« Les inégalités foncières [aux Philippines] sont l’héritage d’un lourd passé colonial », explique Joey Lozano, militant philippin et journaliste au Philippine Inquirer. Sous domination espagnole dès le début du XVIe siècle, la colonie est alors découpée en immenses propriétés appartenant aux conquérants et aux différentes communautés religieuses. Les communautés autochtones locales sont complètement écartées du processus de distribution des terres.
Avec l’occupation américaine qui débute en 1898, les terres appartenant à l’Église sont rachetées par le gouvernement et vendues aux grands financiers. « Seul l’État avait le pouvoir de distribuer les terres et ce sont les amis du gouvernement qui en ont bénéficié. La plupart du territoire a été cédé aux individus influents et aux entreprises », affirme M. Lozano. L’indépendance officielle de l’archipel est déclarée en 1946. On estime aujourd’hui à 7,1 millions le nombre de paysans sans-terre philippins, ce qui représente environ 11 % de la population. Selon un rapport publié en 1997 par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, « la propriété foncière est concentrée entre les mains d’individus et d’entreprises qui ne sont pas vraiment intéressés par le développement d’une agriculture viable à long terme, mais plutôt par le contrôle des terres et la consolidation de leur pouvoir politique dans les milieux ruraux ».
Nouvelle législation
En 1987, à la suite de la chute du régime dictatorial du général Ferdinand Marcos, une nouvelle constitution est adoptée. Ce document reconnaît aux communautés autochtones le droit de propriété des terres occupées anciennement, mais aucune mesure législative ne permet de mettre en pratique ces nouveaux droits accordés par la Constitution.
Il a fallu attendre jusqu’en 1997 avant qu’une législation soit mise en place par le Congrès national. La Loi pour les droits des autochtones (Indigenous People’s Rights Act) réaffirme le droit de propriété des populations autochtones et met de l’avant une série de mesures concrètes qui encadrent le processus de réclamation des terres ancestrales.
Les individus souhaitant déposer une requête doivent d’abord remplir le certificat de réclamation de propriété foncière. Un exercice qui n’est pas nécessairement à la portée de tous, explique le journaliste du Philippines Inquirer : « Il est difficile pour les autochtones de remplir les papiers exigés par le gouvernement. Ils n’ont pas accès au système d’éducation comme le reste de la population et sont donc extrêmement marginalisés. »
En plus d’avoir à composer avec la complexité et la lenteur de la bureaucratie gouvernementale, les communautés autochtones sont la cible des propriétaires fonciers, qui s’opposent vigoureusement à leurs revendications territoriales. Selon l’organisation FIAN, une ONG internationale de défense des droits humains, « une telle opposition mène souvent à des menaces et des agressions. Plusieurs cas de meurtres ont été rapportés. Il a été démontré que les menaces et le harcèlement augmentent avec l’intensité des réclamations des populations autochtones. »
Nakamata
Les membres de la coalition Nakamata, un regroupement d’une dizaine d’organisations créé en 1999 ayant pour but de promouvoir les droits fonciers des autochtones, ont payé cher le prix de cette initiative. Le village où habitait la majorité des membres de la coalition a été rasé par les flammes et, en octobre 2001, deux leaders de la coalition ont été retrouvés assassinés. Ils avaient annoncé publiquement quatre jours plus tôt qu’ils déposeraient une requête de droit territorial sur des terres détenues par une entreprise de transformation de canne à sucre.
Joey Lozano a travaillé avec la coalition Nakamata et a été témoin de plusieurs cas de harcèlement ou d’attaques dirigées contre les membres de la coalition. Il observe un « lien de corrélation directe entre le moment où les membres de la coalition intensifient leurs revendications et l’augmentation des agressions perpétrées », ce qui lui fait conclure à la responsabilité des propriétaires fonciers. Le militant estime que, depuis 1997, entre 200 et 300 personnes auraient été tuées à la suite de dépôt de requêtes de propriété de terres ancestrales.
Même si la police refuse toujours de reconnaître ce lien, la situation semble s’être stabilisée. Les médias ont beaucoup fait état de ces « meurtres suspects » et les organisations de défense de droits humains se sont mobilisées un peu partout dans le monde. L’organisation américaine Witness a même fait parvenir une caméra numérique aux membres de la coalition Nakamata afin qu’ils documentent leurs actions et recueillent sur bande vidéo des preuves tangibles en cas d’agression.
Mais la partie est loin d’être gagnée. Le gouvernement semble très lent à redistribuer les terres une fois la requête déposée, ce qui fait dire à Joey Lozano que « l’opposition des propriétaires fonciers et grandes entreprises aux droits des autochtones s’étend jusque dans les plus hautes sphères du gouvernement ».