« La politique prime désormais l’histoire. » [1]
« Fiat ars, pereat mundus, tel est le mot d’ordre du fascisme,
qui, Marinetti le reconnaît, attend de la guerre la satisfaction
artistique d’une perception sensible modifiée par la technique.
C’est là évidemment la parfaite réalisation de l’art pour l’art. au
temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de
l’olympe ; elle s’est faite maintenant son propre spectacle. elle
est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa
propre destruction comme une jouissance esthétique de premier
ordre. Voilà quelle esthétisation de la politique pratique le
fascisme. La réponse du communisme est de politiser l’art. » [2]
Le 26 septembre 1940 à Port-Bou, Walter Benjamin est mort comme
un chien, suicidé dans sa quarante-neuvième année, au bout d’un
chemin qui ne menait plus nulle part, vaincu absolu, en des temps
où les vainqueurs n’étaient pas beaux à voir.
Au moment, proprement catastrophique, du pacte de la honte
entre Hitler et Staline, au seuil du désastre, au fond du désespoir,
il opposait à la lourde mécanique du progrès la faible étincelle de
la rédemption messianique, au martèlement linéaire des légions en
marche le « saut du tigre dans le passé », saut de l’ange et saut de
la mort.
Tard venu au communisme, sa fidélité à la mystique juive le
tenait à l’écart des raisons d’État, triomphantes dans le stalinisme,
embryonnaires dans le sionisme. Son judaïsme non religieux entrait
en dissidence contre la pétrification bureaucratique de la pensée.
G. Scholem s’exaspérait de l’attraction réciproque entre ses deux
pôles magnétiques, marxisme et mystique juive. Juxtaposition
arbitraire de démarches incompatibles ? Pourtant, Benjamin s’obstinait. Peut-être l’ambiguïté et la double pensée étaient-elles le signe
d’une époque où le communisme se fendait en deux, sans qu’il soit
encore possible d’en démêler tout à fait les fragments opposés. Aux
inquiétudes de son ami pour sa schizophrénie théorique, il répondait : « Le lien philosophique entre les deux parties de mon étude,
que tu ne saisis pas, sera apporté par la révolution beaucoup plus
que par moi-même. »
À condition de concevoir la révolution non comme une simple
accélération sur la pente de la facilité historique, mais comme
« un combat pour le passé opprimé », au nom des « générations
vaincues ».
Benjamin devinait, de connaissance profonde, d’expérience vive,
que l’autre barbarie, la barbarie nazie, dont on ignorait encore toute
la portée, n’était pas le dernier mot du capitalisme, ni son dernier
spasme, avant les lendemains radieux ; pas un accroc à sa normalité, mais une tendance récurrente de sa nature. Face à cet ennemi
de toujours, impossible de déserter, de désarmer, sans condamner
du même coup les vaincus de jadis et de naguère à la répétition
infernale de la défaite.
La vie de Benjamin n’a cessé de battre à contre-temps. En pleine révolution allemande, quand se joue le sort de la bataille, dont Hitler ne
sera que l’épilogue, il est ailleurs. Lorsqu’il se tourne vers le bolchevisme, c’est pour se heurter de plein fouet au Thermidor stalinien
et à la bureaucratie arrogante. Quand il franchit les Pyrénées, la
route de l’Amérique est déjà fermée. On ne passe plus.
Ce décentrement, ce décalement, cette marginalité aiguisent la
perception de l’histoire qui se fait. Sa Correspondance [3] et son Journal
de Moscou [4] en portent témoignage. Rongé par la maladie d’Asja Lacis, par la solitude, par les menus soucis de la vie quotidienne
moscovite, il est d’autant plus sensible au malaise morbide de ce
qui est en train de se jouer à travers la défaite de l’opposition.
« Moscou telle qu’elle se présente maintenant, pour le moment,
révèle, réduites à un schéma, toutes les possibilités : surtout celles
de l’échec et du succès de la révolution. Mais dans les deux cas, il y
aura quelque chose d’imprévisible et le tableau sera considérablement différent de toute peinture programmatique de l’avenir et cela
se dessine aujourd’hui brutalement et nettement chez les hommes
et dans leur environnement. » [5] Dans Moscou, où se jouent non
seulement le sort de la révolution russe mais le tableau du siècle,
il se promène, attend beaucoup, se perd dans des banlieues incertaines, choisit des poupées, fait des parties de dominos, assiste à
des pièces de théâtre dont il ne comprend pas un mot, espère un
geste, un frôlement d’Asja, un moment d’intimité.
Chemin faisant, il observe, note. Il croise des nepmans faisant
étalage de leur précaire et rapide fortune, « mercantis héroïques »,
« nouvelle bourgeoisie » en sursis. Il s’irrite de la nouvelle religiosité
d’État et de son esthétique monumentale, du déploiement de faucilles
et de marteaux, de la sanctification de la technique au détriment de
l’érotisme. À l’extérieur, le gouvernement du « socialisme dans un
seul pays » cherche la paix. À l’intérieur, il cherche à « suspendre le
communisme militant ». Radek reproche à son manuscrit sur Gœthe
pour l’Encyclopédie soviétique de mentionner la lutte de classe dix fois
par page… La censure rôde. On discute de l’Opposition de gauche et
de son sort. « La génération qui était active au temps de la révolution
vieillit. C’est comme si la stabilisation de la situation de l’État avait fait
s’introduire dans leur vie un calme, voire une indifférence comme on
n’en acquiert d’ordinaire qu’avec l’âge. »
L’État bureaucratique vampirise la classe et confisque la
politique. Le lien est rompu entre l’« expérience » et les « mots
d’ordre » qui tournent à vide. Par un étrange tour de passe-passe, le
pouvoir s’emploie à « dépolitiser toute la vie civique » en organisant
une « insinuante politisation de la vie » tout court. Il échange de la
politique authentique, de la politique civique d’en bas, contre de la
mauvaise politique frelatée, de la politique étatique d’en haut.
« Avec la grande valise sur mes genoux, je suis allé en pleurant,
par les rues crépusculaires, à la gare. » [6] Le 1er février 1927, Benjamin
quittait Moscou. En pleurant. Sur son amour malheureux avec Asja,
sans doute. Il y avait dans ces larmes toute l’amertume d’une lucidité historique en éveil.
Tout au long de ses textes, Benjamin fait front contre le nazisme
dont il comprend très tôt le sens et la menace. Il met à nu la
responsabilité théorique et pratique de la social-démocratie. Il ne
cite pratiquement pas Staline. Dès 1926, il lit Le Capital et Où va
l’Angleterre [7]. En 192-, il discute passionnément avec Brecht du
conflit entre Staline et Trotski, de l’antisémitisme en URSS. Son
voyage à Moscou l’éclaire sur les enjeux du combat qui se livre
entre le « socialisme dans un seul pays » et la révolution « ininterrompue ». En 1931, il découvre « avec un grand enthousiasme »
l’Histoire de la Révolution russe puis Ma vie [8].
Exercé aux prémices de la catastrophe, il contemple de haut, le
regard clair, le terrain dévasté par les grandes défaites du siècle,
l’œuvre conjuguée du nazisme et du stalinisme. Ainsi assiste-t-il
sans illusions à l’avortement des fronts populaires, où « tous sont
accrochés au fétiche de la majorité de gauche et ne se trouvent
pas gênés que celle-ci mène la politique avec laquelle la droite
provoquerait des insurrections ». Ce qui lui « semble terrible dans
le cas de l’Autriche comme dans le cas de l’Espagne, c’est que le
martyre n’est pas subi au nom de la propre cause, mais au nom
d’une proposition de compromis : que ce soit le compromis de
la précieuse culture autrichienne avec une économie et un État
infâmes, ou le compromis de la pensée révolutionnaire espagnole
avec le machiavélisme des dirigeants russes ou le mammonisme
des dirigeants locaux ». [9]
Alors qu’il combat philosophiquement le stalinisme, politiquement, il ne l’aborde que de façon oblique, comme s’il s’imposait
une réserve. Dans ses Écrits autobiographiques, sans livrer à fond
sa propre pensée [10], il s’efface devant les propos de Brecht qui n’est
pas tendre avec la dictature du Kremlin, une dictature sur le prolétariat, une « monarchie ouvrière », qui exprime son « angoisse devant
l’État fourmilière », et découvre dans Le Procès un livre prophétique,
où l’on « voit avec la Gestapo ce que peut devenir la Tchéka ». Il sait
« qu’il ne peut y avoir d’économie socialiste dans un seul pays ».
Brecht suivait l’évolution de l’Union soviétique. Un soupçon
demeurait à ses yeux, exigeant une approche sceptique des affaires
de la Russie. « Si un jour il s’avérait fondé, il faudrait combattre le
régime et le combattre publiquement. Mais hélas, ou Dieu merci,
comme vous voulez, ce soupçon n’est pas encore aujourd’hui une
certitude. » [11] Benjamin semble s’accrocher à ce doute. Prudence ? Complexe de l’outsider ? Ou nouvelle manifestation de son « indécision pathologique » devant la complexité du langage et du
monde ?
Après les procès de Moscou et le pacte germano-soviétique, le
doute est levé. Staline a légué son nom à un phénomène inouï, désignant non seulement la dégénérescence bureaucratique du premier
État issu d’une révolution socialiste, mais encore le détournement
absolu d’un idéal. « Avant », il y avait au bout des mots (communisme, internationalisme, socialisme) des promesses lumineuses.
« Après », il y a l’accablement, le brouillard et les ruines.
Du stalinisme, le langage et la vision de l’avenir sortent bouleversés. Le nazisme a pu être pensé (à tort) comme une exception
ou une monstruosité passagère. Le stalinisme ne peut en aucun
cas être traité comme une parenthèse ou un mauvais détour. Il
brise irrémédiablement la confiance dans la ligne droite du progrès
historique.
Au fur et à mesure que ressuscite la mémoire, apparaît la démesure de ce grand théâtre de la cruauté. Le rêve, qui, au siècle
passé, portait l’espoir d’un monde nouveau, vire au cauchemar des
poignards et des poisons médiévaux, alliés aux techniques d’extermination les plus modernes. L’ancienne morale s’est effondrée
avant qu’une nouvelle ne soit formée. Dans la béance de ce « déjà
plus » et de ce « pas encore », surgit un cynisme politique typiquement moderne. Une nouvelle époque apporte une nouvelle immoralité politique [12].
À cette époque, à cette immoralité, les Thèses sur le concept
d’Histoire déclarent une guerre solitaire et sans merci, une guerre
de longue durée, prête s’il le faut à toutes les ruses et dissimula-
tions d’un communisme marrane.
L’engagement de Benjamin n’est jamais une adhésion. À Moscou,
il s’est posé la question : « Ce qui d’abord va sortir de là en Russie :
peut-être une réelle communauté socialiste, peut-être également
quelque chose de tout différent. Le combat qui en décide se déroule
de façon ininterrompue. Être objectivement lié à cette situation est
autrement fécond – me plonger dedans pour des considérations de
principe ne m’est pas possible. » [13]
Adhérer à Moscou au parti communiste, ce serait rejoindre le
parti des vainqueurs. Ses amis immigrés allemands sont « membres
ici de la classe dominante ». « Cette reconstruction de toute une puissance de domination rend certes la vie si extraordinairement pleine
de sens. » C’est la « vie des chercheurs d’or au Klondyke » : « On
creuse du matin au soir pour trouver du pouvoir. »
Il invoque des raisons de principe, alors que ce sont là réticences de circonstance. En Allemagne, il n’envisage son adhésion
au parti communiste que comme « une entrée expérimentale » ou
« un épisode ». Un passage. Il faudrait pour cela « un coup de pouce
du destin ». Résistance privée d’un petit-bourgeois incurable ? ou
résistance instinctive à l’avènement d’une nouvelle Raison d’État ?
Benjamin assume, non sans interrogations, sa position d’« outsider
de gauche ».
Sentinelle solitaire.
Un livre sur Benjamin, une dissertation seraient contradictoires à
leur sujet, qui impose de recourir aux procédés de montage, collage,
citations explicites ou cachées, pratiqués par Benjamin lui-même.
Pour nous, Benjamin devient à son tour une image dialectique, le
point de cristallisation d’une pensée messianique aux prises avec
les hypostases de la raison historique.
L’histoire rythmique du possible ne se laisse pas réduire en
système. Pareils aux mosaïques médiévales, à leur fragmentation
majestueuse, l’essai ou le traité assignent à l’intelligence un « travail
micrologique » sur les éclats dispersés de la pensée. Le propre de
l’époque, c’est que « tout se brise en morceaux et ces morceaux
se brisent eux-mêmes en mille autres ». Voici venu le temps d’une
pensée de résistance minuscule, de courage dans l’infime, de
sauvetage par le détail, travaillant obscurément dans les intervalles
de la totalité brisée.
« Le concept de style philosophique n’a rien de paradoxal. Il
a ses postulats. Ce sont : l’art du discontinu, par opposition à la
chaîne des déductions ; la démarche patiente et obstinée du traité
par opposition au geste du fragment, la répétition des motifs par
opposition à la platitude de l’universalisme ; la plénitude concise de
la positivité, par opposition à la polémique négative. » [14] Tout au long
de son œuvre, on trouvera la même volonté de « dater la tristesse »
et de réveiller d’une gifle la vérité endormie.
Cette dissidence discrètement persévérante s’exprime d’abord
par un style : « Ma notion d’un style et d’une écriture, par là même
hautement politique, est celle-ci : conduire à ce qui est refusé au
mot : là où cette sphère de défaillance du langage éclate avec la
puissance qu’aucun mot ne peut dire, là seulement peut jaillir entre
le mot et l’acte dynamique l’étincelle magique, qui est l’unité de
l’un et de l’autre, l’un et l’autre également effectifs. » [15] Quand le
mot devient simple moyen, « il prolifère ». Comme la marchandise,
le langage s’emballe au détriment du sens, échappe à la parole, et
devient, à son tour, fétiche automate. Résistant à ces dévaluations,
le style d’en bas, fruit d’une longue gestation, s’oppose aux brèves
propagations de la mode d’en haut.
Le style montant tient tête à la mode descendante.
À contre-courant des architectures monumentales de l’histoire
universelle, Benjamin échafaude de « grandes constructions à
partir de très petits éléments », cherche « dans l’analyse du petit
moment singulier le cristal de l’événement total ». Il veut exprimer
l’ensemble par le détail, le général par le particulier, l’intérieur par
l’extérieur, élaborer un savoir en miettes, en « morceaux arbitrairement découpés », mais qui conservent la mémoire de leur rapport.
Puzzle. Comme le Zibaldone de Giacomo Leopardi, le Paris de
Benjamin est un puzzle. Livres inachevés, ce sont des labyrinthes
réglés, des labyrinthes d’écriture, des relevés de citations sans
commentaire.
L’histoire n’obéit pas aux fausses évidences chronologiques.
Sa construction appelle à « reprendre le principe du montage ».
Le montage cinématographique inspire la méthode de travail de
l’écrivain, le montage littéraire. « Je n’ai rien à dire. Seulement à
montrer. » [16] La matière première de ce montage n’est autre que
la citation. Écrire l’histoire, c’est la « citer ». Le concept même de
citation historique implique d’arracher le sens à son contexte pour
le métamorphoser. De même, la composition romanesque prend
pour modèle « l’empilement de morceaux de bois » : l’action doit
leur laisser du jeu, « être elle aussi entièrement conçue pour être
dévorée, être elle aussi tout à fait à l’opposé de toute construction
architecturale et monumentale ». [17]
Par des voies différentes, judaïsme et marxisme peuvent œuvrer
à réconcilier mémoire et histoire, les nappes énigmatiques de la
mémoire collective et le scintillement symbolique de l’événement
historique. Benjamin en veut pour preuve sa propre trajectoire :
« Ce livre (le Trauerspiet) n’était certainement pas matérialiste,
bien que déjà dialectique. Mais ce que j’ignorais en le rédigeant
n’a cessé depuis de me devenir plus clair : de ma place très particulière de philosophe du langage, une médiation permet de passer au
mode d’approche propre du matérialisme dialectique, si tendue et
problématique qu’elle soit. Mais absolument aucune à celle […] de
la science bourgeoise. » [18]
Instinctivement, il retrouve les traces de la « science allemande », celles de Gœthe, Hegel, Marx, recouvertes par le bitume
de la science positive. « Jamais je n’ai pu chercher et penser
autrement que dans un sens, si j’ose ainsi parler, théologique, c’est-
à-dire conformément à la doctrine talmudique des 49 degrés de
signification de chaque passage de la Torah. Or, les hiérarchies du
sens, la platitude communiste la plus rebattue les respecte davantage que l’actuelle profondeur bourgeoise, qui n’en tient qu’un
seul, l’apologétique. » [19] Le langage n’a pas à délivrer une vérité,
mais à proposer un bouquet de sens. Il n’y a pas une seule voie
de la sagesse, mais sept sentiers, qui ne sont pas à sens unique.
Le texte ne capture pas, ne possède pas le message. Sa polysémie
refuse aussi bien l’apologétique bourgeoise ou social-démocrate,
que le dogme stalinien. Il sollicite une lecture. Il propose à chacun
ses clefs.
Question de pudeur. Question de respect.
La mémoire aussi est un puzzle, interminablement fait et défait,
et le montage un va-et-vient permanent, une intelligence des
rapports et des relations. Avant même que n’apparaisse l’informatique, le livre est déjà « comme le montre le mode de production
scientifique actuel un intermédiaire démodé entre deux systèmes
différents de fichier. Car l’essentiel est tout entier contenu dans
la boîte à fiches du chercheur qui a composé le livre, et le lecteur
qui travaille sur lui l’incorpore à son propre fichier ». [20] L’invention
se réfugie désormais dans le frottement amoureux et le télescopage des fiches. Elle est un jeu de construction, culminant dans
un livre composé presque exclusivement de citations. La pensée
se glisse discrètement dans les jointures et les interstices, là où
jaillit du sens.
La citation est, avec le commentaire, un des plus vieux arts
juifs : « Je ne vais rien dérober de précieux, ni m’approprier des
formules spirituelles. Mais les loques et les déchets : je ne veux
pas en faire l’inventaire, mais de la seule manière possible leur
rendre justice : les utiliser. » [21] Adéquate aux images dialectiques,
l’écriture kaléidoscopique ne renonce pas à l’ensemble ; elle ne
s’abandonne pas au chaos des fragments, à l’émiettement des
aphorismes. Distraitement, patiemment, modestement, elle prend
et repose ses morceaux, elle les assemble et tâtonne, convaincue
qu’il y a encore de l’ordre dans ce chaos. Mais qu’il n’est jamais
immédiat.
Fin des grands systèmes philosophiques ? Harmonie cachée ?
Le parti pris de l’écriture minuscule, de la résistance arc-boutée
dans les failles et fissures de la totalité brisée, de la guérilla dans
l’infime, ne constitue pas une fuite esthétique. Il exprime une stratégie de l’urgence au cœur de la catastrophe, le moment de décons-
truction des grands édifices de la Raison abstraite et étatique, le
rejet de la grande alliance démocratique du concept, de la ligne
Maginot théorique face au déferlement des totalités totalitaires, le
refus de tout Front populaire en philosophie [22].
L’intelligence critique prend le maquis.
« Nous sommes attendus », s’impatientait Benjamin. Non par la
postérité, qui a tout son temps devant elle. Mais par les vaincus
d’hier, par la cohorte millénaire des perdants. Il dépend de nous
que leur défaite se répète et s’éternise, ou qu’elle s’interrompe et
que l’histoire – pourquoi pas ? – change de sens.
À notre tour, nous sommes attendus. Benjamin a rejoint ce
cortège des vaincus et attend avec eux le réveil qui mettra fin aux
cauchemars de ce siècle.
L’heure est-elle en train de sonner ?
Effondrement des dictatures bureaucratiques ? Enfin ! Triomphe
de la démocratie sans adjectifs ? Ou revanche du fétiche de la
marchandise, qui a encore plus d’un tour dans son sinistre sac !
Quand Benjamin calligraphiait à la lueur de sa chandelle, il
était « minuit dans le siècle ». Midi le juste a aussi ses démons.
Dans la grande braderie des rêves et des rébellions, le Messie
est aujourd’hui accusé, rendu responsable des grandes constructions autoritaires de l’Utopie. Le Messie n’est pas entrepreneur de
travaux publics, tout au plus un modeste chiffonnier, un ramasseur
de pierres, un facteur Cheval.
Ce Messie laïcisé ne vient pas du futur. Il n’apporte rien de
certain. Il déploie toujours au présent la gerbe de ses possibles. Il
oppose aux fétiches monumentaux de la Science positive, de l’Histoire universelle, de la Raison d’État, l’inquiétude insomniaque de la
raison messianique et ses calculs stratégiques. Une raison qui, de la
Sagesse d’Abraham Aboulafia à la « science allemande » de Marx,
respecte les sciences sans se résigner à leur travail en miettes [23].
Cette raison n’est pas moins raisonnable que l’autre.
De quoi se nourrirait encore « la pensée vers l’avant » si le principe
de réalité dévorait une fois pour toutes le principe de plaisir, et si
le sens du réel engloutissait celui du virtuel ? Serions-nous réduits
à l’ambition rampante d’une gestion réduite aux acquêts et d’une
prospérité mal partagée, gardée par des guetteurs en armes ?
Nous aurons toujours mandat de réveiller Benjamin, et, de
proche en proche, la longue généalogie des sentinelles messianiques. De les sauver de l’annexion à la culture des vainqueurs et
des réhabilitations qui sont, en vérité, des exécutions posthumes :
Marx économiste et philosophe, contre Marx tout court ? Benjamin
esthète et critique, contre Benjamin politique ?
Prévoyant le danger, Benjamin prenait les devants.
_ La politique prime désormais l’histoire.
La politisation médiée de l’esthétique doit tenir en échec l’esthétisation morbide de la politique [24].
La politique n’est pas affaire d’État. Elle est la pensée stratégique du présent, la possibilité d’interrompre le cours du temps, de
bifurquer vers des sentiers inexplorés, la disponibilité à voir surgir
le Messie qu’on n’osait plus, sans se l’avouer, espérer. Passé et futur
sont perpétuellement remis en jeu. On ne cesse de miser le tout sur
la partie. On est toujours à même de combler ou de décevoir une
attente.
Les morts en appellent aux vivants pour qu’ils réveillent les
morts. Modestement, Benjamin prend son tour de garde dans la
chaîne solidaire des sentinelles messianiques qui se transmettent
« un secret mot d’ordre », pour que la dernière réveille toutes celles
qui l’ont précédée.
Interminable veille, dans l’angoisse du sommeil et de la nuit.
Fidèlement, obstinément.
À la gauche du possible.
Daniel Bensaïd