Les rencontres Asie-Europe (ASEM) ont débuté en 1996. Elles réunissent, tous les deux ans, les chefs d’Etat de l’Union européenne et de dix pays d’Asie orientale (le Japon, la Chine, la Corée du Sud et ceux de l’ASEAN -moins la Birmanie). La troisième rencontre ASEM vient de se tenir en octobre à Séoul. Attac s’est rendu, à cette occasion, en Corée du Sud, pour participer au Forum alternatif, aux meetings et aux manifestations qui se sont succédé du 15 au 20 octobre. Nous n’étions pas seuls : en plus des nombreux Sud-Coréens, 262 militants étrangers étaient là, venant de 33 pays et représentant 95 organisations.
La délégation française était l’une des plus nombreuses, ce qui est un fait nouveau. En 1996, lors du deuxième sommet de Londres, elle n’était encore composée, pour l’essentiel, que du Centre Lebret et du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD). Cette fois-ci, Attac, AC !, Sud PTT et le Groupe des dix, le Mouvement des sans-papiers, des féministes et une députée européenne (Roseline Vachetta, de la LCR) ont aussi fait le déplacement.
Un intérêt croissant
Toutes les organisations intéressées en France par le sommet alternatif n’ont pas pu se rendre à Séoul. Ainsi, des contacts positifs avaient été établis au printemps dernier, lors de la visite d’une délégation asiatique, avec d’autres associations, la Confédération paysanne, la FSU, la CFDT et la CGT - via la CGT Renault, l’entreprise automobile ayant récemment pris le contrôle de Nissan au Japon et de Samsung Motors en Corée. Mais le calendrier international d’activité très chargé (Marche mondiale des femmes, rencontres de Via Campesina, etc.) les a forcé à faire des choix draconiens en renonçant à participer directement à certaines échéances.
Si l’intérêt suscité en France par le rendez-vous d’ASEM 3 s’est ainsi élargi, c’est bien parce que les résistances à la mondialisation néolibérale rapprochent les deux extrémités de l’Eurasie. Parce que nous prenons conscience de nos responsabilités face à la politique asiatique de l’Union européenne, à l’heure de la recolonisation économique du monde par les puissances de la triade dominante (Amérique du Nord, Europe occidentale et Japon). Et parce que le mouvement syndical et associatif sud-coréen est activement intervenu, ces dernières années, dans l’arène internationale. Le sommet ASEM 3 a donc été l’occasion d’affirmer notre solidarité avec les luttes engagées en Asie orientale et de resserrer les liens avec des organisations dont nous mesurons mieux aujourd’hui l’importance.
L’intérêt est réciproque. L’expérience française attire tout particulièrement l’attention des Asiatiques. Des liens intersyndicaux se sont noués ces dernières années entre la France et la Corée du Sud ; et AC ! a déjà été invité à Séoul, le combat des chômeurs étant là-bas une question à la fois neuve et pressante. Dès sa fondation, en 1998, notre association ATTAC est elle aussi entrée en rapports avec de nombreux mouvements extrême-orientaux. Son dynamisme suscite de nombreuses questions : Comment a-t-elle investi le terrain des résistances à la dictature des marchés ? Comment lier la campagne « Tobin » aux autres champs de mobilisation ? Comment s’opère en son sein la rencontre du social et du citoyen ?
La délégation française était l’une de celles (avec, par exemple, la délégation thaïlandaise) où le mouvement social était le plus fortement représenté, de concert avec les ONG. Elle a joué un rôle particulièrement actif dans la co-organisation ou dans l’animation de plusieurs ateliers du Forum alternatif : spiritualité et mondialisation avec le Centre Lebret, femmes et travail avec AC ! et Sud, pauvreté avec le CCFD, commerce et finances avec ATTAC..., ainsi que dans l’impulsion d’un réseau de parlementaires progressistes (nous reviendrons dans un second article sur cette initiative parlementaire). ATTAC fut dans l’ensemble fort à l’honneur, on peut le dire. Elle a notamment été choisie pour porter, lors de la principale manifestation de rue, le salut solidaire de tous les participants étrangers.
Une occasion d’apprendre
Un réseau associatif s’est constitué depuis 1996, pour faire entendre les voix citoyennes lors des sommets ASEM. Il est très inégalement représenté suivant les pays mais, parmi les organisations qui l’animent se trouvent des partenaires réguliers d’ATTAC comme le Transnational Institute d’Amsterdam pour l’Europe, Focus on the Global South de Bangkok pour l’Asie orientale, sans oublier la confédération syndicale radicale KCTU en Corée du Sud, qui fut au centre de toutes les initiatives à Séoul. Nous avons de même retrouvé à Séoul nos amis de KoPA, la coalition constituée contre les accords régionaux de libre-échange.
Le processus ASEM est aussi l’occasion d’apprendre à connaître d’autres partenaires, avec lesquels nous n’avions pas établi auparavant de relations. C’est particulièrement vrai en Corée, avec la Fédération des associations environnementales ou un impressionnant volant d’organisations féministes (côté coréen, les femmes étaient souvent en majorité tant dans la direction du Forum alternatif que dans les manifestations de rue -mais pas dans la représentation syndicale...). A bien des points de vue, Séoul fut pour les membres de la délégation française une expérience politique très riche, qui nous a permis de percevoir un peu de l’originalité de la situation dans ce pays.
Des divergences se sont manifestées entre les composantes les plus radicales ou les plus modérées du mouvement. Elles ont porté sur la caractérisation du processus officiel ASEM (une question sur laquelle nous reviendrons ultérieurement), sur le principe même des subventions gouvernementales ou sur les formes (« confrontationnistes » ou « pacifiques ») des manifestations de rue. De telles tensions s’expriment aujourd’hui dans bien des mobilisations internationales (Seattle, Prague...), mais elles s’inscrivent ici dans un contexte particulier. Une décennie après la fin de la dictature, divers courants politiques sont en voie de constitution (libéraux, social-démocratie, gauche radicale...). La Corée du Sud apparaît ainsi comme l’un des pays, avec la France et les Etats-Unis, où une importante confédération syndicale (la KCTU) se lie activement au monde associatif, mais où les contradictions avec une aile des ONG n’en sont pas moins vives sur la question des réformes libérales initiées dans le cadre de la mondialisation par la présidence Kim Dae-jung : faut-il accepter, voire radicaliser, ces réformes pour se débarrasser enfin des conglomérats bureaucratico-industriels d’hier, ou faut-il les combattre pour défendre l’emploi, en définissant une « troisième voie » tout à la fois contre la dictature ancienne de ces conglomérats et contre la dictature nouvelle du FMI ?
Malgré ces tensions, les débats au sein du Forum alternatif ont permis de mieux connaître des expériences poursuivies tant en Europe qu’en Asie, et de mieux collectiviser la réflexion de fond. Quant aux manifestations - culturelles et militantes -, elles eurent du souffle ! Avec un dynamisme et un apparat militants dont il serait bon que l’on s’inspire en France.
Cinq mille personnes se sont réunies le jeudi soir, 19 octobre, sur un campus universitaire où elles ont passé la nuit, avant de descendre une première fois dans la rue, le vendredi matin, se heurtant aux forces de polices. L’après-midi du 20 octobre, nous étions vingt mille (selon les organisateurs et la presse) lors du rassemblement organisé conjointement par tous les réseaux concernés (à savoir le Forum alternatif dit des ONG, KoPA et une coalition ad-hoc). C’est à cette occasion qu’ATTAC est intervenue du podium, aux côtés de la KCTU et de la coalition des organisations femmes, pour affirmer la solidarité internationale. Le lendemain, 21 octobre, les délégations étrangères se sont rendues le long de la (fort mal nommée) zone démilitarisée entre Corée du Nord et Corée du Sud, ce lourd héritage des guerres chaude et froide des années cinquante. Une visite particulièrement symbolique alors que la dialogue politique vient de reprendre entre les deux parties du pays.
De nombreux contacts ont pu être suivi en marge du Forum et des manifestations, y compris avec la Taegu Round, une initiative largement initiée par l’autre pôle syndicale, la FKTU, moins radicale que la KCTU.
En se rendant à Séoul, ATTAC a pu faire d’une pierre trois coups. Elle a renforcé et élargi ses liens avec le mouvement syndical et associatif coréen. Elle a activement participé au versant asiatique des mobilisations contre la mondialisation néolibérale, poursuivant ainsi un engagement initié dès 1998. Elle s’est inscrite dans le réseau d’organisations qui, en France et en Europe, font entendre les exigences citoyennes à l’occasion des rencontres ASEM entre l’Union européenne et les Etats d’Asie orientale : c’était la première fois que nous avions l’occasion de le faire, mais ce ne sera pas la dernière. En effet, les rencontres d’ASEM 4 se tiendront en 2002, au Danemark.