Pendant que sur la scène internationale, Nicolas Sarkozy cherche à redorer son petit blason terni par une impopularité record, et à revêtir enfin l’insaisissable costume présidentiel supposé lui permettre de regagner la confiance des Français –encore une histoire de batracien qui aurait fait la joie du regretté Jean de La Fontaine–, son très à droite bras droit, Claude Guéant, s’active sur le front intérieur pour montrer que la traque des « clandestins » ne faiblit pas. A la suite de l’arrivée de nombreux Tunisiens sur l’île de Lampedusa, il s’est précipité à la frontière franco-italienne pour s’assurer de l’efficacité du dispositif policier.
Quarante-huit heures avant le premier tour des cantonales, le même hantait la gare de Lyon à Paris pour vanter les mérites de la politique d’immigration impulsée par son mentor depuis 2007, et annoncer fièrement l’augmentation des effectifs des forces de l’ordre affectés à la surveillance de certains lieux jugés sensibles. Quelques jours plus tard, poursuivant la mise en œuvre du plan quinquennal d’expulsions établi par le gouvernement, il fixait ces dernières à 28.000 pour l’année en cours.
Conséquences pratiques : le préfet des Alpes-Maritimes, qui se distingue par un activisme exemplaire, entend multiplier par cinq les interpellations d’étrangers en les portant à 6.200 pour parvenir à 1.420 « éloignements ». Ce Stakhanov des « obligations de quitter le territoire français » devrait être décoré ; il a bien mérité de la Sarkozye reconnaissante. Dans la capitale, des fonctionnaires de police contrôlent au faciès les voyageurs venus en train de Nice et de Marseille, comme l’a révélé Le Canard enchaîné sur la base de témoignages précis et concordants (1).
Stigmatisation des immigrés en situation irrégulière et abjecte « politique du chiffre » au sommet de l’Etat ; « ciblage ethnique » à la base, comme certains policiers s’en sont émus ce qui, en des termes moins euphémisés, se nomme pratiques de type raciste. Celles-ci ne relèvent plus de « l’excès de zèle » imputable à quelques « éléments » isolés qui auraient mal interprété les consignes ; ces pratiques anciennes, connues depuis longtemps, doivent être analysées comme les conséquences nécessaires des injonctions ministérielles et préfectorales, car la détermination des fins précitées appelle immanquablement le recours à ce genre de moyens. Tous le savent mais ils n’en ont cure, ce qui témoigne d’une dégradation remarquable mais sinistre des mœurs politiques puisque des hommes et des femmes, hauts fonctionnaires de la République qu’ils pensent servir lors même qu’ils en sapent les principes, acceptent que l’exception devienne la règle. Ce faisant, avec la bonne conscience de ceux qui affirment agir pour « protéger la France », selon la formule rituellement employée en ces circonstances, ils banalisent le racisme qu’ils disent combattre. Où l’on découvre, une fois encore, que cette formule grandiloquente est susceptible de justifier toutes les causes, même les pires.
Après avoir longtemps pactisé avec le dictateur Kadhafi, Nicolas Sarkozy se pose en héraut de la lutte du peuple libyen pour la liberté et il cherche à l’extérieur des succès diplomatiques destinés à faire oublier la faillite de ses ambitions économiques et sociales : le geste est classique mais son efficacité douteuse. Quant à Claude Guéant, il ne cesse de répéter que les immigrés venus d’outre Méditerranée sont un danger majeur que favorisent les bouleversements politiques au Maghreb. Après le long fiasco tunisien, très instructif au regard des pratiques de nombreux ministres, le premier pense écrire une page nouvelle de l’histoire du monde qui doit permettre au pays de retrouver une voix forte dans le concert des nations, comme on dit. Usant d’une rhétorique pesante et répétitive, accumulant poncifs éculés et mots creux empruntés au vocabulaire limité de la novlangue sarkozyste et lepeniste –respect du « pacte républicain », assimilation, intégration, communautarisme, islamisme et menaces diverses réputées peser sur « nos traditions »–, le second affirme veiller sur « la France » afin qu’elle « reste la France » conformément aux vœux des « Français ». Si le style, c’est l’homme, l’un et l’autre sont de plomb.
Et de ce vaste programme, le chef de l’Etat et son ministre espèrent recueillir les dividendes électoraux nécessaires pour affronter les échéances de 2012 dans de bonnes conditions. Il y a quatre ans, Nicolas Sarkozy se vantait « d’aller chercher les électeurs du Front national un par un ». Aujourd’hui, à défaut de pouvoir réitérer cette prouesse, qui a conduit le parti majoritaire à puiser dans le programme lepéniste de nombreux éléments en matière de politique sécuritaire et d’immigration, il faut au moins s’assurer que la majorité de ceux qui soutiendront l’extrême droite au premier tour des élections présidentielles accepteront de reporter leurs voix sur le candidat de l’UMP au second. La nomination de Claude Guéant doit permettre de réaliser cette opération essentielle et ses récentes déclarations prouvent qu’il s’acquitte de cette tâche avec un zèle qui relègue presque son prédécesseur place Beauvau au rang d’amateur velléitaire.
Une remarque : Claude Guéant semble souffrir de troubles auditifs sévères car seule son oreille droite entend les « inquiétudes » de ses « concitoyens » et, prenant la partie pour le tout, il s’érige en porte-parole des « sentiments des Français ». Ce procédé discursif convenu lui permet de s’effacer au profit d’une France souffrante, silencieuse et profonde qui parle à travers lui et qu’il a pour seule ambition de servir. Admirable dévouement salué par un homme qui est l’incarnation même de la moralité publique : Charles Pasqua qui, de Claude Guéant, son directeur adjoint de cabinet au ministère de l’Intérieur de 1991 à 1994, affirme qu’il a « un sens de l’Etat et du devoir sans pareil ». A l’insu de ceux qui les prononcent, il est des compliments qui sont assassins et inquiétants parfois ; celui-ci en fait partie.
Aux commentateurs pressés, naïfs ou superficiels, qui pensaient que la disparition du ministère de l’Identité nationale, suivie quelques mois plus tard de l’éviction de Brice Hortefeux, auteur de deux exploits : être le premier ministre condamné pour avoir tenu des propos racistes et avoir continué à exercer tranquillement ses responsabilités gouvernementales, à ceux qui estimaient donc que ces changements institutionnels et personnels avaient sonné le glas de la politique xénophobe ayant présidé à la création de cette administration sans précédent dans les annales de la République, les déclarations de Claude Guéant sur l’immigration et l’islam apportent un démenti cinglant. En ces matières, ce Charles Martel en costume gris persévère dans la voie tracée par ses prédécesseurs qu’il a sans doute inspirés mais, pressé par la dégradation spectaculaire du rapport de force entre l’UMP et le Front national, il redouble d’efforts. De là, ces interventions nombreuses qui lui permettent de répéter, sous des formes diverses, un même discours sommaire qui se résume à une équation factuellement fausse, intellectuellement grossière mais jugée politiquement indispensable pour ne pas s’aliéner plus encore les nombreux électeurs qui ont voté pour l’extrême droite : « l’immigration incontrôlée » menace la « cohésion nationale » et « le mode de vie de nos concitoyens » qui ont « parfois le sentiment de ne plus être chez eux ».
Ici, l’affirmation péremptoire et le coup de force rhétorique tiennent lieu de démonstration cependant que la réitération de ces mensonges, débités avec la morgue sentencieuse propre aux « grands commis de l’Etat », passe pour une observation de bon sens, comme le répètent en chœur de nombreux députés de l’UMP très heureux de pouvoir justifier leurs compromissions anciennes et à venir avec le Front national. A ceux qui s’interrogent sur la situation véritable du pays, rappelons que les enquêtes conduites par l’Insee et l’Institut national d’études démographiques (Ined) démontrent que la proportion d’étrangers en France a baissé entre 1982 et 2006 puisqu’elle est passée de 6,8% à 5,8%.
De deux choses l’une, soit ceux qui pérorent sur les « flux migratoires incontrôlés » ignorent ces chiffres, auquel cas ils font la démonstration éclatante de leur incompétence, soit ils les connaissent, et ils doivent être traités pour ce qu’ils sont : des idéologues sans scrupule qui manipulent ou congédient la réalité dès qu’elle est susceptible d’infirmer leurs discours et de porter atteinte à la légitimité des pratiques policières et des dispositions juridiques qu’ils défendent. Dans tous les cas, les ministres et les parlementaires qui se comportent de la sorte mentent, par omission ou à dessein, pour mieux construire l’immigration comme problème sécuritaire, identitaire et politique majeur, et le transformer ainsi en une priorité de l’action publique puis de l’agenda électoral. Cela réalisé, ils peuvent alors adopter la posture avantageuse de ceux qui, proches de leurs « concitoyens », connaissent les « vraies préoccupations des Français » en faisant croire qu’eux seuls y sont attentifs, et qu’eux seuls disposent des solutions adéquates pour y répondre. Au terme de ce processus, ils nomment « vérité » ce qui n’est que bricolage idéologique motivé, hier par le désir de conquérir le pouvoir, aujourd’hui par la hantise de le perdre, et « courage » le fait de distiller d’un air grave des lieux communs xénophobes, islamophobes et racistes parfois. Et c’est ainsi que cette perversion du langage, et des comportements, favorise l’expression toujours plus décomplexée de préjugés présentés comme autant de constats de bon sens par un nombre croissant de responsables politiques auxquels s’ajoutent désormais des journalistes et des plumitifs qui se croient écrivains. Spectaculaire conversion de la « France d’en haut » qui, pour mieux laisser libre cours à ses désirs réactionnaires, autoritaires et mixophobes sublimés en défense de l’Occident, prétend parler au nom de « la France d’en bas ».
Agitation verbeuse et législative enfin, destinée à compenser l’impéritie économique et sociale du gouvernement par la multiplication de dispositions, décrets et circulaires élaborés dans le domaine particulier de la politique migratoire. Plusieurs centaines depuis 2002 auxquels s’ajoutent, après 2005, pas moins de onze modifications du Code des étrangers désormais complétées par la loi Besson-Hortefeux récemment votées, et saluées comme il se doit par le nouveau ministre de l’Intérieur. Incessante frénésie juridique et sécuritaire qui prospère sur un procédé démagogique constamment employé par le chef de l’Etat et la majorité qui le soutient : chaque fait divers dramatique ou événement jugé inquiétant donne lieu à un projet de loi hâtivement rédigé puis proposé aux parlementaires dociles du parti présidentiel. De là, « la prolifération de textes législatifs relevant davantage de l’opportunité politique que du travail législatif réfléchi » et des « réformes » constantes dictées « par les événements et soumis aux pressions de l’opinion ». Qui sont les auteurs de cette condamnation sans appel ? Des belles âmes angéliques et pour cela irresponsables ? Non, il s’agit des membres de la très officielle Commission nationale consultative des droits de l’homme dans un rapport voté en assemblée plénière le 6 janvier 2011. Relativement aux dispositions de la loi Besson-Hortefeux, les mêmes estiment « qu’en l’état » elles « ne permettent pas un respect effectif des droits de l’homme ». Le constat est sinistre et plus sinistre encore l’attitude du gouvernement et des députés qui passent outre en affichant un mépris souverain pour ces droits fondamentaux dès lors qu’ils sont perçus comme des obstacles à l’adoption de leurs projets. Au respect des Lois et de leur esprit, ils préfèrent la prolifération de textes liberticides et de circonstance même s’ils violent des principes majeurs de la République. Sombre époque.
Plus encore, Claude Guéant représente fort bien ce que certains appellent le « sarkozysme » en précisant que ce néologisme ne désigne pas ici un corps de doctrine stable et cohérent mais au contraire une absence totale de principe car l’une des caractéristiques du chef de l’Etat, de ceux qui le servent et l’inspirent, est de n’avoir aucun principe justement. Seule subsiste l’expression pure d’une ambition : conquérir le pouvoir et s’y maintenir. Là est le but, tout le reste n’est que moyen mobilisé pour répondre à une conjoncture donnée, satisfaire telle ou telle fraction de l’électorat ou déstabiliser l’adversaire en lui empruntant certains thèmes et grandes figures de son panthéon partisan. De là cette capacité à utiliser des références historiques et politiques d’une extraordinaire hétérogénéité car l’objectif n’est pas de produire, si peu que ce soit, un programme, moins encore un projet de société tenu pour une vieillerie d’un autre âge mais d’agir au gré des circonstances et des urgences du moment. Ceux qui se comportent ainsi pensent sans doute incarner le triomphe d’une modernité politique enfin émancipée de toute idéologie ; ils réhabilitent en fait un très ancien personnage bien connu des philosophes classiques : le démagogue. Ce démagogue qui prétend défendre le peuple pour mieux parvenir à ses fins : satisfaire ses désirs de puissance, ses intérêts particuliers et ceux de ses proches en s’emparant de la Cité.
Les agissements et les déclarations du nouveau ministre de l’Intérieur témoignent exemplairement de cette situation puisqu’il peut tout à la fois affirmer qu’il n’a aucune valeur commune avec le « FN », que celui-ci n’est pas « la boussole » de la majorité et, comme Marine Le Pen, dénoncer les dangers de l’immigration, de l’islam et du « communautarisme ». De même, interrogé sur le déplacement de celle-ci à Lampedusa, il a estimé qu’il s’agissait d’instrumentaliser des problèmes migratoires ce à quoi il ne saurait évidemment s’abaisser, et cela vaut bien sûr pour le président et son « collaborateur » à Matignon. Quant aux « musulmans », Claude Guéant feint de se préoccuper de leur sort en récusant par avance toute stigmatisation ce qui ne l’empêche pas de les accuser de vouloir imposer des pratiques contraires à la République et à la laïcité. Se confirme ceci : les références incantatoires et rituelles à ces dernières n’engagent plus à rien. Ceux-là mêmes qui procèdent de la sorte peuvent, dans l’instant, se dédire, violer leurs paroles par des paroles contraires et, plus grave encore, par des actes en faisant de leur opportunisme sans frein une vertu majeure.
Concluons. Le chef de l’Etat, le gouvernement et l’UMP ont donc intégré une partie de la rhétorique frontiste laquelle est, depuis 2007, au fondement de la politique menée en matière d’immigration et de sécurité cependant que Marine Le Pen banalise avec succès l’organisation qu’elle dirige. A preuve, les résultats des cantonales et un sondage BVA-Les Echos du 28 mars 2011 où l’on découvre que 52% des personnes interrogées estiment que le FN est un parti comme les autres. Chacun ayant fait quelques pas l’un vers l’autre, tout en affirmant bruyamment le contraire pour ménager une partie de ses troupes, il n’est pas étonnant que convergences et compromissions prospèrent de la base au sommet. Dans ce contexte, l’appel à la constitution d’un « Front républicain », présenté comme une solution efficace pour faire barrage aux thèses xénophobes et islamophobes de l’extrême droite, témoigne d’une paresse intellectuelle et d’un aveuglement politique remarquables. De plus, une telle posture entretient sans fin le mythe rassurant mais trompeur selon lequel les forces qui se réclament de la République seraient, par essence, des obstacles à la stigmatisation des étrangers et des musulmans ce que démentent chaque jour les fidèles du chef de l’Etat, et une certaine histoire de France.
« L’islam » rend « la fusion des populations difficile et sans doute peu souhaitable » puisque « les résultats obtenus sont déplorables, tant pour la santé publique que pour la moralité générale » écrivaient en 1946 deux personnalités célèbres. Soucieuses de « garder au caractère et au type français ses meilleures qualités », elles militaient aussi pour la création d’un « ministère unique » chargé « de diriger et contrôler l’immigration » nord-africaine, notamment. Les auteurs de ses lignes sinistrement anticipatrices ? Alfred Sauvy, directeur de l’Ined, plus tard professeur au Collège de France, et Robert Debré, fondateur de la pédiatrie moderne, dans un ouvrage intitulé Des Français pour la France, Le problème de la population publié par la très prestigieuse maison d’édition Gallimard.
Olivier Le Cour Grandmaison
29 mars 2011