustement
structurel a été imposé en 1986 et depuis la Tunisie continue de se
libéraliser économiquement en essayant de maintenir dans le giron étatique
les domaines les plus stratégiques. L’entrée de devises des émigrés, le
tourisme, le phosphate, les activités de sous-traitance, les entreprises
off-shore contribuent notamment à la croissance économique (élevée par
rapport au reste du monde arabe) mais le système bancaire reste largement
opaque. Les pratiques néo-patrimoniales, le népotisme, le clientélisme sont
de mises et ne cessent de se propager. L’indépendance de la justice est
sérieusement mise à mal et rien ne semble protéger les citoyens des
interventions sporadiques et arbitraires de l’État.
De surcroit, le système scolaire étant historiquement performant,
une nombreuse main-d’œuvre très qualifiée n’arrive pas à être intégrée dans
le circuit de production sinon au profit d’un « déclassement ». À cet égard,
la mobilité sociale ascendante par l’État a longtemps représenté un espoir
pour nombre de familles qui ont déployés de nombreuses stratégies scolaires.
On pourrait, à cet égard, parler d’une forme d’éducationnisme, proche du
mythe républicain français.
Pour autant, les inégalités régionales de développement sont très
prononcées, l’identité géographique est régionale perçue par le nom de
famille joue un rôle important. De nombreux citoyens originaires des régions
du nord-ouest, du centre et du sud (les extra-muros) subissent des formes de
discrimination, notamment à l’embauche.
Les émeutes, qu’il serait plus exact de qualifier d’émeutes à visée
politique, qui secouent le pays depuis le 17 décembre sont les premières
d’une telle ampleur depuis l’indépendance. On peut citer les émeutes de
Kairouan de 1961, de Msecon en 1965 et les émeutes du pain (dites également
IMF’s riots) en 1984. Notons également l’éclatement d’une grande grève
générale le 26 janvier 1978 réprimée dans le sang.
Les « émeutes » actuelles sont d’un genre nouveau. Elles se sont
rapidement propagées dans l’ensemble du pays. Par ailleurs, les islamistes
n’y jouent aucun rôle. Plus largement les références théologico-politiques
en sont absentes. Le seul véritable acteur qui en Tunisie possède une réelle
capacité de mobilisation demeure la centrale syndicale, l’UGTT. Elle joue,
elle, un véritable rôle dans les évènements actuels. Nombre de tracés
d’émeutes épousent la géographie locale de l’implantation de ses locaux.
Nombre de ses dirigeants régionaux (notamment ceux des syndicats de
l’enseignement) proviennent de l’extrême gauche. Au début des années 1960,
sa direction s’est subordonnée à celle du parti, mais régulièrement, du
moins jusqu’au début des années 1980, elle a affronté le régime sous
pression de sa base.
Durant les années 1990, les différentes associations
proto-politiques non inféodées au régime ont tenté d’alerter l’opinion
internationale sur les « dérives du régime », reprenant l’argumentaire de la
banque mondiale et recourant à la tactique du coup médiatique (grèves de la
faim, médiatisation d’opposants tabassés, etc.). Au demeurant, l’apparition
de ce mouvement au mois de décembre 2010 a surpris ces associations,
largement composées d’élites urbaines nées dans les années 1950-1960, et
concentrées dans la capitale. Les observateurs internationaux focalisés sur
cette opposition dite de la « société civile », beaucoup plus visible pour
un ensemble de raisons, ont également été surpris.
Les évènements actuels éclatent deux ans après un long mouvement
social peu médiatisé en France, concentré dans les régions minières (bassin
minier de Gafsa) du pays. La jeunesse, notamment celle d’origine «
extra-muros » et fortement pourvue en capitaux scolaires, y est
particulièrement présente. Ce qui est une nouveauté puisqu’elle a été «
>exclue » indirectement de toutes les formes d’opposition, si ce n’est
lycéenne et étudiante, depuis l’éradication du mouvement islamiste au début
des années 1990. En outre, une loi anti-terroriste de 2003 a engendré, ces
dernières années, l’arrestation de milliers de « jeunes » pour des motifs
divers allant de la consultation de sites d’opposition à la tentative
d’organisation de mission de martyr vers l’Irak (opérations qui étaient un
temps tolérées par le régime). Ce faisant, on ne savait pas vraiment si
l’islamisme radical (différent de l’islamisme de type frère musulman)
représentait ou non une force de mobilisation. Aujourd’hui il semble que ce
ne soit pas le cas.
Les scénarios d’avenir qui se profilent dépendent des conflits au
sein de l’armée (la grande muette en Tunisie), du rôle effectif du parti au
pouvoir et de ses clivages internes (un « destourien » modéré et « proche
des américains » pourrait prendre la succession du président actuel), de
l’action de le l’UGTT et enfin de la variable internationale (soutien ou non
des gouvernements etatsuniens, français et italien, voir libyen et syrien).
On peut tabler sur un scénario comparable sur certains points à la
révolution des œillets au Portugal, sauf que l’absence d’organisations
populaires « autonomes » peut exclure un dénouement « heureux » à la
portugaise.
Il est bien sûr trop tôt pour se prononcer de manière tranchée, quoi
qu’il en soit une éventuelle vacance du pouvoir n’est pas à exclure.
Finalement, tous ces évènements sont extrêmement importants tant en
termes d’analyse sociologique qu’en termes de débat public. Ils nous
interrogent sur le rôle des nouvelles technologies dans les formes de
mobilisation, sur la notion d’émeute, sur les liens entre des variables
lourdes (crise économique, situation internationale, rôle des élites), sur
les transformations de l’horizon d’attente démocratique ainsi que sur la
transnationalisation du contrôle social de la protestation. Sur le plan
citoyen enfin, on ne peut rester indifférent à ces évènements qui ne sont
plus l’apanage des pays de la périphérie, grands perdants de la division
internationale du travail. Désormais, nous sommes tous dans le même bateau.
Sur l’histoire de la Tunisie politique vous pouvez consulter les travaux de
Michel Camau, Béatrice Hibou, Vincent Geisser, Eric Gobe, Amin Allal ainsi
que les miens. Je vous conseille également la consultation de l’Annuaire de
l’Afrique du Nord/Année du Maghreb (en ligne)
Pour suivre les évènements presque en direct. Il y a facebook : chercher =)
JE SUIS TUNISIEN II et ce twit http://twitter.com/SBZ_news
Voilà en espérant vous avoir éclairé un tant soit peu
Cordialement
Michaël Béchir Ayari
Docteur en sciences politiques (Institut d’Etudes Politiques-Université Paul
Cezanne, Aix-en-Provence)
Chercheur associé à l’Institut de Recherches et d’Etudes sur le Monde Arabe
et Musulman (IREMAM)