« Connaissez-vous le go ? » [1]
Au XIXe siècle, la latence de la guerre, « patriotique » ou « civile »,
est inscrite dans le chantier des « embellissements stratégiques »
haussmanniens, « immenses remuements de pierre par la main du
despotisme, en dehors de toute spontanéité sociale », dont s’attris-
tait Blanqui.
Siècle de jeu et de joueurs. Jadis privilège d’une classe oisive, le
jeu, désormais embourgeoisé, est distribué par la main invisible et
truqueuse du marché. Allégorie de la concurrence, de ses hasards,
de ses heurs et malheurs, la table de jeu rassemble dans une même
partie l’art du commerce et celui de la guerre, plus intimes qu’ils
ne le prétendent.
« Les armées napoléoniennes, avec leurs campagnes, sont deve-
nues les agents du hasard auprès de la bourgeoisie. » [2] Quand le
bourgeois se met à jouer, il a derrière la tête le souffle épique du
grand jeu de massacre né avec le siècle. En réalité, l’héroïsme des
jeux sacrés défiant les dieux et la mort s’abîme dans le prosaïsme
quotidien du capital. « Le manque de conséquence qui caractérise
l’expérience vécue a trouvé une expression évidente dans le jeu. »
Les cartes à jouer supplantent celles de la cartomancie.
Le jeu de hasard comble les rêves frustrés de promotion sociale.
Le gros lot est au coin de la rue. « L’impondérable règne en maître
dans la société bourgeoise comme dans un tripot. L’impondérable
social entraîne le bourgeois comme l’impondérable de la nature
entraîne le sauvage. » [3]
À travers le jeu, la guerre, le commerce, le siècle du Capital
sonne l’essor de la pensée stratégique. Le militaire traîneur de sabre
décline au profit du militaire calculateur. On ouvre en Allemagne
des chaires de « science militaire », au carrefour de la physique
et de la technologie, de l’administration et de l’organisation, de la
logistique et de la géopolitique. Moltke entend étendre l’empire de
la raison sur la guerre, gagner du terrain sur l’incertitude politique
au profit du calculable et du prévisible. En 1900, Delbrück publie le
premier volume de son Histoire de l’art de la guerre.
Face à ces mutations, la social-démocratie majoritaire, décrétant
avec Bernstein que le mouvement est tout et le but rien, renonce à
construire sa propre pensée stratégique [4]. Elle confie son sort aux
bonnes fées du progrès et de la révolution. Le nazisme se chargera
d’interrompre sans ménagement ce rêve paresseux.
Pensée du virtuel, la raison messianique est au contraire une
pensée stratégique. Derrière la paisible délicatesse de Benjamin,
se tient un Messie armé.
Au XVIIe siècle, on ne poussait pas l’avantage. Les victoires décisives
étaient l’exception. Le compromis et la négociation bornaient l’horizon de la bataille. Pour Maurice de Saxe, les adversaires étaient
toujours aussi des partenaires. Il tenta de mener une guerre dynastique « tout en manœuvres calculées », qui esquivait la lutte à mort :
guerre de transition entre l’acharnement des guerres de religion
et celui des guerres nationales, hantée par le rêve de Paix perpétuelle. Sans exclure les horreurs, elle prétendait à une maîtrise de
la violence et à une rationalité conforme aux Lumières.
Les modifications technologiques de l’armement et l’avènement
de l’État-nation appelaient une métamorphose de la guerre. Chauffé
à l’enthousiasme des vents d’Amérique, Guibert sut percevoir
et prévoir l’effacement de cette guerre, longue et lente, devant
une nouvelle venue, « grosse et courte », tendant à la « bataille
décisive ».
Victoire militaire et victoire politique marchent-elles du même
pas ? Relèvent-elles de la même temporalité ?
Bataille décisive ? Jugement des flèches ?
Qu’est-ce que vaincre, lorsque les dieux se sont tus et ne distribuent plus de lauriers ?
Au XIXe siècle, la bataille décisive devenait l’épreuve de vérité d’une
guerre scientifique : « Si la bataille est l’épreuve de force qui soumet
les duellistes à la seule épreuve de vérité conforme à l’essence de la
guerre, son concept est le critère de vérité scientifique qui permet
de statuer sur la puissance de la théorie, sur les chances de victoire
dans les conflits d’idées. » [5]
Optimisme de la raison, où la vérité d’une théorie se manifeste
par la puissance. Non dans le sens, vulgaire, où le fait suffirait à
fonder la vérité ; mais dans le sens, rationaliste, où la raison se
révèle dans la force.
À condition d’en déterminer le critère.
Isolant le champ clos de la guerre de ses connexions au poli-
tique, à l’économique, au diplomatique, la « bataille décisive »
semble délivrer un verdict, qui est encore la version laïcisée du
sort des armes. Il se peut, en effet, que la bataille ne soit pas aussi
décisive qu’elle le prétend, qu’elle reçoive un démenti tardif de la
durée, que la victoire enfin change de camp, entraînant la vérité
dans son sillage.
Marchant sur les traces de Guibert, Lénine proclame la théorie
de Marx puissante parce que vraie. Mais qu’en est-il de l’épreuve
de vérité ? Une fois encore : qu’est-ce que vaincre ?
Guibert entrevoit le changement de nature du conflit, notion
plus large, plus enveloppante que la guerre, qui est, au seuil d’un
dénouement, son expression paroxystique. Conflits entre États-
Nations et levées en masse prennent le pas sur les querelles privées
du ministère ou du souverain. Quand la politique devient l’affaire
du peuple, la guerre devient celle du soldat-citoyen.
Guerre du peuple, armée du peuple ?
« La force publique d’une nation a pour objet de pourvoir à la
sûreté commune, d’une part contre les troubles et les désordres
du dedans, et de l’autre contre les ennemis du dehors… La force
publique est la clef de voûte de toutes les parties de l’édifice. »
Dans une guerre d’un peuple contre un peuple, tout civil est un
soldat en puissance. La guerre est partout. Elle se dilate dans le
temps et dans l’espace. Désormais, « chaque victoire acquise crée
l’irréparable entre vainqueur et vaincu ». « La lutte à mort appellera
la guerre à outrance. » [6] Vertigineuse spirale de la guerre totale :
« Éveiller les peuples à la conscience de ce qu’ils sont, de ce qu’ils
signifient dans l’histoire, et de ce qu’ils peuvent dans l’immédiat,
c’est inéluctablement leur souffler la tentation de soumettre l’Histoire à leur histoire. »
L’opposition entre l’Histoire majuscule et l’histoire minuscule
souligne la nostalgie d’un ordre et d’un temps où le diplomate faisait
la diplomatie, où le militaire faisait la guerre, et où le peuple restait
à sa place de peuple. Guibert comprenait bien ce changement de
registre de la violence, dès lors que la nation armée est vouée « par
nature des choses à la barbarie de la guerre tribale » : « Quand
les nations elles-mêmes prendront part à la guerre, tout changera
de face ; les habitants d’un pays devenant soldats, on les traitera
comme ennemis. La crainte de les avoir contre soi, l’inquiétude de
les laisser derrière soi les fera détruire. »
Il imaginait en contrepartie un droit public et une législation
nouveaux, capables de « mettre des bornes à ces levées en masse »,
de contenir l’escalade aux extrêmes.
Sinon ?
Dans l’horizon de la guerre totale, la politique, au même titre que
l’esthétique, est happée par la guerre. L’entrée dans la modernité
des guerres nationales inaugure un univers stratégique inconnu.
Un siècle après Clausewitz, la guerre ne sera déjà plus la poursuite
de la politique par d’autres moyens, mais la politique la poursuite de
la guerre par des moyens temporairement pacifiques [7].
Le militaire rejoint ici le philosophe : « C’est à Napoléon que
nous devons de pouvoir pressentir aujourd’hui une succession de
siècles guerriers qui seront sans égaux dans l’histoire ; c’est à lui
que nous devons d’être entrés dans l’âge classique et la guerre,
la guerre scientifique en même temps que nationale, la guerre en
grand que les siècles des siècles à venir nous envieront avec respect
comme un échantillon du parfait. » [8] Nietzsche prévoit l’avènement
de la guerre-spectacle banalisée : « Une guerre n’est pas terminée
que déjà elle est transformée en papier imprimé, multipliée à cent
mille exemplaires, et présentée comme nouveau stimulant au gosier
fatigué de l’homme avide d’histoire. » [9]
Sombrement fasciné par la déraison qui guette le siècle, Marinetti
croyait pouvoir sauver le sens en annexant l’esthétique à la guerre.
Bien avant Coppola dans son Apocalypse Now, Proust associait l’air
de la Walkyrie aux bombardements aériens de la Première Guerre
mondiale.
Métaphorique emprunt où se lit la capture de l’esthétique par
la force.
L’inversion des rapports entre guerre et stratégie est consommée.
Jadis catégorie de la guerre, la stratégie devient la ligne d’horizon
politique de toute action militaire. Ainsi, la dissuasion nucléaire,
stratégie de la non-guerre, n’est-elle concevable que par rapport à
l’hypothèse limite de guerre nucléaire. La « stratégie du conflit »
embrasse désormais généreusement guerre et paix, dans l’horizon
du génocide nucléaire, impensable et pourtant jamais improbable.
Elle s’efforce d’intégrer l’action par influence, dissuasion ou persuasion, dont l’affrontement ouvert constaterait l’échec.
Sur le grand chantier stratégique, les énergies (économique,
sociale, militaire, cérébrale) deviennent convertibles et échangeables. L’extension de la pensée stratégique impose un système
d’équivalence énergétique générale, dont la guerre, confrontation
d’énergies « mobilisées », serait la consommatrice finale.
La course à la guerre totale, la totalisation du conflit acceptent
par définition l’hypothèse de l’anéantissement. Avec le passage à
la limite de la puissance destructrice, l’arme nucléaire et le missile
balistique réalisent l’utopie de la mort politique des États donnée à
distance, non plus mort des combattants, mais mort des peuples.
La menace est telle qu’elle invalide toute stratégie de coercition et
n’autorise plus qu’une stratégie d’interdiction, « un mode dissuasif
fondé sur la manœuvre de la menace de mort collective. ». [10]
Stratégie de l’imaginaire ?
Mais visant « un point critique » où le réel se mêle à la fiction.
L’irruption du fait nucléaire « parachève l’expérience des
guerres totales antérieures en permettant d’imaginer l’état de
conflit limite, atteignant un degré de violence indépassable ». Ce
passage à la limite découle de la montée aux extrêmes des situations de conflit. « Tout se passe donc comme si, grâce à la Bombe,
l’histoire de deux siècles de guerre devenait enfin lisible dans la
totalisation des faits d’évolution. »
Lucidité rétroactive par la Bombe !
Rugissant oiseau de Minerve !
L’irrationalité politique de la guerre paroxystique éclaire dans leur
perspective historique intelligible les guerres antérieures, pour
mieux en révéler la déraison politique.
Hiroshima et Yalta datent l’inauguration d’une ère nouvelle.
Hiroshima et Yalta ensemble : l’imposition de force et la négociation d’un ordre. Non l’un sans l’autre. La dissymétrie des forces
étant toujours temporaire, la Bombe devient l’armature morbide
du partage du monde. Chaque partenaire majeur peut désormais
faire régner l’ordre dans son propre « camp » et le circonscrire à la
pointe de son parapluie.
Nous sortons à peine de cet équilibre, par l’explosion de l’un des
camps. Reste à savoir quel ordre militaire nouveau peut en surgir,
et s’il peut, tout simplement, en surgir un ordre, ou seulement la
dissémination des responsabilités et la prolifération des armements. Auquel cas, après les grands équilibres solides et la Terreur
centripète de la Bombe, le « terrorisme » migrateur imposerait sa
loi fluide et centrifuge.
« Tout se passe comme si les stratégies globales des grands
premiers rôles unifiaient, à travers elles, les divers types de stratégies locales… » [11] L’équilibre limite du statu quo ne signifie en aucun
cas l’immobilisme des protagonistes. L’optimisme socialiste du début
du XXe siècle ne concevait pas d’agressivité dans une société non
capitaliste. La guerre était à ses yeux une conséquence exclusive de
l’impérialisme, visant à la conquête de marchés. Courte vue.
À cheval sur deux époques, Jomini avait naguère établi un
inventaire plus prolixe des raisons pouvant conduire un État à faire
la guerre : revendiquer des droits ou les défendre, satisfaire à de
grands intérêts publics, soutenir des voisins dont l’existence est
nécessaire à la sûreté de l’État, remplir des stipulations d’alliances,
propager des doctrines, étendre son influence, sauver l’indépendance nationale, venger l’honneur outragé, ou encore par manie de
conquêtes et esprit d’invasion…
Énumération chaotique ?
La guerre a aussi ses raisons, géostratégiques, que la raison
politique et économique n’épuise pas.
Après les guerres napoléoniennes, Jomini entrevoyait dans
la dissémination sociale l’avènement du désordre. Attaché aux
règles et au monopole étatique de la violence, il s’en inquiétait. À
la recherche des invariants formalisables de la guerre, il éliminait
de sa science des « espèces de guerre » aberrantes, comme les
« guerres civiles et de religion ».
Depuis 1945, devant le verrouillage nucléaire des rapports
géostratégiques globaux, ces « aberrations » (guerres de libération
nationale, guerres révolutionnaires, stratégies de subversion) ont
proliféré. Le désordre d’une violence sans code menace désormais
de dévaster la guerre elle-même.
Dans la grande délinquance de la guerre sans règle, « nommons
actants ces agissants qui récusent le monopole de la violence
revendiqué par les États… Tout acteur politico-stratégique se
constitue donc en système d’actants ». [12] En termes techniques, les actants soufflent le premier rôle aux acteurs. En termes médiati-
ques, porteurs d’une violence non formalisable, ils deviennent des
« terroristes ».
« Les ingérences dans les affaires d’autrui au nom d’une vertu
révolutionnaire imprudemment qualifiée d’universelle ne pouvaient
que dégrader la guerre, moyen exceptionnel de la politique d’État,
en lutte inexpiable d’idéologies radicales dont le simplisme intolérant s’accordait avec la sensibilité grégaire des élans spontanés des
peuples. » [13] Quel est le lien entre l’escalade nucléaire et la dissémination non étatique de la violence ? L’expansion envahissante du
stratégique trahit un monde dont la logique interne est elle-même
expansive : généralisation de la production marchande, internationalisation du capital, de la division du travail… Les ingérences des
« actants » traduisent seulement une internationalisation effective
des enjeux et des conflits, médiée par les États !
Comment internationaliser la violence et prétendre territorialiser le conflit ? Dans la rhétorique journalistique, la déterritorialisation devient terrorisme, alors que l’État revendique de plus en
plus crûment son « devoir d’ingérence » !
La guerre féodale bouleversait les lignages et les alliances pour
répartir des privilèges. Le territoire était alors le point d’ancrage de
ces hiérarchies du sang. Avec le Capital, l’espace territorial change
de sens. Son rendement n’a de limite que celle de la force de travail
et du marché potentiel qu’il recèle. La guerre devient conquête de
marché. Après deux guerres mondiales, la Bombe signifie l’inter-
nationalisation apocalyptique de la guerre par en haut, le terrorisme son internationalisation rampante par en bas, d’autant plus
proliférante que la sortie par le haut est verrouillée par le risque de
destruction absolue.
La violence déchire de toutes parts les coutures de l’État-Nation.
Ce n’est pas le seul monopole de la violence qui lui échappe, mais
bien d’autres fonctions (économiques, sociales, financières). La
circulation endiablée des marchandises et des capitaux le saigne
et le submerge au point qu’émerge une profusion « d’acteurs et
d’actants allogènes », transétatiques : « Les Églises, les Partis,
les ethnies, les grandes entreprises économiques, les organisa-
tions internationales, les regroupements régionaux, les systèmes
d’alliances, les groupuscules, les puissantes individualités… » [14]
Frénésie énumérative du stratège débordé !
À tout moment peut surgir « un acteur exotique jusqu’alors
muet, en état d’hibernation, mais dont les capacités latentes d’inter-
vention peuvent toujours exploser ».
Couronnant la militarisation de la société et l’enrôlement des
peuples dans la logique de la guerre, la Bombe et le terrorisme ont
en commun la prise d’otage : virtuelle par la Bombe (a fortiori la
diabolique bombe à neutrons, esprit incarné du Capital, qui détruit
les personnes en épargnant les biens), effective dans le cas du
« terrorisme » dit aveugle, pour qui n’importe qui, n’importe quand
et n’importe où, devient une cible potentielle, du seul fait de son
appartenance à l’ennemi collectif.
La logique de la responsabilité et de la culpabilité collective est
poussée à bout. La capacité technique de l’arme l’amplifie.
Mais Guernica et Dresde portent bien en germe Nagasaki,
comme Oradour, Kafr Kassem, Sabra et Chatila.
Jomini craignait les guerres intestines, guerres civiles et
guerres d’opinion, qui excitent les passions et rendent les « guerres
haineuses, cruelles, terribles ». II s’effrayait de l’impuissance des
appareils étatiques devant l’inflation de la violence, dès lors que
toutes les énergies des peuples seraient mobilisées et consommées
jusqu’à épuisement.
Mais le « terrorisme » est l’ombre portée de la Bombe.
Il fut toujours douteux de prétendre moraliser la guerre,
a fortiori cet état de conflit endémique, où les protagonistes sont
partout et l’ennemi nulle part. Dans l’entassement des mégatonnes,
l’éthique et la règle n’ont plus leur mot à dire. Quelles qu’en soient
les inspirations et les voies, le terrorisme ne fait jamais qu’en tirer
toutes les conséquences.
Fin effroyable et effroi sans fin se confondent, la première
n’épargnant plus le second.
Les stratèges de l’escalade aux extrêmes réclament une règle du
jeu supranationale, substituant à l’état de nature planétaire un
nouvel état civil. Ce « droit de la guerre » est le mirage des sociétés
des nations et tribunaux internationaux.
À quels cieux, à quel Dieu suspendre cette Loi des lois ?
À la dissuasion, équilibre de la terreur, socialisation négative,
où chacun est tenu en respect, comme dans la société de Hobbes,
par la crainte que le plus faible soit encore capable de tuer le plus
fort ? Dans cet équilibre instable, rien n’est plus démontré ni
démontrable. La bataille tenait lieu d’épreuve de force et de vérité.
La non-bataille ne prouve rien. Le statu quo est sauvé, mais rien ne
permet plus de dire si c’est en raison de l’équilibre dissuasif ou de
l’absence d’ambition des politiques. La théorie de la dissuasion n’a
plus de critère de vérité : « La question de sa validité pratique est
indécidable sauf par l’épreuve négative. »
Elle n’est plus démontrable et vérifiable.
Seulement réfutable.
Par la catastrophe.
C’est le paradoxe nucléaire. Par un retournement logique, c’est
la menace qui dicte sa propre loi. Les prédictions diffèrent sur le
détail du désastre annoncé, mais s’accordent sur le fait qu’il priverait
de sens la notion de victoire militaire. Ce mur de l’absurde devient
la nouvelle frontière de la guerre. La peur raisonnée réintroduirait
la raison politique dans la déraison stratégique !
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les guerres s’engageaient
dans l’ignorance de leurs développements possibles et des apports
imprévisibles de la stratégie des armements. « Les combattants de
Valmy ne pouvaient pas plus imaginer Eylau ou Wagram que ceux
de Charleroi les charniers de Verdun, ceux de Dunkerque les hécatombes de Stalingrad et de Dresde. »
Fétiche dressé dans une sorte de neutralité arbitrale, d’absolu-
tisation du jugement dernier, équitable pour tous parce qu’aveugle
aux fautes et aux mérites de chacun, la Bombe fixerait une limite
infranchissable et ramènerait l’ordre de la Raison dans le déchaînement des passions. Raison sauvée par la déraison. Sens racheté
par le non-sens. Au-delà de toute loi concevable, la Bombe se
métamorphoserait elle-même en Loi : « Avec la Bombe posée objective et intouchable, à l’horizon des crises internationales, Jomini
et Clausewitz ont trouvé le moyen d’outre-tombe le plus efficace
pour refréner les pulsions de violence collective et irrationnelle
des peuples soulevés par les messianismes suicidaires ; l’instrument universellement reconnu et révéré, permettant de contrôler,
par la soumission de tous à un principe de modération échappant
au relativisme éthique, la montée en violence des états de conflit :
la bombe dit et impose sa morale, relativisant toutes les morales
reçues. » [15]
Voici donc l’ère de la morale nucléaire.
L’efficace de cette raison pratique échappe au champ de la
raison pour tomber dans le domaine, religieux, de la croyance.
Morale hypostasiée dans l’arme absolue, elle rameute les vieilles
mythologies animistes et fétichistes, pariant que nul n’osera transgresser le mur de l’impensable. La dissuasion est un gigantesque
poker menteur. L’efficacité du chantage y dépend de la crédibilité
d’une menace inconcevable, où il faut convaincre l’adversaire de sa
propre détermination à agir contradictoirement à toute rationalité
humaine.
Dans l’univers de la déraison stratégique, l’éthique n’a-t-elle plus
droit de cité ?
Limite tendancielle du pensable, la Bombe bloque temporairement le dénouement des conflits. Elle ne les gèle pas. Dans
une marge définie par d’autres moyens, les rapports de force
bougent. Sous la menace du pire, la guerre n’est plus « le moyen le
plus simple de décider des crises ». Dans le militaire comme dans
l’économique, les crises s’étirent dans le temps.
L’étirement temporel du conflit se solde par une militarisation
croissante de la paix, qui devient, plus que jamais, veillée d’armes.
Le stratégique envahit tout le champ de la pensée. La « crise »
même n’est plus le moment de rupture et de décision, mais la dési-
gnation d’un état hybride, rampant, ni paix ni guerre, qui devient
le pain quotidien. Au risque d’une contradiction dans les termes,
faut-il parler de « crise prolongée », d’une dilatation du temps
stratégique ?
Jeanne d’Arc était pressée, qui annonçait dès Orléans qu’elle
durerait un an, « guère plus ». Quatre siècles plus tard, Napoléon
confiait à Mme de Rémusat : « Je ne vis jamais que dans deux ans. »
Le calcul stratégique inclut à présent des durées de plus en plus
étendues. L’avenir s’illimite. Il oblige à penser loin, avec les lenteurs
de la décomposition et les langueurs du pourrissement.
Les Grecs désignaient l’art de la guerre sous le vocable de tactique,
l’art de ranger des troupes. La stratégie était préparation (avec quoi
et quand se battre) et la tactique exécution (comment se battre).
Pour Littré, la stratégie était encore « l’art de présenter un plan de
campagne, de diriger une armée sur les points décisifs ou stratégiques ». Elle devenait ensuite, selon le Robert, « la partie de la
science militaire qui concerne la conduite générale de la guerre
et l’organisation de la défense d’un pays ; les opérations de grande
envergure, l’élaboration des plans… ». Incertitude sémantique, qui
escamote le caractère décisif de l’action.
Ainsi, classiquement, la stratégie désigne « la science des mouvements hors de portée de l’ennemi » (Bülow) ; « les opérations qui
embrassent le théâtre de la guerre en général » (Jomini) ; « les
mouvements généraux hors de la vue de l’ennemi et avant la bataille »
(Marmont) ; « l’en-deçà » et « l’au-delà » du combat (amiral Castex) ;
ou encore « l’usage des forces dans l’engagement » (Clausewitz).
La tactique définit « les mouvements en vue de l’ennemi » (Bülow) ;
« les manœuvres de l’armée un jour de bataille » (Jomini) ; « l’art de
manier les troupes sur un champ de bataille » (Marmont) ; le combat
pendant lequel les armes agissent et jusqu’à ce qu’elles cessent
d’agir (Castex) ; ou encore « l’usage des engagements au service de
la guerre » (Clausewitz).
Avec la guerre totale et l’absorption du politique par le militaire, la stratégie augmente ses ambitions. Elle enveloppe les
deux à la fois. Sans bataille décisive ni victoire finale, elle devient
totale ou intégrale, sans autre épreuve de vérité que celle, toujours
provisoire, de la durée. Elle embrasse aussi bien l’éventualité que
l’évitement de la guerre. Elle s’évade du champ de bataille et ne
cesse de repousser ses propres limites : extension du temps et dilatation de l’espace.
Le militaire ne peut cependant abolir le politique.
Du point de vue des opprimés, la menace nucléaire est une
contradiction dans les termes. La guerre nucléaire totale anéantirait
d’autres opprimés sous les décombres de l’État ennemi. Chaque
peuple devient otage de l’autre, prisonnier par contrecoup de ses
propres alliés et protecteurs, enfermé dans un réseau d’alliances
étatiques au détriment de solidarités de classes indifférentes aux
frontières.
Hypothèse politiquement, moralement, stratégiquement inacceptable.
Quoi d’autre que la Bombe (limite par l’absurde, mais limite franchissable) pour rationaliser la violence, la moraliser et la contenir ?
Rien d’autre que la lutte de classe. Dans sa logique, tout n’est
précisément pas permis. Elle fracture la globalité de l’affrontement
d’État à État, de Nation à Nation, de peuple à peuple. Elle divise
chacun des protagonistes et introduit une limitation principielle de
la violence concevable. Elle restaure une logique des besoins et
une économie des forces, contradictoires avec celles de l’anéantissement en masse.
Elle récuse intrinsèquement la lutte à mort.
Quiconque récuse la lutte à mort peut-il encore vaincre ?
Il faut l’espérer. Seule la logique sans frontières des intérêts de
classe peut s’opposer au terrorisme ; toute violence aveugle est
contre-productive dans l’exacte mesure où elle vise des alliés naturels. Du point de vue des classes, responsabilités des États et des
individus ne sont pas confondues.
De Guibert, à Jomini, à Clausewitz, court la même quête chimérique
d’une science qui aurait le dernier mot contre l’énigmatique sort
des armes. Le discours sur la guerre dessine et annonce l’ambition
des sciences humaines. Il les rassemble toutes en un moment de
fusion. Lénine l’avait compris, qui interrogeait Clausewitz pour
définir le rapport intime entre la critique des armes et les armes
de la critique.
Clausewitz avait tenté de départager l’art de la guerre de la
science de la guerre : « Le domaine de la création, de la production,
est celui de l’art, mais lorsqu’on vise à l’investigation et au savoir,
c’est la science qui est souveraine. Il ressort de tout cela qu’il est
plus juste de dire art de la guerre que science de la guerre. » À
quoi il ajoutait : « Mais nous n’hésitons pas à affirmer que la guerre
n’est ni un art, ni une science au véritable sens du terme, et c’est
justement en partant de là qu’on commit une erreur qui fit assimiler
la guerre à d’autres arts ou à d’autres sciences, ce qui donna lieu à
une foule d’analogies erronées… Nous dirons donc que la guerre
n’appartient pas au domaine des arts et des sciences, mais à celui
de l’existence sociale. Elle est un conflit de grands intérêts réglé
par le sang, et c’est seulement en cela qu’elle diffère des autres
conflits. Il vaudrait mieux la comparer plutôt qu’à un art quel-
conque, au commerce qui est aussi un conflit d’intérêts et d’activités humaines ; elle ressemble encore plus à la politique, qui peut
être considérée à son tour, du moins en partie, comme une sorte
de commerce sur une grande échelle. De plus, la politique est la
matrice dans laquelle la guerre se développe… »
Politique, commerce, guerre constituent les maillons d’une
chaîne, où les modalités de l’existence sociale se répondent et se
transforment les unes dans les autres, sans pour autant s’abolir. De
quel savoir relèvent-elles ?
Ni une science ni un art ?
Une théorie, donc. Mais, livrée à elle-même, la théorie orpheline
se recroqueville en science stérile. Elle appelle, pour reprendre vie,
la pratique à laquelle elle est promise. L’ayant retrouvée, les deux,
enlacées, forment couple : la stratégie, unité de la théorie et de la
pratique, connaissance non du fait, mais du projet. S’il n’est pas de
science invariable de la guerre, il y a de la science dans la guerre,
de la science en actes, qui ne prétend plus à une quelconque vérité,
mais à des cohérences et des pertinences.
La guerre n’est certainement pas jolie.
Mais elle est vivante.
À la différence d’autres « objets » de la science humaine, elle ne
laisse pas un seul instant l’illusion de l’inerte et docile mesurable.
Elle ne se détache jamais de l’œil qui l’observe. Tout savoir produit
sur la guerre se glisse aussitôt en elle pour en modifier les formes
et le cours. Le croisement des connaissances opposées anime les
rapports de force et les redistribue. Pas de « sujet » qui puisse ici se
prétendre « maître et possesseur » de la guerre.
Intuitivement, l’Essai de Guibert ne se référait déjà plus aux lois
naturelles mais aux « grands principes de la guerre » ; moins
absolus et despotiques que les lois, ils consacraient l’existence de
régularités dans la complexité fluctuante d’un espace de rationalité
non clos. Au moment où Condorcet rêvait de rationaliser le social
et Bernoulli le politique, les probabilités faisaient irruption dans la
connaissance de la guerre.
La connaissance stratégique a pour but la décision et la réduction des indéterminations qui l’entourent. Elle ne connaît pas de lois
mécaniques, mais seulement des principes directeurs, un savoir
d’orientation. Sans cesse condamnée à faire la part du hasard,
du non-calculable, et de l’impensable, prise dans « le jeu croisé
des acteurs », elle veille au remue-ménage constant du « chantier
stratégique ».
Napoléon disait que la science militaire consiste à bien calculer
toutes les chances d’abord, et ensuite à faire exactement, presque
mathématiquement, « la part du hasard ». Clausewitz avait également compris que l’aléatoire de la guerre la rapproche du calcul
probabiliste. Un plan stratégique fait la part de l’improvisation.
« Plan en étoile », qui laisse plusieurs branches ouvertes.
Au croisement de la logique et de l’histoire, la seule connaissance possible est celle de l’acteur sur « le drame » dans lequel il est
engagé. Le terme surgit spontanément sous la plume de Napoléon, et
sous celle de Jomini. Napoléon : « La guerre, loin d’être une science
exacte, est un art soumis à quelques principes généraux, et de plus,
un drame terrible et passionné dont les résultats sont soumis à des
circonstances secondaires. » Jomini : « La guerre dans sa totalité
n’est pas une science », mais « un grand drame dans lequel mille
causes morales ou physiques agissent plus ou moins fortement et
qu’on ne saurait réduire à des calculs mathématiques ».
C’est la densité de l’humain qui fait le drame [16].
Sur cette réalité mouvante et sa connaissance incertaine, quelle
action bâtir ? Comment choisir ? Décision ou pari ? Un acte de
volonté, « un coup d’État mental », dénoue brutalement les incertitudes de tout calcul stratégique. C’est le « devoir de pari », le coup
de dés, où le verdict du hasard n’est pas celui d’un despote arbitraire, mais seulement une grimace espiègle du probable.
Pour en finir avec l’indécidable, ce coup de force est inévitable.
L’enjeu de ce pari « est la plus grosse mise qui se puisse concevoir ». À la vie, à la mort. Le cheminement de la stratégie rejoint ici
les grandes figures de la décision rationnelle. « Écartelé entre la
conscience des déterminismes et la volupté de sa liberté, l’homme
de tous les jours veut passionnément croire à la décision, bouée de
sauvetage idéologique, intermédiaire obligé entre la liberté et le
déterminisme, opposition elle-même idéologique. » [17]
La décision d’un sujet maître de lui et possesseur de son objet
se perd, avec la crise de la raison classique, dans les méandres de
l’inconscient, l’épaisseur des causalités mêlées, l’aléatoire d’un
avenir ouvert et d’un univers en expansion. Supposant un décideur
lucide, « la décision classique, c’est la bonne décision droite, en
ligne, celle qui assure au sujet libre les choix de rentabilité progressiste, linéaire ». La décision « moderne », c’est un processus d’engagement marqué par la reconnaissance de plusieurs chemins pour parvenir au même et unique but [18].
Alors que le message du progrès était explicite et transparent,
celui du changement est devenu énigmatique. « À l’homme certain
répondait la définition de la décision comme acte rationnel et linéaire
marqué par un but. À l’homme probable répond la même définition
mais avec la reconnaissance de plusieurs chemins pour parvenir
au même but. À l’homme aléatoire répond la définition nouvelle : la
décision contemporaine est un récit toujours interprétable, multirationnel, dominé par la multifinalité, marqué par la reconnaissance
de plusieurs buts possibles, simultanés, en rupture. »
Ère de la stratégie ? Ère de la raison messianique ?
À l’homme certain, le destin d’un progrès ? À l’homme probable,
la stratégie d’un progrès ? À l’homme aléatoire, la poésie d’un buissonnement ? Et s’il existait un quatrième larron, l’homme virtuel,
à la fois stratège et poète, homme d’une décision ouverte sur un
avenir pluriel, homme de projets plutôt que de but ou de cible ?
Face au champ miné des possibles, la décision stratégique relève-
rait pour Clausewitz d’un « coup d’État mental ». Moins putschiste,
Benjamin se contente de la « présence d’esprit », qui permet la
saisie instantanée de constellations indépendantes et autorise à
ne trancher qu’au dernier moment19. Elle n’est pas l’inspiration du
génie, mais la faculté de synthèse du chasseur, depuis si longtemps
à l’affût, si tendu dans l’attente et le guet, qu’il capte instinctive-ment les odeurs, les vents, les miroitements lumineux, et devine sa
cible. De même, la raison du Messie armé est-elle entraînée à saisir
instantanément les périls et les promesses du moment présent.
« Connaissez-vous le go ? Un jeu de table chinois très ancien.
Il est au moins aussi intéressant que les échecs – nous devrions
l’introduire à Svedenborg. Au go on ne bouge jamais les pions,
on ne fait que les poser sur la tablette, au commencement vide. Il
me semble partager cette propriété avec votre pièce. Vous posez
chacune de vos figures et formulations à la place exacte d’où, par
elles-mêmes et sans avoir rien à faire, elles remplissent leur fonc-
tion stratégique. » [19]
Daniel Bensaïd