En bon démagogue qu’il est, soucieux de flatter les différents publics qu’il vise, Nicolas Sarkozy ignore le principe de contradiction. Son intervention télévisée du dimanche 27 février 2011 en témoigne. Après avoir déclaré qu’il fallait saluer les « révolutions arabes » victorieuses et en cours, quelques minutes plus tard il n’en soutenait pas moins que la situation créée outre-Méditerranée pourrait avoir des conséquences majeures sur « les flux migratoires devenus incontrôlables et sur le terrorisme ». Et pour donner corps à ces menaces supposées et en souligner tout à la fois l’importance et l’actualité, il ajoutait : « C’est toute l’Europe qui serait en première ligne. » Par quoi s’affirmait le regret implicite mais limpide de l’ordre ancien aujourd’hui en partie disparu : ces régimes dictatoriaux capables de lutter efficacement contre les migrants et les affidés d’Al-Qaïda, selon la doctrine simpliste qui a longtemps tenu lieu de politique étrangère dans cette région du monde.
La nomination de Claude Guéant au ministère de l’Intérieur et de l’Immigration était ainsi justifiée cependant que la fraction de l’électorat que le chef de l’Etat et l’UMP cherchent à soustraire à l’influence grandissante du Front national devait être rassurée par cette rhétorique sécuritaire et stigmatisante à l’endroit des étrangers venus d’Afrique. En matière d’immigration, la politique conduite depuis 2007 allait être poursuivie et renforcée, laissait entendre Nicolas Sarkozy en rappelant que sa mission était de « protéger le présent des Français ». De là la défense, par le gouvernement et le parti majoritaire, des dispositions les plus dures du projet de loi Besson sur l’immigration afin de rétablir le texte originel fortement amendé grâce à l’action de plusieurs sénateurs. Qualifié « d’atout » par Le Figaro, cette loi doit permettre au nouveau « premier flic de France » de mieux combattre les « clandestins » et d’augmenter de façon significative les « reconduites à la frontière » dans un contexte marqué par « l’incroyable pression migratoire » engendrée par les bouleversements survenus au Maghreb et au Moyen-Orient, pouvait-on lire dans ce quotidien. En ce domaine, il relaie avec un zèle confondant propos et mensonges officiels, sans oublier de critiquer certains magistrats accusés, par un haut fonctionnaire cité, de « ruiner le travail des préfets en faisant obstacle à leurs décisions ». Comprenez : « laxisme irresponsable de juges presque rouges contre vaillants serviteurs de l’Etat soucieux de faire respecter l’ordre public et les lois. » L’antienne est connue.
Lors de son entrée en fonction, le ministre de l’Intérieur a fait entendre une musique similaire, xénophobe et martiale. « Lutter contre l’immigration irrégulière », « défendre la France pour qu’elle reste elle-même, qu’elle conserve sa civilisation, son art de vivre » et « son modèle de société » : tels sont les objectifs grandioses de Claude Guéant qui tente de prendre la pose avantageuse du Sauveur de la Nation mobilisé contre ces nouveaux « envahisseurs » que sont les immigrés, et réintroduit les thèmes principaux développés par les apprentis-sorciers du pseudo-débat sur l’identité nationale. En des termes châtiés, prononcés avec ces manières onctueuses propres à ceux qu’une certaine presse appelle avec respect « les grands serviteurs de l’Etat », de tels propos sont l’expression d’une xénophobie élitaire publiquement assumée par les plus hautes autorités de la République. Elles entretiennent sans fin la thèse selon laquelle la présence des « clandestins » et leur afflux plus encore seraient une menace mortelle pour le pays et le mode de vie de ses habitants. Créé au lendemain de la victoire de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle de 2007, le ministère de l’Identité nationale a certes disparu mais l’idéologie, qui avait justifié la création de cette administration au nom et aux fonctions abracadabrantesques, demeure intacte. Cette idéologie ne cesse d’être exploitée par le chef de l’Etat, le gouvernement et de nombreux parlementaires qui, plus que jamais paniqués par l’hydre nationale frontiste qu’ils prétendaient avoir terrassée, laissent libre cours à un lepénisme tout juste réformé, c’est-à-dire émondé de ces vociférations les plus brutales et de ces propositions les plus radicales.
A preuve : quelques jours plus tard, le ministre des affaires européennes, Laurent Wauquiez usait des mêmes arguments convenus certainement puisés dans les « éléments de langage » élaborés à l’Elysée. « Il faut défendre de façon européenne nos frontières », déclarait-il avant d’ajouter : « Ce dont on parle, ce n’est pas quelques dizaines de milliers d’immigrants illégaux (...) c’est potentiellement 200 000 à 300 000 personnes qui, sur l’année, pourraient chercher à franchir la Méditerranée en direction de l’Europe. » [En bon chien garde de la Sarkozie aujourd’hui vacillante, Laurent Wauquiez, qui accueillait le président de la République en la mairie du Puy-en-Velay, a eu recours à une rhétorique rance et grossière dont les origines sont à chercher du côté des Le Pen père et fille. Soucieux de se faire valoir auprès de son mentor à qui il doit tout, Wauquiez a ainsi déclaré : « Nous avons fait un travail ensemble pour l’Aïd el-Kébir : pas de moutons dans la baignoire mais un vrai soutien pour un abattage rituel dans l’abattoir local. » Le Figaro, 3 mars 2011, p. 3. Les « égorgeurs de mouton dans la baignoire » apprécieront la délicatesse de ces propos. ]] Et le même d’ajouter qu’en ce domaine, la France partage les orientations de l’Italie, ce qu’a confirmé Claude Guéant en évoquant à plusieurs reprises les actions salutaires de « nos amis italiens » contre les Tunisiens arrivés illégalement à Lampedusa. Aveu remarquable : le gouvernement de François Fillon et le gouvernement de Silvio Berlusconi, soutenu par une coalition au sein de laquelle se trouve une organisation –la Ligue du Nord– ouvertement xénophobe, raciste et islamophobe, défendent des positions voisines relativement aux questions migratoires. En France, le président de la République, le premier ministre et la majorité braconnent depuis longtemps sur les terres du Front national avec le succès que l’on sait ; au niveau international, ils font cause commune avec l’un des gouvernements les plus réactionnaires de l’Union européenne et son fantasque président du conseil désormais plus connu pour ses frasques personnelles et sa vulgarité sans borne que pour son action politique. « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai quelle politique tu mènes. »
D’où viennent les chiffres débités de façon pavlovienne par le zélé Laurent Wauquiez et quelques autres ? Sur la base de quelles estimations ont-ils été établis ? Leur origine est claire : le premier à les avoir employés est le ministre italien de l’Intérieur, Roberto Maroni, à la suite de l’arrivée sur l’île de Lampedusa de 5.000 Tunisiens entre le 10 et le 15 février dernier. Sur quelles réalités reposent ces extrapolations fantaisistes que beaucoup présentent comme des évaluations sérieuses ? Aucune. Sinistre exemple de rumeur sans fondement, sans autre fondement du moins que la volonté d’utiliser à des fins de politique intérieure cet événement pour en faire le signe avant-coureur d’une « vague migratoire » réputée massive, incontrôlable et menaçante. « Un exode biblique », jurait le même ministre italien qui, membre de la Ligue du Nord, cherchait ainsi à faire pression sur l’Europe pour qu’elle prenne au plus vite des mesures draconiennes. Colportée par plusieurs membres du gouvernement français et certains quotidiens, cette rumeur, forgée par l’un des ministres les plus ultra du gouvernement de Berlusconi, enfle tant et si bien qu’elle cesse d’être perçue comme telle pour devenir une vérité qui, répétée sur un ton docte et lestée de l’autorité de ceux qui l’énoncent, s’impose peu à peu lors même qu’elle est démentie par le Haut-commissariat aux réfugiés de l’ONU, de nombreux experts et associations de terrain. « Les réalités ne sont pas conformes aux nécessités bassement électorales du moment », « qu’importe » répètent en chœur ministres et parlementaires de l’UMP : « éludons les premières pour ne retenir que les secondes. » C’est ainsi que prospèrent mensonges d’Etat et vraie démagogie destinés à faire peur pour mieux légitimer le renforcement incessant des dispositions arrêtées contre les étrangers.
Que s’est-il passé après l’arrivée des premiers « clandestins » à Lampedusa ? Peu de choses en vérité. A ce propos, qui peut croire que l’Union européenne, au sein de laquelle se trouvent des Etats qui comptent parmi les plus riches du monde, ne pourrait accueillir dans de bonnes conditions ces étrangers voire beaucoup d’autres encore ? Stupéfiante crédulité : elle est aussi un indice sinistre qui nous renseigne sur l’involution des temps présents et la xénophobie d’une partie du personnel politique. Quant aux hommes et aux femmes qui fuient la guerre civile en Libye pour gagner la Tunisie voisine, l’écrasante majorité d’entre eux sont des Egyptiens –46.000 selon le HCR– dont l’objectif n’est pas de venir en Europe mais de regagner au plus vite leur pays d’origine. De même pour les 7.000 ressortissants de pays tiers recensés à ce jour parmi lesquels se trouvent de nombreux asiatiques. Plus généralement, les estimations portant sur le nombre de travailleurs étrangers présents en Libye varient du simple au triple selon l’agence européenne Frontex –entre 500. 000 et 1,7 million– mais c’est évidemment ce dernier chiffre que citent de façon systématique nos démagogues nationaux qui veulent faire croire que le Vieux continent en général et la France en particulier sont les destinations rêvées de tous les migrants déclarés ou potentiels. Remarquable ethnocentrisme.
A grand renfort de métaphores grossières empruntées à la mécanique des fluides –« flux migratoire », « pompes aspirantes » et autres prétendus « appels d’air »– dont la fonction est de naturaliser ces phénomènes sociaux complexes que sont les migrations, ces démagogues entretiennent inlassablement le mythe d’une invasion à venir et d’un « trop-plein » présent au mépris de toutes les données scientifiquement établies par de nombreux organismes. Selon l’Institut national d’études démographiques (Ined), la proportion d’immigrés en France est stable à 11% et plus faible qu’en Allemagne (13%), qu’au Canada et en Australie (21%) pour ne rien dire de la Suisse (23%) et du Luxembourg (35%). Rappelons ensuite qu’en 2008, le HCR estimait que sur les 42 millions d’individus déplacés dans le monde, 80% vivaient dans des pays en voie développement. Quant aux Etats de l’Afrique de l’Ouest, les étrangers présents sur leur territoire sont dix fois plus élevés que le nombre d’Africains établis en Europe. Terminons enfin par le palmarès des trois premiers pays accueillant des réfugiés fuyant les violences de leur contrée d’origine. Parmi eux, on ne compte aucun Etat de l’Union européenne, de l’OCDE ni de l’Amérique du Nord puisque le premier d’entre eux est le Pakistan (1,8 million de personnes), le second la Syrie (1,1 million) et le troisième l’Iran (980.000).
Avis aux menteurs, aux démagogues et aux bateleurs d’estrades.
Olivier Le Cour Grandmaison
14 mars 2011