L’augmentation du nombre de travailleurs humanitaires tués l’année dernière soulève des questions fondamentales auxquelles sont confrontées les organisations actives dans ce domaine. Alors que les attaques contre le personnel humanitaire se multiplient et que l’aide tend à se politiser et à se militariser toujours davantage, je pense que nous assistons à une série de changements radicaux qui bouleverseront la façon dont les acteurs mènent leurs activités de secours en temps de guerre. Les enjeux sont immenses, tant pour les organisations humanitaires que pour les victimes de conflits armés.
Ces dix dernières années, les attaques délibérées contre les travailleurs humanitaires sont devenues monnaie courante. Elles sont clairement illégales et inacceptables, et doivent être condamnées avec la plus grande fermeté. Cela dit, le rejet dont sont l’objet les humanitaires est aussi une conséquence des politiques qui intègrent l’assistance humanitaire dans les stratégies politiques et militaires. Depuis un certain temps déjà, le flou qui existe entre ces deux sphères suscite le débat : est-il approprié que les forces armées participent à des activités humanitaires ?
Pour le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), la question n’est pas de savoir si les acteurs militaires peuvent ou non contribuer à l’action humanitaire, puisqu’ils sont notamment tenus par le droit international humanitaire d’évacuer les civils blessés. Cependant, lorsque l’assistance fait partie intégrante de la stratégie anti-insurrectionnelle, des problèmes autrement plus complexes se posent. Je n’oublierai jamais ce communiqué de presse publié il y a quelques années par les forces internationales en Afghanistan, dans lequel elles soulignaient la contribution de l’assistance humanitaire dans les efforts déployés conjointement avec les forces afghanes en matière de « lutte contre le terrorisme ».
De telles situations peuvent amener les parties au conflit et les populations touchées à associer tous les acteurs humanitaires à des objectifs politiques et militaires spécifiques, en Afghanistan et ailleurs dans le monde. Lorsque l’action humanitaire s’inscrit dans des stratégies visant à vaincre un ennemi, les risques encourus par les organisations présentes sur le terrain augmentent de façon exponentielle. C’est là que doit être clairement posée la limite à ne pas franchir.
Pour les organisations humanitaires, insécurité accrue rime avec accès réduit à des zones où la population peut avoir désespérément besoin d’une assistance purement humanitaire. Si l’on considère certains pays dans lesquels le CICR conduit ses principales opérations (Afghanistan, Irak, Somalie ou Yémen), ce qui me frappe, c’est le nombre restreint d’acteurs humanitaires réellement capables d’obtenir un accès régulier aux populations et de mener des interventions indépendantes. L’efficacité d’une action humanitaire indépendante, neutre et impartiale dans les conflits armés contemporains est parfois mise en doute. Cependant, notre expérience en tant qu’organisation présente depuis près de 150 ans sur les théâtres de conflits, y compris ceux menés par des insurgés, nous a appris que ce sont ces principes mêmes qui nous permettent d’atteindre les personnes prises dans les conflits armés pour leur porter protection et assistance.
Une facette méconnue de nos activités en Afghanistan illustre bien l’intérêt d’une action humanitaire indépendante. Depuis 2007, le CICR fait en sorte que le personnel du ministère afghan de la santé et les collaborateurs de l’Organisation mondiale de la santé puissent se rendre en toute sécurité dans le sud du pays afin de vacciner les enfants contre la poliomyélite. Ce « couloir sécurisé » est négocié avec les talibans et respecté par les forces de sécurité des Etats-Unis, de l’OTAN et de l’Afghanistan. En outre, le CICR facilite régulièrement le transfert de blessés et d’otages libérés en Afghanistan. Les opérations de ce type sont possibles uniquement parce que toutes les parties au conflit savent que le CICR ne prend pas parti et n’agit que pour des motifs strictement humanitaires.
« ESPACE HUMANITAIRE »
Le mode de fonctionnement éprouvé du CICR n’est cependant pas celui de tous les acteurs humanitaires. Au sein de la communauté humanitaire, les approches sont très variées, et il convient d’analyser objectivement les différentes pratiques et leurs effets. Je perçois au sein du monde humanitaire un pessimisme croissant et une certaine nostalgie face à un « espace humanitaire » qui se rétrécit. En réalité, l’expérience nous enseigne qu’il n’existe tout simplement pas d’« espace humanitaire » pré-établi et protégé.
Les conflits armés actuels tendent à se prolonger et à se fragmenter. Dans l’est de la République démocratique du Congo, par exemple, le CICR entretient des contacts avec quarante factions et groupes armés différents. Dans ce contexte, l’espace nécessaire pour pouvoir mener des activités en toute sécurité doit être recréé jour après jour : en nouant des liens, en ne considérant pas l’acceptation du CICR comme acquise, en traduisant les paroles en actes, en adoptant une approche fondée sur des principes et en s’y tenant de manière rigoureuse. Le CICR, pour sa part, est convaincu qu’une neutralité et une indépendance sans concession sont un moyen de gagner la confiance des parties.
Il existe certes d’autres manières de conduire des activités humanitaires, mais les organisations d’aide ne peuvent pas jouer sur deux tableaux, en demandant un jour une escorte armée pour atteindre des populations en détresse, et en reprochant le lendemain à ces mêmes forces militaires d’entretenir le flou. De fait, ce manque de cohérence engendre lui-même de nouveaux problèmes en termes de perception et de confiance. Les acteurs humanitaires ne peuvent pas se contenter de lancer des accusations sans remettre en question leurs propres choix et actes.
Compte tenu des enjeux, je pense qu’il est essentiel que les décideurs politiques et militaires soupèsent attentivement les lourdes conséquences que peut avoir l’intégration de l’assistance humanitaire dans les opérations de lutte anti-insurrectionnelle. Quant aux organisations humanitaires, elles doivent se montrer plus honnêtes et critiques lorsqu’elles examinent les conséquences de leurs choix, et décider en toute bonne foi de leur mode de fonctionnement. Si ces conditions ne sont pas remplies, les travailleurs humanitaires continueront à devoir faire face à une insécurité grandissante et, surtout, les victimes des conflits armés se retrouveront encore plus isolées et menacées.
Pierre Krähenbühl, directeur des opérations du Comité international de la Croix-Rouge (CICR)