Les manifestations de la place Tahrir concentrent l’attention sur l’événement immédiat. Le jeu des acteurs politiques et de certains hommes clé est analysé à la loupe. Ce qui semble compter de prime abord relève du politique. Cependant, les véritables enjeux de la transition égyptienne se concentrent dans l’économie. Quelle que soit la nature du régime qui sortira de cette période de revendication populaire, il faudra trouver les réponses à une situation économique et sociale bloquée et à la misère rampante.
Les taux de croissance élevés observés ces dernières années appartiennent bel et bien au passé. Ils sont la conséquence d’une hausse exceptionnelle des rentes traditionnelles qui depuis toujours font vivre l’Egypte sous perfusion. L’aide américaine, le canal de Suez, les transferts des travailleurs égyptiens à l’étranger, le tourisme et enfin le pétrole assurent des revenus qui compensent l’absence d’industrie performante.
A ces rentes traditionnelles s’est ajouté depuis 2004, le flux des investissements étrangers soutenu par un vigoureux programme de privatisation et la relocalisation des fonds arabes. Au total, entre 2004 et 2007, les flux externes sont passés de 20 % à 27 % du PIB. Tout se passe comme si le tiers de la production nationale « tombait du ciel ». Mais cette croissance est un miroir aux alouettes ! Elle ne repose sur aucune base solide et pérenne.
A l’aune de cette analyse, on mesure à quel point la croissance égyptienne était fragile et inégalitaire dans sa mise en œuvre. Surtout, elle n’a pas permis de réduire les inégalités et la pauvreté. Aujourd’hui, malgré les injections permanentes de fonds, plus de la moitié de la population égyptienne vit avec moins de deux dollars par jour. L’inflation des dernières années, officiellement autour de 10 % en 2009 est en réalité très sous estimée. Elle ne rend pas compte de l’évolution récente des produits alimentaires de première nécessité qui a porté un coup sévère à la majorité des ménages égyptiens qui luttent à présent juste pour se nourrir.
La politique anticrise égyptienne, lancée en 2008, a été inutile et inflationniste. L’objectif visant à réduire les subventions au pain, à l’huile, au sucre et à l’essence qui atteignaient plus du tiers du budget de l’Etat s’est traduit aussi par des hausses de prix de ces besoins de base pour la survie quotidienne. Non seulement l’effet de l’augmentation de 30 % des salaires des fonctionnaires en 2008 a été gommé mais le déficit budgétaire s’est accru considérablement. Il représentait en 2010, plus de 40 % des recettes budgétaires.
Toute la question est aujourd’hui de savoir comment retrouver une croissance pro-pauvre et construire une économie interne qui soit moins dépendante de l’extérieur et dont les bénéfices reviennent aux Egyptiens. En attendant, les rentes traditionnelles et notamment le tourisme connaitront une baisse brutale en 2011. Les investissements directs étrangers, très sensibles à l’instabilité baisseront drastiquement.
Si les troubles durent, l’aide américaine, c’est à dire une autre rente, risque d’être affectée. On voit combien est stratégique le contrôle du canal de Suez, ce que l’armée égyptienne a parfaitement compris. Au total, la situation macroéconomique de l’Egypte va se dégrader considérablement au cours de l’année, accélérant le retournement des rentes observé depuis la crise mondiale de 2008. Dans ce contexte, il sera plus difficile encore de résoudre le problème social, à l’origine de la crise politique. L’année qui vient est l’année de tous les dangers.
Jean-Yves Moisseron, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD)
* Plus d’informations sur le site Internet du GIS CIST (http://www.gis-cist.fr/).