Une erreur serait de réduire la poussée frontiste à une pure construction médiatique, à une manipulation politique, comme certains s’empressent de l’analyser. Une autre serait de rester sur de vieux schémas ou de se laisser berner par l’habillage et de crier à la révolution stratégique. Les mêmes avaient, le plus souvent, enterré le FN et ne s’étaient pas préoccupés d’analyser, dans la durée, les évolutions de ce courant en perpétuelle mutation.
Le bon vieil adage giscardien du « changement dans la continuité » illustre la situation du FN : changements d’équipes, de structures, d’habillage, exploration de nouveaux territoires, mais continuité familiale, de stratégie (la dédiabolisation déjà tentée dans les années 1990), d’amitiés avec les franges radicales de l’extrême droite, et sur le fond programmatique.
Parti en travaux…
Depuis la scission de 1998, de nombreux cadres et militants ont quitté le FN. Même si la « primaire » entre Gollsnich et Marine Le Pen lui a donné l’occasion de renouer avec des adhésions [1], le FN n’a toujours pas reconstitué un appareil militant national performant. La présence dans 400 cantons de moins qu’en 2004 ainsi que les candidatures fantômes [2] voire « atypiques » [3], le recrutement de candidats via Internet prouvent cette carence. En plus d’une crise structurelle, le FN est plombé par d’importants soucis financiers (dette de plusieurs millions d’euros envers F. Le Rachinel, vente du Paquebot - ancien siège du FN - en stand-by, conflits prud’homaux).
Tout cela n’a pas empêché le FN d’obtenir de bons résultats aux cantonales tant face à l’UMP que face aux formations de gauche, de confirmer son enracinement électoral à l’est de l’axe Nord-Pas-de-Calais/Paca [4] et de progresser dans des régions jusque-là relativement épargnées par le vote frontiste, porté par « la vague brune marine ».
… mais continuité du parti
Le processus menant de la « primaire » frontiste aux cantonales a contribué au redressement du parti par un nouvel « effet Le Pen » comparable à celui des années 1980. Le parti d’extrême droite récolte ainsi les fruits du travail d’actualisation de son discours et de restructuration de l’appareil entamé dès 2002.
Le congrès de Tours a permis de maintenir la famille frontiste unie, contrairement à ce que souhaitaient les partisans de B. Gollnisch extérieurs au FN (MNR, NDP et PDF), qui voyaient dans la stratégie de Marine Le Pen un dévoiement des « fondamentaux », et l’occasion d’une recomposition de l’extrême droite autour de sa frange « orthodoxe » le plus souvent issue (départs ou exclusions) du FN.
C’est finalement en restant au FN que les « intransigeants » font le plus de tort à Marine Le Pen. En effet, celle-ci cherche à rendre le FN respectable afin de capter les déçus du sarkozysme issus de la majorité présidentielle le moment venu. Pour cela, il s’agit de se débarrasser, en apparence, des nostalgiques de la Collaboration et de l’Empire colonial français ainsi que du « folklore » néonazi mettant en péril la tactique de dédiabolisation et de banalisation du parti à l’œuvre ces dernières années. Le traitement, conflictuel au sein du FN, du cas de l’élu frontiste Alexandre Gabriac, pris en photo en train de faire le salut nazi, éclaire les contradictions tactiques à l’œuvre au sein du FN sans pour autant être la preuve d’une rupture dans la filiation historique du parti.
Continuité programmatique
Un œil sur le fond programmatique du FN finit de nous convaincre que, derrière le « relooking », il reste bien d’extrême droite, raciste, antisocial, dangereux pour les travailleurs. Ceux qui y voient un tournant social récent oublient que ce tournant s’est opéré… dès 1995 ! à cette époque, le FN pro-Reagan des années 1980 tourne le dos au libéralisme et porte un discours pseudo social, avec comme clef de voûte la « préférence nationale » (une société d’apartheid social, inégalitaire à la recherche de boucs émissaires) et le protectionnisme. Le FN tente aussi de renouer avec l’activité catégorielle que ce soit par la relance du « Cercle national des Juifs français » ou celui des « travailleurs syndiqués » avec la création de syndicats « libres », déjà tentée dans les années 1990.
Rien de nouveau donc, si ce n’est l’audience de ces initiatives. Ainsi, il n’était pas envisageable il y a quelques années, que Marine Le Pen puisse être pressentie comme invitée à Radio J (invitation annulée par la mobilisation des associations juives de France), ou que des « coming out » de militants frontistes dans les syndicats puissent être organisés.
Nouvelle période
Au-delà du renouvellement générationnel de ses dirigeants, c’est donc moins le FN qui a changé que son environnement. Depuis des années, la société française est « travaillée » par des discours xénophobes, sécuritaires, destructeurs de solidarité qui ont préparé le terrain à la validation des thèses frontistes. En 2007, la stratégie « néoconservatrice » menée par Nicolas Sarkozy, qui devait réduire durablement l’électorat Front national à peau de chagrin en lui confisquant son discours, a prouvé ses limites. Elle se retourne contre la droite au pouvoir, sur fond de rejet de sa politique sans alternative crédible à gauche (le retour du débat sur la candidature unique escamote, pour sa part, la question cruciale de la politique à mener).
Le venin d’extrême droite a été distillé depuis longtemps, au plus haut sommet de l’état. La stratégie de dédiabolisation du FN n’en est que plus aisée à mettre en œuvre, puisque des éléments de son programme sont dans le débat public. Si les paroles s’envolent, les lois et projets restent et tendent à une inflexion constitutionnelle faisant reculer toujours plus le droit du sol et pouvant rendre légale la préférence nationale. La crise du capitalisme finit de rendre audibles les propositions économiques protectionnistes du FN, alors que le capital de sympathie de ce parti se « limitait » jusque-là aux questions d’immigration et de sécurité.
Nouvelles postures
Le retour du FN dans le jeu politique est favorisé par une véritable stratégie Internet et la mise en place de structures telles que le « think tank » Idées Nations, chargé de la production idéologique ou l’existence d’une garde rapprochée, un « shadow cabinet », très réactive. L’exploration de « nouveaux territoires » par le FN annonce une activité du parti d’extrême droite en direction de nouveaux secteurs de la société. La vigilance s’impose donc.
Le discours social, s’il n’a rien de nouveau, fait partie de la stratégie frontiste visant à élargir son électorat (l’adresse de Marine Le Pen aux fonctionnaires et aux services publics), tout comme le sont les repositionnements thématiques autour de la République, la laïcité, l’état régulateur, l’écologie… Autant de terrains que le FN prétend occuper afin d’être perçu comme l’alternative crédible aux partis du « Système ».
Il est indispensable de démontrer que le FN n’est toujours pas « un parti comme les autres », mais qu’il n’est pas pour autant le parti « anti-système » qu’il prétend représenter.
Il est urgent de repenser les formes de l’action antifasciste en fonction des terrains qu’occupent le FN et de renouer avec une vigilance antifaciste à la fois unitaire et de masse.
Au-delà de ces résistances, la construction d’une alternative crédible de gauche, en rupture avec la société capitaliste, est, plus que jamais, à l’ordre du jour.
Eliane Berthier