Dans son long discours du mardi 22 février [1], Mouammar Kadhafi à appelé à réunir les chefs des différentes tribus pour rétablir l’ordre dans le pays. La veille, son fils Saïf Al-Islam avait également rappelé l’importance du système tribal dans la société libyenne [2]. Organisation millénaire et présente dans de nombreux pays arabes, la tribu est le dénominateur commun d’une majorité de Libyens.
Qu’est-ce qu’une tribu ?
L’anthropologue Hosham Dawod met en garde contre une conception « idyllique et romantique qu’on se fait parfois en Europe du monde tribal arabe ». Pour lui, une tribu se définit comme étant « un groupement d’un certain nombre d’hommes et de femmes [qui] croient partager le même sang, ce qui induit une solidarité de corps (entraide, défense du territoire, mariages entre proches, etc.) ». Outre le fait de partager un même espace de vie, ils « sont représentés par un chef (le cheikh) censé réguler la situation interne de la tribu, le rapport avec les autres tribus et les relations avec le pouvoir central ».
De quelle légitimité dispose la tribu ?
C’est, historiquement, une unité de base de la population libyenne. A titre d’exemple, le nom de Libye provient de la tribu millénaire des Libu. Ce système a survécu aux siècles et aux différents régimes politiques qu’a connus le pays : aussi bien durant la colonisation italienne (1911-1943) que pendant la monarchie d’Idris Al-Sanoussi (1951-1969). Hosham Dawod explique ainsi qu’avant l’arrivée au pouvoir de Mouammar Kadhafi, « l’organisation principale en Libye était la tribu ».
Quelles relations les tribus entretenaient-elles avec Mouammar Kadhafi ?
Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam) à Genève [3], estime que le régime s’appuyait sur trois éléments garants de sa stabilité : la famille Kadhafi, les Comités révolutionnaires et les tribus. Toutefois, de par sa définition, la tribu représente à différentes échelles une organisation au moins parallèle, sinon concurrente, à l’Etat.
Dans un article intitulé « Tribus et Etat dans le système politique libyen » [4], paru dans la revue Outre-Terre [5], le chercheur Moncef Djaziri expliquait que lors de son accession au pouvoir, Mouammar Kadhafi a cherché à établir sa légitimité « en s’appuyant sur des forces non institutionnelles », au premier rang desquelles les tribus.
Le Guide suprême a ainsi adopté une attitude ambivalente envers ces organisations. D’un côté, il a exalté l’imaginaire tribal en tant que culture dans sa doctrine du Livre vert (1975) ; nommé quelques représentants tribaux au sein de l’armée et des ministères ; et garanti la survie de ces mouvements en leur permettant d’acquérir des ressources par le biais des comités populaires.
Dans le même temps, le colonel a affirmé sa propre autorité en favorisant sa tribu d’origine, les Kadhafa, n’accordant aux autres qu’une influence symbolique : une des premières mesures de Kadhafi en tant que chef d’Etat fut d’abolir les anciennes divisions administratives de la Libye, établies sur la base de l’emplacement des tribus. Cette volonté s’explique de manière pratique : pour qu’un pays soit reconnu comme interlocuteur par la communauté internationale ou les compagnies pétrolières, une structure étatique et administrative – au moins rudimentaire – est nécessaire.
Mouammar Kadhafi a donc, au fil du temps, mis en place un pouvoir autoritaire et centré sur son clan, tout en insistant sur l’identité tribale de la Libye. Cela s’est retrouvé dans son discours guerrier du 22 février. Le Guide suprême de la révolution a ainsi affirmé être « au-dessus des postes des chefs d’Etat », « un révolutionnaire », « un Bédouin ».
Quelles sont les principales tribus libyennes et quelle est leur attitude vis-à-vis de la révolte actuelle ?
On recense plusieurs dizaines de tribus en Libye. L’éloignement durable du centre du pouvoir et la répression sanglante des mouvements de révolte ont eu raison du soutien de certaines d’entre elles à Mouammar Kadhafi. Le cheikh des Warfala, la tribu la plus importante – avec près d’un million de membres situés dans la région de Benghazi –, a demandé à la population de s’opposer au régime. « Nous déclarons au frère [Mouammar Kadhafi] qu’il n’est plus un frère, nous lui disons de quitter le pays », a-t-il déclaré à une chaîne arabe.
Certaines tribus touaregs auraient également répondu à l’appel. Le quotidien suisse Le Temps (article payant) [6] ajoute que le chef d’une autre tribu, les Zuwaya, a menacé de couper les exportations de pétrole vers les pays occidentaux si les violences ne cessaient pas.
Molly Tarhuni, une chercheuse londonienne, a par ailleurs affirmé à l’AFP que ces tribus peuvent assurer la sécurité des opposants. « Leur capacité de mobilisation dans leurs régions est ce qui rend le régime de Kadhafi nerveux. Il va tenter de les isoler géographiquement les unes des autres », note-t-elle.
« Ces tribus ont pu s’armer, précise Hosham Dawod. Toute la question est de savoir quelles sont celles qui vont suivre Kadhafi, mais tout n’est pas tranché : au sein d’une même tribu peuvent apparaître des tensions et des différends politiques. »
Vincent Matalon