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Pour avoir vécu les Années de plomb entre Gênes et Milan à la fin des années 1970, l’historien italien Enzo Traverso n’est pas étranger aux sursauts du siècle passé. Un siècle à feu et à sang, marqué par les révolutions et les guerres, le stalinisme et le nazisme, le colonialisme et les fascismes, qui forment le cœur de ses travaux. L’histoire, qu’il conçoit comme un champ de bataille mettant en scène des points de vue parfois contradictoires, ne s’écrit pas hors du temps ni de nulle part.
Les trajectoires personnelles orientent le regard, la biographie croise la recherche, les récits traversés par la morgue des « vainqueurs » côtoient les accents mélancoliques des « vaincus ». Les violences du XXe siècle pèsent sur ce partage qui fait la part belle aux hérauts d’un « antitotalitarisme libéral » et du capitalisme comme horizon indépassable. « Beaucoup d’intellectuels de gauche, au sens large du terme, ont été amenés à abandonner toute critique de l’ordre établi, expliquait Enzo Traverso en 2002 dans un entretien accordé à la revue Vacarme [2]. Ils sont passés avec la plus grande désinvolture du culte de Mao aux appels contre le « totalitarisme » sandiniste au Nicaragua. Ils en viennent aujourd’hui, pour imposer le respect des droits de l’homme, à défendre les guerres occidentales dans le Golfe, dans l’ex-Yougoslavie et en Afghanistan . »
Résignation et scepticisme
L’apologie du néolibéralisme trouve son origine dans les années 1980 qui voient se refermer l’horizon d’une attente et les espoirs d’émancipation se changer en résignation et scepticisme. Comme en Italie, où la fin des années de plomb et la défaite des grèves ouvrières chez Fiat créent les conditions de ce qui sera le berceau du berlusconisme. Mais aussi en Chine, en Iran, en Amérique latine, jusqu’à l’effondrement de l’empire soviétique en 1989. Car le XXe siècle est aussi l’âge « des révolutions naufragées et des utopies déchues ». « Pour ceux qui n’ont pas choisi le désenchantement résigné ou la réconciliation avec l’ordre dominant, le malaise est inévitable », observe EnzoTraverso dans L’Histoire comme champ de bataille.
Mais ce malaise est à ses yeux plus fructueux que la satisfaction arrogante des vainqueurs. « Le regard rétrospectif de ceux qui se sont frottés à ces combats se charge, inéluctablement, d’un trait mélancolique. » L’auteur s’intéresse à ces militants déchus, dont la « mélancolie de gauche » lui apparaît féconde pour l’historiographie. Il s’inscrit en cela dans le sillage d’un Walter Benjamin qui se disait né sous le signe de Saturne, « l’astre de l’hésitation et du retardement ». A son propos, l’historien écrit : « Il avait analysé la mélancolie comme un principe épistémologique : l’exploration empathique et attristée du monde se donnant à notre regard comme un champ de ruines est un acte producteur de connaissance . »
Les intellectuels exilés
C’est aussi parce qu’Enzo Traverso est plus sensible aux voyages en eaux troubles qu’aux certitudes des convertis à l’ordre néolibéral qu’il s’arrête, à la fin de son livre, sur l’apport des intellectuels exilés, « sismographes sensibles, en vertu de leur instabilité et précarité d’outsiders ». Le déracinement suscite un décalage, un désordre de l’esprit, qui rend possible une connaissance du réel autre que celle portée par les points de vue dominants, voire officiels. « Leur condition d’étrangers, d’apatrides ou de déracinés constituait un observatoire privilégié des cataclysmes qui affectaient le monde. » La pensée du totalitarisme doit beaucoup aux intellectuels antifascistes judéo-allemands partis aux Etats-Unis, comme Franz Neumann, Herbert Marcuse et Hannah Arendt. Selon l’historien, c’est aussi grâce aux exilés, de Benjamin à Adorno en passant Horkheimer et Bloch, que le marxisme a pu conserver une portée critique à partir des années 1930.
Et même s’il ne partage pas toutes les thèses d’Eric Hobsbawm, resté membre du Parti communiste après 1956, Enzo Traversopréfère la tragédie à la comédie, l’égarement du vaincu à l’assurance du vainqueur. Il connaît pourtant les limites de sa pensée, en particulier un penchant eurocentriste à relativiser la portée des révolutions coloniales et une justification du pire visage du communisme. Mais il apprécie l’honnêteté de l’intellectuel britannique qui, spectateur à la fois engagé et désorienté, admet sa difficulté à dissocier l’histoire de la biographie. C’est le dernier Hobsbawm, celui de L’Age des extrêmes, qui intéresse Enzo Traverso. Il lui apparaît somme toute moins dogmatique qu’un François Furet, ex-membre du Parti devenu anticommuniste, fustigeant les révolutions. Stéphane Courtois, qui a dirigé le Livre noir du communisme, va jusqu’à réduire cette idéologie à un simple phénomène criminel, « obsédé par l’idée de prouver que les victimes du stalinisme ont été plus nombreuses que celles du nazisme ». Furet comme Courtois expriment une vision du monde en noir et blanc, où les spécificités des deux régimes s’effacent sous le concept de « totalitarisme ».
L’Holocauste est ici analysé comme une synthèse des violences du XXe siècle. D’un côté, la modernité des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, un dispositif technique de meurtre indirect, de l’autre, les charniers de Srebrenica, les machettes du Rwanda, les massacres de l’armée américaine au Vietnam... L’historien Alain Corbin y voit un mélange entre les « pulsions dionysiaques » des tueurs fanatisés et les « massacres pasteurisés » de la modernité occidentale. « L’Holocauste condense, en les rendant inextricables, plusieurs noeuds fondamentaux des violences modernes : la relation entre guerre totale et épuration ethnique, entre colonisation et extermination, entre totalitarisme et système concentrationnaire, entre violence politique et violence raciale », explique Enzo Traverso.
Le monopole coercitif de l’Etat
Mais au-delà des différences de nature, toutes ces violences présentent la particularité d’être des violences d’Etat. C’est ce qui fait le lien entre le carnage de Verdun, la bombe atomique au japon, les chambres à gaz d’Auschwitz, les goulags de Sibérie, les épurations ethniques en Bosnie et au Kosovo. De fait, le monopole coercitif de l’Etat, qui libère en temps normal les sociétés de la violence, « crée les prémisses de l’éruption d’une violence d’Etat bien plus mortifère que les conflits des sociétés archaïques » en temps de crise. Cette analyse, qui réinscrit l’Holocauste dans une histoire globale des violences d’Etat, a le mérite de sortir du débat sur l’unicité de la Shoah.
La découverte massive des « victimes » du XXe siècle est venue nourrir le discours providentiel autour du marché et de la démocratie libérale comme destin naturel du monde occidental. Si la révolution n’est plus considérée par François Furet comme un jalon dans la marche du progrès, mais plutôt comme une pathologie, l’histoire continue avec lui d’avoir une fin. L’antitotalitarisme libéral prolonge cette téléologie marxiste ; il est son envers doté des mêmes travers. « Cette interprétation monolithique a souvent été élaborée : et défendue comme une croyance : par des intellectuels qui furent des « compagnons de route », voire des militants communistes. »
Dernièrement, la crise a semblé donner raison aux vaincus, leur mélancolie étant une marque des époques de transition. Mais l’inquiétude n’est pas synonyme de résignation. « Il faut changer de route et nous n’avons pas de boussole. »
Marion Rousset