Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Cherbourg, Moscou - n’était-ce pas trop dur physiquement ?
Viatcheslav Kitaev - J’avoue que j’ai eu des moments de fatigue. Mais c’est tellement revivifiant de voir tant de gens s’intéresser à ce qui s’est passé à Tchernobyl et faire des dizaines de kilomètres pour venir entendre l’intervention d’un liquidateur inconnu. Les gens font preuve d’un civisme qui est rare en Russie. Psychologiquement, ça me fait un bien fou. De retour en Russie, je donne les militants français en exemple.
Pourquoi êtes-vous venu en France ?
V. Kitaev - Nous cherchons depuis longtemps la possibilité d’établir des contacts avec des associations écologistes étrangères, car nous avons beaucoup de mal à nous faire entendre en Russie. Nous espérons qu’en passant par la France, cela contribuera à débloquer les choses.
Contre quoi ou pour quoi vous battez-vous en Russie ?
V. Kitaev - Nous menons un rude combat pour obtenir le respect, par l’État, de ses engagements vis-à-vis des liquidateurs et donc - les deux choses étant liées -, pour la reconnaissance officielle de l’ampleur de la catastrophe et de la responsabilité de l’État envers les victimes. Or, après une période d’amélioration sur ce plan au début des années 1990, la tendance est actuellement à la remise en cause à la fois de la réalité du nombre des victimes et des droits sociaux obtenus auparavant par les liquidateurs. Le pouvoir russe tente même de faire passer l’idée que ceux-ci ne seraient pas si malades qu’ils le prétendent, que la catastrophe n’était finalement pas si grave, etc. Tout ceci vise, d’une part, à effectuer des économies budgétaires sur le dos des liquidateurs et de leur santé et, d’autre part, à permettre la relance du programme nucléaire en Russie, notamment sous la forme de la privatisation de la branche.
Le nouveau chef de l’Agence fédérale pour l’énergie atomique, Sergueï Kirienko, un ex-chef du gouvernement connu pour sa ferveur libérale, a été nommé à ce poste pour faire du nucléaire une branche orientée en premier lieu vers la recherche du profit, au grand bonheur de quelques grands oligarques. La Russie ouvre en grand ses frontières aux déchets nucléaires (moyennant forte rémunération), et elle vise à participer aux programmes nucléaires à l’étranger. L’orientation est claire : faire de l’argent grâce au nucléaire sur le dos de la population russe, mais également étrangère.
Quel est le message que vous vouliez faire passer en France ?
V. Kitaev - En fait, la politique du gouvernement russe est complètement appuyée par le lobby nucléaire international et par les institutions internationales. Le dernier rapport publié par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), qui nous a scandalisés, le prouve bien. Ce rapport chiffre à 56 le nombre de morts dues à Tchernobyl ! Ils se moquent de nous ! Nous avons vu mourir les copains. Le chef de mon laboratoire est mort un an et demi après être revenu. C’est justement après avoir vu les gens mourir autour de moi que j’ai commencé à mener le combat pour dénoncer le silence et l’injustice. En fait, notre association estime à plus de 25 000 le nombre de personnes décédées en Russie des suites de leur intervention sur le site de Tchernobyl. Plus de 160 000 personnes - en Ukraine, Russie, Biélorussie - sont officiellement considérées comme invalides et développent pour la plupart de nombreuses maladies nécessitant des soins coûteux.
Plus de cinq millions de personnes vivent sur des territoires contaminés et n’ont pas les moyens de déménager, ni de se soigner. Surtout, il faut savoir que le bilan humain ne fait que s’aggraver, de plus en plus d’enfants - et, déjà, de petits-enfants - naissant avec des malformations ou de graves maladies. C’est pour dire tout ça que je suis venu en France, pour dénoncer le mensonge du gouvernement russe et des institutions internationales. Mais aussi pour rencontrer la population et les associations locales afin d’établir des liens de solidarité. Un nouveau Tchernobyl est possible n’importe quand, n’importe où. Il faut agir ensemble contre le déni de la catastrophe et de ses dégâts humains, écologiques et sociaux.
Quelles sont vos motivations personnelles ? Comment vous êtes-vous retrouvé liquidateur ?
V. Kitaev - J’ai été mobilisé par le ministère de l’Énergie atomique en tant que spécialiste des installations de sécurité. J’ai travaillé sur place trois mois, de septembre à novembre 1987, sur le réacteur nucléaire lui-même. Personne ne s’inquiétait vraiment des doses de radiation qu’on prenait. Il fallait faire notre travail. Je dois dire que je ne m’attendais pas à voir autant de dégâts et d’hommes mobilisés. Et encore, si les spécialistes comme moi se doutaient de quelque chose, les appelés et les réservistes, qui constituaient la grande majorité (autour de 80 %), allaient à la mort sans se douter de rien.
En 1991, les problèmes de santé sont apparus. J’ai vu les copains mourir. Je ne pouvais plus continuer à travailler dans le nucléaire, je ne voulais plus. Je me suis reconverti comme juriste. Et j’ai commencé à militer dans l’association des liquidateurs. Depuis, je me bats pour défendre nos droits devant les tribunaux. Je me bats pour que l’ampleur de la tragédie, dans ses dimensions sociales, écologiques, économiques et humaines, soit reconnue.