Quelques remarques sur les textes de Guillaume Liégard et de Samy Johsua déjà mis en ligne dans l’espace « Phénix » ouvert sur ESSF :
– « Quelques réflexions sur les questions stratégiques », par Guillaume (mars 2011) [1]
– « Vingt défis pour la pensée communiste du siècle débutant – Partie I », par Samy (mars 2011) [2]
Je serais succinct et synthétique.
Je réagirai aux deux textes de manière successive, tout en ayant posé un bref cadre transversal en préalable.
Je me sens plus proche du texte de Guillaume, car sa visée est : 1) plus localisée (a contrario, le texte de Samy est plus proche de « la mégalo » de « la fille aux yeux menthe à l’eau » d’Eddy Mitchell, ce qui constitue une tendance de la tradition de la LCR, qui a participé en même temps à sa force intellectuelle et à ses faiblesses pratiques), et 2) sa portée apparaît plus décalée et plus critique par rapport aux évidence véhiculées par la tradition de la LCR.
Je n’ai pas le temps d’articuler mes remarques, et donc je vais les lister.
1 – Le texte de Samy
– J’ai une grande distance avec le cadrage général : « la pensée communiste », et une « pensée communiste » appréhendée surtout à travers les débats et ressources de la tradition « marxiste révolutionnaire » de la LCR. Pourquoi ? 1) parce que je viens d’une autre tradition (le « réformisme révolutionnaire » du CERES des années 1970) ; 2) parce que depuis je suis passé par des courants critiques (comme la sociologie de Bourdieu) qui m’ont détaché de la référence au « marxisme » (mais pas de l’intérêt pour Marx et certains marxistes, ce qui demeure assez rare dans l’université française en sciences sociales et en philosophie) ; 3) parce que j’essaye aujourd’hui de mettre en rapport des socialismes radicaux, des ressources anarchistes et des ressources pragmatiques (d’où la notion provisoire de « social-démocratie libertaire ») ; et 4) parce que je pense qu’il faudrait trouver un autre mot que « communisme » pour nommer le pari de l’émancipation aujourd’hui ; pour deux raisons principales : a) une raison de fond, car « communisme » est un mot qui renvoie trop à une primauté du « commun » et du « collectif » pour bien dire la tension entre biens communs et singularités individuelles dans une logique d’émancipation ; et b) une raison tactique, redoublant la raison de fond : il ressort assez amoché de ses usages staliniens.
– La façon d’entrer dans les questions de l’émancipation dans ce texte, comme dans d’autres textes dans les questions stratégiques (notamment celui avec Sabado), très marquée par la tradition de la LCR, constitue un des multiples signes de la difficulté à faire émerger pratiquement (autrement que rhétoriquement, la rhétorique étant tout à fait sincère, mais fort limitée comme ressource pratique) le projet NPA et à se déplacer significativement par rapport au projet LCR. Ca a commencé par la très rapide routinisation du fonctionnement des comités locaux, où les habitudes LCR ont (non consciemment) souvent pris rapidement le pas dans le cadrage des activités ordinaires, en permettant mal de gérer la pluralité qui venait vers nous, en jouant un rôle d’exclusion de ceux qui étaient les moins habitués aux fonctionnements organisationnels, en freinant l’expérimentation de formes renouvelées d’action politique. [Pour moi, cette faible capacité d’expérimentation de formes renouvelées de rapport à la politique constitue le principal de l’échec relatif actuel : comment faire vivre le pôle d’une action partisane spécifiquement NPA, qui ne soit pas seulement l’intervention dans les périodes électorales, ni la présence en tant que militant syndical, associatif, etc. dans des mouvements sociaux, et qui ne se contente pas de la distribution des tracts et affiches nationaux ? C’est une des difficultés importantes pour la position 1 du NPA, qui a du mal à exprimer une position propre, qui ne se limite pas au « ni position 2, ni position 3 », en incarnant une politique radicale et pragmatique sur le terrain, dont la composante électorale et éventuellement institutionnelle ne soit qu’une composante minoritaire, mais indispensable, au sein d’une palette de pratiques politiques alternatives, incluant aussi une composante de lutte, de débat et d’élaboration sur le plan proprement intellectuel.]
Et cette difficulté à faire exister le projet NPA s’est cristallisée dans l’élection du dernier CE, dans la domination presque totale des anciens LCR, entérinant la non-émergence de nouveaux cadres dirigeants nationaux, sans parler des divers échecs sur ce plan, associés à une pluralité de facteurs mal maîtrisés et peut-être peu analysés (faisant notamment interagir nos incapacités à se saisir de manière originale et raisonnable de problèmes de société – du foulard à la précarité – avec des problèmes personnels et inter-personnels). Mais si on revient au texte, il faut savoir que ce type de débat (et ses références explicites ou implicites) ne dit pas grand-chose à nombre de nouveaux, et aussi des nouveaux LCR liés aux deux campagnes d’Olivier B. ; qui constituent (encore pour l’instant !?) dans les comités un nombre important de militants. Quant au courant gauchiste-dogmatique qui tend à se cristalliser dans l’animation de la position 2 (mais les votants de la position 2 sont beaucoup plus divers et peuvent être fort décalés par rapport à ce qui s’écrit dans les textes nationaux de la position 2), les tenants et les aboutissants de ce type de débat apparaissent également en décalage avec les schémas manichéens qui tendent à prédominer dans les discours nationaux (et qui constituent souvent une régression par rapport à la LCR : je suis d’accord là-dessus avec Samy). Et puis le fait pour Samy d’associer le NPA exclusivement à la tradition LCR (à travers les expressions « notre mouvement » - dans un temps long – et « notre courant ») n’aide pas à sortir de ces difficultés.
– C’est en congruence avec les deux précédentes remarques que je me suis attelé dans mon dernier petit livre B.a.-ba philosophique de la politique pour ceux qui ne sont ni énarques, ni politiciens, ni patrons, ni journalistes (Textuel, mars 2011) à une réinterrogation critique des « logiciels » structurant le dire et le penser anticapitaliste, sur le double plan des outils de la critique sociale et de la philosophie politique de l’émancipation, en puisant dans les traditions radicales mais en déplaçant beaucoup plus que Samy les curseurs (en fonction tant d’outils théoriques renouvelées que des problèmes renouvelés rencontrés). Cela a certaines proximités avec la démarche de Guillaume dans son texte, mais sans son background LCR. Et comme je voulais m’adresser à un public large de sympathisants critiques et de militants : je n’ai pas fait un traité savant (comme aiment à la faire les « marxologues » qui, parce qu’ils parlent « marxiste », croient souvent qu’ils sont immédiatement audibles par les opprimés…), mais dans une forme puisant dans l’expérience des récentes universités populaires alternatives.
– Si je ne me reconnais pas dans l’identité « communiste », c’est aussi que je fais l’hypothèse de la potentialité d’une nouvelle politique d’émancipation au 21° siècle, qui se reformule en fonction d’enjeux renouvelés, tout en héritant de manière critique des trois grandes politiques d’émancipation modernes : la républicaine-démocratique, la socialiste et l’anticoloniale. Gustave Massiah (ancien vice-président d’Attac et actuel membre du conseil international du Forum social mondial) dans Une stratégie altermondialiste (La Découverte, 2011) développe une démarche assez comparable à la mienne. J’en ai fait un compte-rendu valorisant pour le Tout est à nous ! mensuel d’avril 2011. Je n’ai pas eu la place, dans les 5000 signes que j’avais à ma disposition, pour formuler certaines critiques. Mais, en tout cas, c’est un niveau de réflexion stratégique assez avancé, qui fait mentir l’arrogance avec laquelle le NPA traite souvent l’altermondialisme sur ces questions.
– Pour relancer le pluralisme et l’ouverture du projet NPA, dans un sens non principalement électoral/institutionnel (comme tend malheureusement à la faire la position 3) – ce qui m’apparaît important en interne (pour assouplir les rigidités des « positions » figées et éviter de perdre de nouveaux militants encore fragiles) et à l’externe (pour nous re-rendre plus attractifs) -, j’ai accepté de participer à une liste internet de militants du NPA intéressés par les idées libertaires (« libertaires au NPA »), qui va programmer une rencontre nationale en mai.
– Une piste passionnante dans l’avertissement (mais plus éloigné de la tradition proprement LCR) : la question des « identités », pointant un « espace théorique », « entre universalisme abstrait et paniques régressives essentialistes » (p.1).
– Quand on voit nos incapacités pratiques et théoriques pour faire exister une petite chose comme le NPA de manière innovante, n’est-il pas présomptueux d’écrire : « on a les moyens de penser comment éviter la bureaucratisation des entreprises d’Etat, comment faire dominer la socialisation sur l’étatisation » (p.2) ?
– pp. 2-3 : Attac réfléchit aujourd’hui à la possibilité d’une 2° chambre choisie par tirage au sort. Car le vote constitue une des technologies importantes de la démocratie, mais pas la seule. On a tendance aujourd’hui à faire du vote « l’essence » de la démocratie. La piste Attac (défendue aussi par Jacques Rancière en philosophie politique) n’est-elle pas à examiner ?
– pp.3-4 : Pourquoi tendre à assimiler institutions publiques et Etat (l’Etat étant une forme hiérarchiquement articulée d’institutions publiques) ? La perspective d’institutions publiques qui ne s’inscriraient pas dans un Etat constitue une question qui intéresse aujourd’hui tant Olivier B. que Luc Boltanski. La prégnance des schèmes étatistes dans la tradition LCR n’aide pas à la formuler.
– Tout ce qui concerne la question écologique constitue un point fort de la réflexion (pp.4-7). Un des enjeux du NPA me paraît bien être d’arrimer plus fermement et de manière plus visible à l’intérieur et à l’extérieur question sociale et question écologique (Attac a déjà réussi cette révolution culturelle, il y a déjà quelque temps).
– pp.14-15 : La juxtaposition de la définition stratégique du NPA comme « candidat à l’exercice du pouvoir (d’un autre pouvoir s’entend) » et de l’« option stratégique centrale : celle de l’auto-activité des masses » ouvre, au mieux, un espace de tension qui reste à travailler et, au pire, un enfumage rhétorique. Dans le premier cas, ça supposerait de prendre à bras le corps la tension entre place des minorités actives et auto-émancipation des opprimés, rôle de minorités et mouvement de la majorité pour la majorité. Là il y a un vrai vide à travailler (visant déjà à rendre compte de nos pratiques actuelles), que ne remplissent ni les discours avant-gardistes (on a vu resurgir le thème du « rôle dirigeant » du parti dans les luttes dans la plateforme de la position 2), ni les discours libertaires sur l’auto-émancipation.
– pp.18-19 : De mon point de vue, visant à réévaluer la composante individualiste de l’émancipation (dans la lignée de Marx, des libertaires, des syndicalistes révolutionnaires ou de Jaurès) et à prendre en compte la contradiction capital/individualité (notion qui a fait sa timide entrée dans le patrimoine conceptuel du NPA, puisque les amendements du Gard au texte « Nos réponses à la crise » ont été votés au 1er Congrès du NPA), l’activation du thème des « biens communs » (comme un certain retour du mot « communisme », avec Badiou, etc.) se présente tel quel plutôt comme l’expression d’une nostalgie du logiciel « collectiviste » classique de la gauche plutôt qu’un solide point d’appui pour une reconquête. Par contre, la mise en rapport des biens communs et des singularités individuelles me paraîtrait plus stimulante (j’ai proposé quelque chose en ce sens pour la part Société Louise Michel de la prochaine UE du NPA).
2 – Le texte de Guillaume
– Guillaume pousse donc beaucoup plus loin que Samy l’interrogation critique sur une série d’évidences de la tradition LCR (le thème de « la grève générale », la caractérisation de « la crise révolutionnaire », et se situe, partant, davantage dans le projet NPA.
– Je me reconnais assez dans l’usage que Guillaume fait de la notion de « guérilla sociale » et de son insistance sur la complémentarité avec celle de « grève générale » (mais dé-fétichisée).
– p.5 : La question de la variation des définitions du « prolétariat » en notre sein demande à être clarifiée, comme le pointe justement Guillaume. Par exemple, la position 2 tend à (re)donner une tonalité étroitement ouvriériste. Mais une définition large (le salariat) ne permet pas telle quelle de bien penser, non plus, les différenciations, les tensions et les oppositions (la question bourdieusienne du capital culturel-capital scolaire est par exemple importante, de ce point de vue). Le clivage « classes populaires/classes moyennes salariés », que même les tenants de la définition large du « prolétariat » peuvent avoir en tête à un moment ou un autre, pointe de vrais problèmes, mais dans une dichotomie peut-être erronée de « classes » distinctes (la délimitation de « classes » a une composante nécessairement arbitraire faisant intervenir la politique).
– p.6 : OK avec le refus sur « un projet révolutionnaire traditionnel », tout en tenant compte des blocages actuels sur la question des alliances électorales : cela suppose d’ouvrir dès maintenant un chantier de pratiques politiques alternatives (dont la perspective d’expériences municipales, mises en avant par Guillaume depuis plusieurs années, participe, mais là se pose la possibilité envisagée par Samy - p.17 - de quelques accords locaux ciblées avec le PS, contrevenant à la logique nationale des accords ?).
– pp.6-8 et 8-10 : Je suis favorable aussi à reprendre la question du « projet d’émancipation », qui constitue un niveau symbolique qui a aussi des effets sur les résistances et sur les luttes. D’accord pour ne pas se contenter du « keynésianisme d’extrême-gauche » implicite aujourd’hui, ni même d’un « toilettage des acquis, indispensables, des XIXe et du XXe siècle ». Pour ma part, comme je l’ai dit plus haut, je vais même plus loin que le « socialisme du XXI° siècle », dans la perspective d’une nouvelle politique d’émancipation. Quelques pistes à partir de là :
. Dans la conjoncture, je donne la priorité à la dimension « méthodologique », à la reformulation des « logiciels », tant du côté de la critique sociale que de l’émancipation, concernant les modes de formulation des problèmes (voir le B.a.-ba philosophique de la politique), sur le contenu du projet même.
. Dans cette reformulation du projet d’émancipation (que cela soit la dimension méthodologique ou le contenu), je suis Guillaume sur les efforts de reformulation de la question sociales à partir des réalités contemporaines, l’importance de la question écologique (comme Samy et renvoyant à ce que les éco-socialistes traitent comme la contradiction capital/nature), la réévaluation de la question démocratique (ce que Guillaume appelle « une réduction systématisée et générale de la sphère démocratique » renvoie à des réflexions altermondialistes quant à l’actuelle contradiction capital/démocratie).
. Toutefois, il manque à mon avis un quatrième grand pôle : la question des individualités, c’est-à-dire le fort potentiel anticapitaliste présent dans les intimités blessées et les individualités non reconnues maltraitées par le capitalisme (et qu’on peut aborder analytiquement via la notion de contradiction capital/individualité), dans l’expérience hors travail (consommation, loisirs, médias…) et dans l’expérience du travail (souffrance au travail, importance des problèmes de reconnaissance…). Mon hypothèse est que le poids hégémonique d’un logiciel « collectiviste » sur le mouvement ouvrier et les gauches après la guerre de 1914-1918 (avant chez Proudhon, Marx, Bakounine, Kropotkine, Pelloutier, Pouget, Jaurès, etc. question sociale et question des individualités sont associées), renforcé par les usages néo-libéraux de l’individu dans la période récente, empêche largement de se saisir politiquement de ses potentialités anticapitalistes (pourtant le récent livre d’Attac, Le capitalisme contre les individus. Repères altermondialistes, Textuel, septembre 2010, a permis de bien avancer sur la question).
. Pour des raisons de clarté pédagogique (même si les contradictions du capitalisme visées ne sont pas strictement équivalentes et ont simplement des analogies, mais en parler de manière symétrique permet justement de constituer un espace de comparabilité), on peut avoir intérêt à associer un tableau articulé de la critique sociale et de l’émancipation : contradiction capital/travail-question sociale + contradiction capital/nature-question écologiste + contradiction capital/démocratie-question démocratique + contradiction capital/individualité-question des individualités (j’ai proposé ce tableau dans le B.a.-ba philosophique de la politique). D’ailleurs, ces quatre contradictions principales du capitalisme ont fait leur apparition dans le corpus NPA avec l’intégration des amendements du Gard à « Nos réponses à la crise ».
Philippe Corcuff (12 avril 2011)