« La question posée est alors de savoir si nous serons capables de rassembler le révolutionnaire et l’anticapitaliste, le militant et l’activiste, celui qui pose la question du pouvoir et celui qui résiste inconditionnellement, l’éclaireur et le jeteur de sondes, pour tisser entre eux une culture révolutionnaire commune. » Daniel Bensaïd [1]
Avertissement
Je donne une liste (déjà vertigineuse) de problèmes que je considère ouverts pour la pensée communiste. Et je ne doute pas qu’il y en ait encore bien d’autres. Par exemple je n’aborde pas la question si controversée du « sujet révolutionnaire ». Ce thème est lui-même lié à d’autres, ayant bien entendu leur spécificité. Au premier rang desquels celui de la place et de la dynamique de la division sexuelle, des luttes des femmes pour l’égalité, et donc du féminisme. Ou encore les thèmes si controversés liés aux « identités », concept flou dont Fanon – on en célèbre la mémoire ces jours-ci – indiquait déjà la portée comme l’ambiguïté, la complexité en tout cas. Et dont il faudrait saisir l’évolution concrète, mais aussi l’espace théorique où le penser, entre universalisme abstrait et paniques régressives essentialistes. Ce sera pour une autre fois, et avec la certitude que d’autres aussi s’y engageront.
Il y a par ailleurs dans ce texte une sorte de « grand saut » entre des thèmes très généraux, et d’autres purement franco-français, presque domestiques pour ainsi dire. Certainement pas au même niveau d’importance, mais, urgents quand même à discuter.
Sur les points abordés en tout cas, parfois j’entrevois des éléments de solutions, parfois non (du moins dans l’horizon de mes connaissances, forcément limitées). D’une manière toute personnelle (donc contestable), j’attribue des étoiles dont le nombre signale le degré de difficulté du défi à mes yeux.
La société socialiste
1. Types de propriété, place du marché*
Il faut s’en tenir à l’exacte proclamation générale, « socialisation des grands moyens de production et d’échange » (en y comptant les banques). En dehors des « grands moyens », la discussion est ouverte. Ce qui signifie qu’il peut exister plusieurs régimes de propriété (État, Collectivités Publiques, coopératives autogérées, petite propriété). Il en découle le maintien des échanges marchands. Bien sûr la tendance du marché concurrentiel est d’accumuler du capital, donc de retrouver « la vieille gadoue » comme le disait Marx. Il faut donc contrôler et limiter le marché, le mettre en position subalterne. Avec trois outils majeurs : le monopole du crédit (qui permet de rendre l’ensemble de l’économie cohérent au Plan) ; un écart maximal de revenus (disons 1 à 7, je parle de revenus, pas de salaire) ; la limitation de l’héritage des moyens de production, voire sa suppression.
De même on a les moyens de penser comment éviter la bureaucratisation des entreprises d’Etat, comment faire dominer la socialisation sur l’étatisation (par exemple pour les grandes entreprises d’État, avec des Conseils d’Administration élus, tripartites : État – salariés - « usagers », autrement dit ce qui se trouve en aval et en amont).
2. Type de démocratie*
Bien que notre mouvement ait longtemps affirmé l’inverse, la séparation des pouvoirs à la mode de Montesquieu a une portée plus large que dans le seul cadre de la démocratie bourgeoise. La phrase de Machiavel, « le pouvoir corrompt ; le pouvoir absolu corrompt absolument » recèle une très profonde vérité. La concentration des pouvoirs est un danger majeur, et il convient effectivement que « le pouvoir arrête le pouvoir ». De toutes les façons, nous y sommes conduits par la conséquence inévitable de nos propres élaborations. Ainsi, nous défendons aujourd’hui l’existence d’une Constitution pérenne et d’un Droit séparé de l’exécutif, séparation et pérennité qui rendent obsolète toute idée de fusion de l’exécutif et du législatif dans une pyramide des conseils ouvriers avec succession de mandats impératifs. De même la reconnaissance du pluripartisme rend impossible la délégation individuelle avec mandat impératif et la possibilité individuelle de révocation (dans une assemblée de base qui envoie 2 délégués sur une position, et un autre d’un bord opposé, qui révoquera t-on si la décision au sommet ne plaît pas ? Le minoritaire ? Adieu le pluripartisme) . En positif, le système de représentation peut être calqué sur celui de la Commune de Paris (sous forme d’élection à base territoriale, et avec en particulier la limitation des rétributions et des mandats) [2].
Dans une société à forte majorité de salariés, rien ne justifie de refuser la prépondérance de la représentation parlementaire citoyenne. Il faut la combiner avec l’existence d’autres chambres (par exemple celle des conseils des lieux de travail ou/et de catégories particulières, de nationalités quand ça se pose), le cas échéant avec droit de véto de ces chambres sur des lois majeures dans leur domaine de compétence (type « lois organiques » les concernant) et recours au suffrage universel pour trancher au final en cas de litige persistant.
Le droit de révocation doit absolument être maintenu (c’est capital pour limiter les défauts du mode délégataire) et organisé sous forme de nouvelles élections pour chaque niveau et chaque catégorie de Chambres, à la demande pétitionnaire d’un pourcentage raisonnable du corps électoral correspondant.
3. Justice, Police**
La séparation des pouvoirs rend inévitable un corps de justice indépendant. Le plus logique est qu’il soit élu à intervalle régulier. C’est bien plus compliqué pour la police. Le choix d’une police des milices populaires a sa justification pour la gestion de proximité, sous contrôle des comités de travailleurs ou d’habitants (avec une interrogation : qui protègera le citoyen individuel d’une éventuelle dictature locale ?). Mais il subsistera longtemps des tâches de police à une échelle plus vaste. Difficile de s’en remettre à ce niveau seulement à l’élection (ce qui suppose rotation, donc peu de compétences sur le moyen terme). Donc, fixité en partie et évidemment contrôle populaire : comment ?
4. Arméee***
Là, il faut distinguer le communisme pleinement réalisé, avec coopération internationale des républiques ouvrières, et une très longue phase transitoire qui sera la réalité concrète. On peut être à peu près certain que si une révolution triomphe, ce sera dans un premier temps dans une zone limitée, soumise aux menaces militaires. Donc, il faudra, longtemps, le maintien d’une armée pour défendre la révolution. On a plusieurs expériences d’armées du peuple, toutes différentes : armée rouge soviétique, armée populaire chinoise, brigades du Poum ou de la CNT. Question à travailler.
5. Extinction de l’État***
Il faut abandonner définitivement la vieille formule saint-simonienne, reprise par Marx et Engels, visant à remplacer l’administration des hommes par celle des choses. Pour deux types de raisons.
Il n’y aura pas d’extinction de l’administration des hommes, autrement dit de la politique [3]. Celle-ci n’est pas liée à la société de classes, elle y préexiste, même si parfois elle n’apparaissait pas dans son autonomie. On ne peut pas concevoir sans médiation politique des mécanismes de formation de majorités sur toute question mise en débat.
Cela implique l’existence d’institutions elles-mêmes politiques (en plus de toutes celles, innombrables, qui ne le sont pas), et donc déjà de structures quasi étatiques, même limitées à ceci. A quoi il faut ajouter les institutions juridiques, et, peut-être, policières ou militaires. Cependant ceci n’est pas contradictoire avec un processus sinon d’extinction complète, du moins d’absorption de nombre de fonctions de l’État par le corps social lui-même. Disparition, comme conséquence de l’extinction des classes, des fonctions coercitives et répressives liées au maintien de l’exploitation ; extinction des fonctions idéologiques de justification et de protection de la domination de classe ; principe général de subsidiarité ; contrôle populaire étendu par la généralisation de l’élection à la plupart des fonctions (en particulier celles de l’administration économique) et de la révocabilité. Cette absorption serait d’autant plus aisée si elle se combinait avec la diminution de la place de l’économie en général dans la vie courante (et donc de la consommation), avec la baisse généralisée du temps de travail contraint (par exemple 2h par jour en moyenne sur 5 jours), et avec l’élévation du niveau culturel. Autrement dit, il faut diminuer l’administration hiérarchique (étatique) des choses, et renforcer celle, démocratique, des humains (la politique). Le contraire de la formule célèbre.
6. République universelle*****
Toutes ces questions, du maintien du marché aux processus de désétatisation en passant par l’organisation démocratique des pouvoirs sont encore plus compliquées si on les imagine à l’échelle internationale. D’ailleurs, les nations seront-elles maintenues ? Comment imaginer éliminer l’espace national où s’exercerait au mieux le pouvoir populaire ? Mais qu’est ce que la nation ? Celle des États Westphaliens ? Et que dire des États plurinationaux (faut-il un État par nation ? On n’en finirait pas…). Sur ce terrain, la réflexion communiste est balbutiante.
La question écologique
7. Problèmes de prévision**
La finitude des ressources exploitables sur Terre est une donnée incontestable. Mais les prévisions exactes des délais sont difficiles. Le Club de Rome dans la fameuse année 68, à l’origine de notions aussi populaires que le développement durable ou l’empreinte écologique, a eu faux sur toute la ligne sur la date de la fin de la disponibilité des ressources. Ce qui ne veut pas dire que les prévisions pessimistes contemporaines auront le même destin. Mais en l’occurrence la question est moins celle de la fin de la disponibilité (impossible à dater) qu’une question de processus de raréfaction, lui absolument certain. Au plan économique et social, les problèmes seront de toute manière présents dès que cette raréfaction conduira à une hausse généralisée des coûts. Ainsi, il semble bien que non seulement les terres arables atteignent leurs limites en surface, mais (bien plus grave) que, pour la première fois dans l’histoire humaine courante, les rendements sont orientés à la baisse, hors cas exceptionnel, comme « le petit âge glaciaire » en Europe, ou les périodes de guerre.
Ce sera vrai pour le pétrole dans l’espace d’une génération, sans doute avant. Il est totalement exclu que les énergies dites « renouvelables » puissent y suppléer. Déjà l’investissement économique et énergétique qu’il faudrait pour les propulser dépasse et de loin les économies envisageables pour une période conséquente. De plus leur nature (peu concentrée, peu stockable, peu transférable à distance) ne permet pas de suppléer totalement aux fonctions des produits carbonés, pétrole, gaz, biomasse ou charbon. Il n’y aura pas cela dit de pénurie absolue d’énergie à la mesure de ce qu’il peut se produire pour certains métaux ou pour l’eau. Il existe en effet des solutions, en fait deux essentiellement. Le recours à l’énergie nucléaire, qui dispose réellement d’un fort potentiel de développement et de valorisation d’innovations ; le recours aux immenses réserves de charbon. Dans le premier cas, ce serait au prix de problèmes insolubles et dramatiques de stockage des déchets et de sécurité (voir le Japon), d’où non seulement un renchérissement des coûts réels très importants au final, mais surtout des risques impossibles à assumer sur le long terme. Dans le deuxième cas, ce serait la fin de toute velléité de réduire l’effet de serre et donc ses conséquences dramatiques sur le réchauffement climatique. Au final, il est en fait inutile de se prononcer sur le destin ultime des ressources : on n’en sait rien. En revanche on s’oriente avec certitude vers la fin d’un modèle donné de forces productives avec au moins une transition source de bouleversements et de tensions incommensurables.
8. De l’humanité en danger ?*
De là à dire que l’humanité elle-même serait en danger, il n’y a qu’un pas…qu’il ne faut surtout pas franchir. Quand les temps sont durs, ils le sont pour les faibles. Les puissants eux trouvent toujours le moyen de s’en tirer. Les classes supérieures se réserveront les glaciers et l’eau, se grouperont dans les nouveaux paradis favorisés ici et là par le réchauffement. Se bâtiront des murs de protection s’il le faut. « Soleil Vert », pour ceux à qui ce film dit quelque chose. Sauf, bien entendu, si les damnés de la terre trouvent les voies de la révolution. Pendant les crises écologiques, la lutte de classe continue et s’exacerbe. L’idée qu’elle serait remplacée par celle de l’humain en tant que tel est une des plus absurdes qu’il soit donné d’entendre et de lire.
9. De la décroissance*
Cela dit les crises écologiques conduiront bien à une pression à la décroissance quantitative finale des biens de consommation. C’est inévitable. Même si on combinait la diminution de la dépense énergétique par des économies drastiques et le recours à des renouvelables, on ne pourrait maintenir la structure profonde des forces productives [4].
Bien entendu la répartition qualitative de cette décroissance pourrait être discutée. Sur le principe, il n’y a pas de problème théorique majeur (c’est pour cela que je ne mets qu’une étoile). De plus cette réflexion est entièrement compatible avec une ancienne problématique remontant aux marxistes de l’école de Francfort, en France à Henri Lefebvre (Critique de la vie quotidienne ; La Vie quotidienne dans le monde moderne), à Walter Benjamin (contre l’idéologie du progrès). Et à Marcuse. Ce dernier défendait l’idée que le prolétariat occidental avait perdu ses capacités révolutionnaires, vendues au bénéfice de l’accès à la consommation de masse (et c’étaient alors les « marges » sociales à qui étaient attribuées ces capacités). Il avait tort dans le global, mais ses critiques (de la publicité entre autres et de l’Homme unidimensionnel) restent très puissantes. Le socialisme que nous imaginons ne peut pas s’assimiler à la croissance sans fin de la consommation privée de produits de plus en plus volatils et insignifiants. Même s’il fallait payer d’une baisse de la production globale un changement de mode de vie, nous devrons privilégier la réduction drastique du temps de travail et l’élaboration selon des critères nouveaux de ce que sont « les besoins sociaux » [5]. Si de plus la contrainte extérieure écologique se fait pressante, les deux chemins de réflexion peuvent se rencontrer aisément, sur le plan strictement théorique toujours.
10. De la révolution écologique et des nouveautés qu’elle implique.*****
En pratique cependant surgissent des problèmes nouveaux dont la solution n’apparaît nullement comme évidente. Liste non exhaustive ci-dessous.
– La consommation ne peut pas être vue seulement comme celle d’une addition de produits. C’est un système, lui-même lié au système de production. Supposons que la société décide de développer des médicaments contre le cancer, et d’abandonner le secteur de la recherche militaire. Dis comme ça, pas de problème. Et pourtant ! la recherche sur les médicaments dépend de tout le reste : état des sciences, niveau d’éducation de la population, mais aussi infrastructures, transports, électronique (et, peut-être, OGM et nano technologies, comment savoir ?). Le système capitaliste est le système de production réellement existant. On ne peut le changer seulement par zones et domaines. Mais comment imaginer que l’on pourrait en révolutionner la structure des forces productives d’un coup et totalement, sans boussole particulière ? Pour Lénine qui pensait que le socialisme c’était les soviets plus l’électricité, la question était simple. Mais s’il faut changer aussi « l’électricité », autrement dit la structure profonde et le contenu des forces productives, c’est une autre histoire. D’autant si ceci doit se faire alors que les moyens dont disposait le capitalisme s’amenuisent avec les transitions et qu’il faut gérer aussi des crises écologiques particulières. Pour certains, la solution est dans le retour en arrière, vers des sociétés « traditionnelles » incroyablement mythifiées. Outre que c’est une insulte à la raison que de présenter ainsi ces sociétés (où un soi-disant « équilibre » fantasmé avec la nature est souvent payé de l’oppression des jeunes et des femmes, sans compter l’exclusion de tout « étranger »), il va de soi qu’aucun retour en arrière n’est possible (aucune société ayant appris à lire ne va accepter d’abandonner cet outil intellectuel). Comme pour l’ensemble de la question du contenu de la société communiste, pas question de faire bouillir les vieilles marmites. Mais alors quoi ?
– Une autre difficulté d’évidence est que cette question est d’ampleur mondiale (surtout si on parle climat et transition énergétique ou raréfaction des métaux), et que l’état des forces productives et de la consommation est très inégalement construit sur la planète. Il faudrait, au moins en partie, que le « vieux » système de forces productives se maintienne et se développe dans une partie du monde (la plus peuplée) alors qu’il serait bouleversé ailleurs. Possible, mais vraiment difficile, d’autant que l’on retrouve alors un autre problème à 5 étoiles qui est l’inexistence de toute institution internationale qui soit à la fois démocratique et contraignante.
– De plus, on ne mesure pas assez la nouveauté de ce que représenterait une prise en charge politique sérieuse de ces questions. Nous connaissons des révolutions ou même seulement des mouvements populaires qui surviennent en réaction à une situation insupportable avérée et en vue d’une amélioration supposée de celle-ci. Dans le cas qui nous occupe, il faudrait révolutionner la société pour prévenir des dégâts seulement futurs et non directement vécus ! Donc sur la base non d’une expérience concrète, mais d’un pur raisonnement intellectuel, voire d’une adhésion idéologique. Il faudrait faire mentir un des éléments les plus solides du matérialisme historique, comme quoi l’être social détermine la conscience. On peut voir la différence capitale entre le vécu produit par la catastrophe nucléaire japonaise et la manière relativement convenue dont le débat se menait jusque là. D’où, souvent, la volonté d’affirmer que les éléments de cette crise sont déjà-là, alors que pour l’essentiel ils sont à venir. Par exemple les racines de la crise économique actuelle n’ont rien à voir avec celle qu’on attend au niveau écologique. On peut vérifier dès maintenant le danger des centrales nucléaires, l’état des glaciers et de la banquise, celui de la gestion des déchets, la pollution automobile, une première liaison entre le réchauffement et les inondations ? Bien sûr. Mais la hausse millimétrique du niveau des mers ? Les effets probables des transitions ? Rien à voir dans leur ampleur. Il faudrait accepter une dose massive de ce qui ne peut être vécu que comme des sacrifices pour assurer un avenir lointain (« pour nos enfants » dit-on). Seule la religion a eu cette force dans le passé (ou les aspects de type religieux des engagements révolutionnaires, « les lendemains qui chantent », et encore ça paraissait à portée de main). D’où, souvent, le caractère ésotérique des mouvements les plus radicaux, dont l’aspect religieux est particulièrement notable. Cette discordance des temps est un phénomène social totalement nouveau, et nécessite probablement un ébranlement révolutionnaire d’une ampleur telle que ce soit le mode vie lui même qui puisse être reconsidéré.
– Le risque est plus immédiatement celui d’une dépossession des choix concernant des thèmes relativement lointains. Qui décide, et à partir de quelles données ? Le « principe de précaution » n’a rien justement d’un « principe » au sens donné à ce terme par la physique. Il s’agit toujours d’une « précaution » uniquement rendue indispensable en conséquence d’une certaine analyse des risques, elle même dépendante des procédures pour en juger. Laquelle analyse relève de modèles techno-scientifiques qui, par définition, ont des domaines d’incertitude plus ou moins larges. Et, en tout état de cause, les modèles se mélangent indissolublement à des considérations autres que purement scientifiques (si même on était capable d’imaginer une telle « pureté »). Comment expliquer que l’accident de Tchernobyl n’ait pas suffit à régler son compte à l’énergie nucléaire ? Qui peut dire que le cas japonais y suffira ? Pourquoi certains pays et opinions publiques y sont hostiles et d’autres indifférents ? Certes un pas décisif serait accompli si on se débarrassait du capitalisme, donc du profit comme moteur caché des choix réels, comme des groupes de pression qui déforment ou confisquent un possible débat démocratique. Sauf que la science ne sera pas rendue à la pure certitude sous un ciel serein pour autant. Ainsi, avec la présence de modèles techno-scientiques au cœur de la décision politique (présence à ce point, puisque, en partie, ça a toujours été le cas), voilà l’autre aspect, majeur, de la nouveauté relevée.
Un basculement du monde
11. La nature de la globalisation capitaliste*
On connaît maintenant ses caractéristiques principales. Parachèvement d’un marché mondial le plus libre-échangiste possible, hyper concentration de la grande propriété et de la finance, financiarisation toujours plus poussée de l’économie, destruction tendancielle des systèmes de protection sociale, et surtout, au final, mise en concurrence tendancielle directe de la force de travail à l’échelle mondiale. Forte progression des inégalités entre zones, entre pays, à l’intérieur de chaque pays. Mise en crise du modèle de l’État westphalien, ce qui ne veut dire ni fin des impérialismes et du renforcement des budgets militaires, ni diminution de la fonction répressive des États, au contraire. Au final, un capitalisme « sans dehors », alors que jusqu’alors il avait toujours trouvé matière à extension dans des zones à dominante pré-capitaliste. Donc un capitalisme plus puissant que jamais, imposant sa férule y compris du point de vue des modèles culturels à l’échelle planétaire ; et en même temps un système fragilisé par l’extension désormais historique du prolétariat (du point de vue sociologique banal, la modification principale de la fin du 20e siècle est celle du basculement d’une majorité paysanne à une majorité urbaine) et par ses propres contradictions internes.
12. La poussée des pays émergents***
(Ce paragraphe est inspiré d’un commentaire partiel de Isy Johsua au projet de résolution pour la 4e Internationale proposée par François Sabado). La « poussée des pays émergents » ne doit pas être sous-estimée. Les exportations chinoises faisaient près de 40% de son PIB certes, mais il faut noter les performances enregistrées au même moment, au cœur même de la crise, par l’économie chinoise. Ce phénomène n’est pas isolé (cf. Brésil). Or, si la gravité de la crise de 2009 dans les pays développés a confirmé les prévisions, le rebond rapide demeure étonnant. La crise continue, mais le rebond demeure étonnant. Il n’y a pas eu « découplage » des pays émergents au cours de la crise, contrairement à ce qui avait été dit par certains analystes bourgeois. Mais il s’est passé la chose suivante : la capacité de ces pays émergents (Chine et Brésil en tête) à relancer leur demande interne dans de très importantes proportions. La Chine a été capable d’ignorer pratiquement la crise, en basculant sur la demande intérieure, alors qu’elle dépendait à 40% du marché mondial !! A cela, il ne peut y avoir qu’une explication : il y avait déjà dans ces pays, bien avant la crise, un important marché intérieur (d’importantes couches « moyennes », comme ils disent), et les plans de relance (gigantesque plan de relance chinois, ouverture à fond des vannes du crédit en Chine, augmentation du salaire minimum et de l’assistance sociale au Brésil, etc…) lui ont simplement donné toute sa dimension.
Les conséquences de ce constat sont énormes. Ici, deux d’entre elles. La première, c’est que, désormais, il y a plusieurs locomotives de l’économie mondiale, et non plus une seule, américaine, comme c’est le cas depuis 1945. Cela veut dire, bien sûr, que l’instabilité capitaliste s’étend, que de nouveaux centres peuvent être atteints (ainsi, selon Salama, une crise de suraccumulation menace en Chine), mais cela veut dire aussi que, quand un moteur s’arrête (comme, récemment, les USA) d’autres peuvent prendre le relais. C’est un changement majeur. Si les économies du Brésil ou de l’Argentine ont pu passer la crise sans trop de mal, c’est aussi grâce aux exportations, en particulier de matières premières et surtout en direction de la Chine (atelier de l’industrie mondiale). Si l’Allemagne s’est redressée aussi vite, et demeure en tête en Europe, c’est aussi parce qu’elle est relativement spécialisée dans les biens d’équipement, et que ses exportations correspondantes se sont gonflées en direction de la Chine et, en général, des pays émergents. Il y a bien désormais un moteur chinois qui s’est allumé aux côtés de l’américain. La deuxième conséquence est que, pour les populations des pays émergents, le capitalisme peu apparaître comme le gage d’une réussite rêvée, allant jusqu’à masquer l’exploitation qui l’accompagne inévitablement. Les populations de ces pays peuvent donc un temps apparaître « pour le capitalisme » puisque « ça marche ». Et si ce n’est pas pour tout le monde aujourd’hui, elles peuvent penser (à tort) que peut-être ce sera le cas demain.
C’est un changement de très grande ampleur. Nous voilà loin de l’époque où le monde était partagé entre « bons » (les peuples luttant pour leur libération nationale) et « les mauvais » (les impérialismes). Voilà longtemps que ce schéma, s’il reste encore vrai dans de vastes régions du monde, a perdu de sa généralité. Mais nous avons cru pouvoir le remplacer partout par celui de peuples luttant contre le modèle néolibéral financiarisé, aux côtés des travailleurs des pays développés. Ce schéma lui-même s’avère désormais limité : les populations des pays émergents luttent rarement aux côtés des travailleurs des pays développés, et pas plus aux côtés des peuples encore dominés pour l’essentiel. La trajectoire du « lulisme » et le soutien qu’il a obtenu ne sont-ils pas significatifs ? De cela, on peut déduire, pour la période à venir, des problèmes nouveaux pour le mouvement révolutionnaire, ramené, pour l’essentiel, à sa plate-forme européenne, et aux zones du monde, certes très nombreuses encore, qui subissent la globalisation, mais sans pour autant « émerger » comme la Chine (exemples Tunisien et Egyptien et des révolutions arabes en général). Attention : cela ne veut pas dire que l’opposition des peuples des pays émergents au capitalisme ne va pas se réactiver. L’insertion des économies chinoise, brésilienne, etc. parmi les « grandes » accroît les risques d’instabilité et donc de retournement de la situation. Mais, en attendant, c’est s’aveugler que de ne pas tenir compte de la nouvelle donne.
Citation d’un passage du livre que s’apprête à publier Isy (La révolution selon Karl Marx) : « La bataille que livrent les pays de la périphérie pour sortir du « sous-développement » n’est pas sans effets sur le combat pour le socialisme dans les centres impérialistes. Dans une lettre à Engels du 8 octobre 1858 Marx indique : « La tâche proprement dite de la société bourgeoise est la création du marché mondial, tout au moins dans ses larges contours, et d’une production fondée sur lui. Puisque la terre est ronde, cette tâche semble être terminée avec la colonisation de la Californie et de l’Australie, et l’ouverture de la Chine et du Japon. Pour nous, la question difficile est la suivante : la révolution est imminente sur le continent et elle prendra immédiatement un caractère socialiste. Ne sera-t-elle pas nécessairement écrasée dans ce petit espace, étant donné que sur un terrain beaucoup plus vaste le mouvement de la société bourgeoise est encore ascendant ? ». La fin de cette citation est d’une extraordinaire lucidité. Marx comprend que les deux parties de la planète tirent dans des sens opposés et craint que celle, énorme, animée par « le mouvement encore ascendant » de la société bourgeoise finisse par imposer ses priorités à celle où la révolution socialiste est déjà à l’ordre du jour.
La question est toujours d’actualité. Les luttes de libération nationale ont été d’un grand apport pour le mouvement révolutionnaire dans les pays développés. Mais, l’indépendance une fois acquise, nombre de pays de la périphérie se sont, fort légitimement, lancés dans une course au « développement », certains avec succès, en somme dans l’œuvre bourgeoise révolutionnaire que décrivent les premières pages du Manifeste. Jusqu’à quel point la révolution socialiste sera-t-elle possible dans un ou quelques pays avancés tant que, sur le reste de la planète « le mouvement de la société bourgeoise est encore ascendant », c’est-à-dire tant que ces pays de la périphérie n’ont pas rejoint le gros de la troupe capitaliste ? »
13. L’Europe comme maillon faible**
Dans ces conditions, l’Europe apparaît comme un maillon faible de la chaîne impérialiste. Même si la zone, en tant que telle, est la plus puissante du point de vue économique à l’échelle mondiale, toutes les évolutions (ou presque) sont orientées négativement. Les taux de croissance comme la démographie, l’influence diplomatique comme le poids militaire ou le rayonnement culturel. Certains auteurs parlent de la fin de l’européocentrisme datant de plusieurs siècles. Le pied d’argile de l’Europe est l’impossibilité apparemment définitive de transformer le proto-état que constitue l’Union Européenne en État véritable. On ne peut guère prévoir comment évoluera sa situation (et celle de l’Euro en particulier, mais aussi les relations entre États, oscillant entre coopération dans la progression des principes libéraux et affrontement larvé ou ouvert). Elle a à régler un déclin qui paraît difficile à éviter, lequel conduit à une volonté acharnée de garder sa place dans la compétition mondiale, mais sous la pression de populations habituées à un haut niveau de protection, laquelle rend coûteuses, voire dangereuses, les adaptations libérales souhaitées par les bourgeoisies. Comme on le sait en stratégie militaire, gérer une retraite qui ne se transforme pas en débandade est une tâche sacrément délicate. La crise européenne est multiforme et paraît durable. Comment elle évoluera, vers la droite ou vers la gauche reste une question ouverte (pour l’instant la photographie donne un avantage net au glissement à droite).
Il faut en contrepoint indiquer (même si bien entendu ce n’est pas en Europe) un tournant vraiment majeur que constituent les évènements révolutionnaires en Tunisie et en Egypte. Pour la première fois, les peuples arabes se soulèvent et tentent de prendre leur destin en main. Un nouveau centre de turbulence populaire proche de l’Europe s’ajoute à ceux existants.
14. La place de religion****
Le débat à ce propos a pris le tour que l’on connaît dans le NPA. Il ne s’agit pas ici de le reprendre, mais de noter les points suivants à discuter. Une des questions les plus fondamentales est que, contrairement à ce qu’estimait Engels à la fin de sa vie, le prisme religieux est particulièrement présent à la fois dans les visions du monde, et les mobilisations populaires, visions réactionnaires le plus souvent, mais parfois aussi progressistes.
– A part l’Europe (où la sécularisation progresse constamment et ne semble ne devoir être freinée par rien) et la Chine (mais les références proprement « religieuses » sont plus compliquées à saisir dans cet immense pays, au moins, modestement, par moi), les religions de tout type se portent bien à la surface du globe. Pourquoi en est-il ainsi est une question-défi pour le matérialisme historique (le Manifeste, dans une formule célèbre, dit « tout ce qui était sacré est profané » en parlant du capitalisme ; il semble pourtant que ce mode de production non seulement s’accommode du « sacré », mais tisse avec lui des liens très étroits). Il y a cela des explications immédiates, d’autres plus profondes probablement. Nous vivons la crise d’un modèle de civilisation, celui des Lumières, du modèle prométhéen et humaniste : la notion même de progrès est contestée, alors que le rôle et les capacités de la science sont questionnés. Nous vivons, en parallèle, la crise d’un modèle de société, car le capitalisme n’annonce que de nouveaux désastres, alors qu’aucun autre modèle ne semble pouvoir prendre la relève. L’homme perd pied : que faire, sinon se confier à Dieu ? Mais la question dépasse probablement ces données de période, puisqu’elle est présente dans toute l’histoire du capitalisme, même développé, comme aux États-Unis.
– La deuxième question est celle du bilan à tirer des mouvements populaires qui ont été menés dans les trois dernières décennies au nom de la religion. En fait surtout quand ceci a conduit à des pouvoirs théocratiques. La discussion qui avait commencé à l’époque de la révolution iranienne sur une éventuelle transcroissance sociale et anticapitaliste de telles révolutions a été tranchée. Non seulement pour ce pays, mais pour tous les autres : nulle part l’islam politique (et il ne manque pas de nuances, de tendances, de fractions regroupées sous cette appellation typiquement française) n’a produit au final du positif, que ce soit du point de vue social-prolétarien ou de l’émancipation générale de la société [6]. On peut avancer l’hypothèse suivante. L’effondrement du communisme et du mouvement nationaliste débuté dès les années 70, et surtout marqué dans les années 80 a eu comme conséquence le refuge des frustrations populaires (anti-impérialistes en particulier) dans la religion. Mais cette même phase d’échec explique à son tour qu’une dynamique toujours possible vers la gauche de ce recours au religieux (maints fois attesté dans l’histoire) ne voit pas le jour avec suffisamment de force.
Il est très possible qu’une phase s’achève avec les poussées contestatrices en Iran et avec les révolutions tunisienne et égyptienne. Ce serait bien entendu un basculement de première importance. Le sillon dans lequel le torrent de ces révolutions s’engage n’est certainement pas celui de la religion au pouvoir (évidemment, les choses peuvent changer). La zone arabe est stratégique (pétrole, mais pas seulement) et le dispositif patiemment construit par les USA est en train de se disloquer. Impossible de dire à quoi cela aboutira, mais il y a toutes les chances que, pour USA/Israël, ce soit beaucoup moins bon. Ce qui se passe est 1) d’abord, le résultat de l’échec du nassérisme, qui a donné l’essor de l’Islam politique 2) puis, échec à son tour de ce mouvement lui-même, qui semble avoir épuisé sa route. En gros, ça tire donc dans deux sens : 1) les peuples prennent leurs affaires en main, la révolution est toujours d’actualité 2) la revendication démocratique se présente comme le point de fuite de toutes les revendications, le mot d’ordre indépassable, qui cherche à s’enraciner dans le social et l’anticapitalisme.
– La troisième est que tout ceci se produit alors que la résistance aux impérialismes (en particulier américain) prenait souvent par ailleurs (et pour les raisons évoquées ci-dessus) le biais religieux. La figure de la « guerre de civilisation » modèle et enferme les luttes de classe, et on n’en a sans doute pas fini, tant cet enfermement est efficace pour bloquer ou/et réprimer tout mouvement d’émancipation réel. Là encore, le coup de tonnerre des révolutions arabes peut changer la donne. A suivre.
Samy
Pour la seconde partie, cliquer ici : Vingt défis pour la pensée communiste du siècle débutant – Partie II