Les invasions et les occupations militaires ont été un facteur décisif dans la mondialisation des industries du sexe [1]. Les guerres modernes ont engendré un développement considérable de la prostitution et impliqué son organisation « rationnelle » au profit des armées. Des centaines de milliers si ce n’est des millions de femmes et de fillettes ont été mises au service sexuel des militaires dans des maisons closes financées et organisées par les États. Les exemples sont nombreux : comfort women pour les militaires japonais, aux camptowns et rest and recreation sites pour les GI en passant par les BMC (bordels militaires de campagne) pour les troupes françaises et coloniales [2] et les « établissements sanitaires » allemands pendant la Deuxième Guerre mondiale [3]. Évidemment, l’aménagement rationnel de la prostitution pour les armées exigeait, entre autres, l’organisation de la traite des femmes et des enfants à des fins de prostitution.
Je ne pourrai examiner dans le cadre de cet article l’ensemble des cas. Je concentrerai mon analyse sur les occupations militaires en Asie. D’une part, l’industrie de masse de la prostitution y a connu un essor à la faveur des guerres de Corée et du Vietnam et du stationnement des troupes aux Philippines et en Thaïlande, bases arrière dans la lutte contre les communistes coréens et vietnamiens. D’autre part, la croissance importante de la prostitution a permis l’établissement de l’infrastructure nécessaire au développement du tourisme sexuel d’aujourd’hui. Au cours de la seule décennie quatre-vingt-dix, plus de 33 millions de femmes et d’enfants de l’Asie du Sud-Est auraient été victimes de la traite à des fins de prostitution [4].
Les bordels de « réconfort » japonais
Entre 1932 et 1945, le Japon impérial a fait la guerre à plusieurs pays asiatiques — dont nombre d’entre eux étaient des colonies de la Grande-Bretagne, de la France ou des Pays-Bas — et aux États-Unis. Cette guerre a vu naître les bordels militaires de « réconfort » ou « centres de délassement » [5]. Au début de 1932, les troupes nippones ont établi à Shanghai le premier bordel de réconfort. Le système a été institutionnalisé en 1937-1938 lorsque le Japon a entrepris la conquête de la Chine [6]. Au début des années quarante, les bordels militaires de réconfort ont été mis en place dans l’ensemble des territoires occupés (Indonésie, Indochine, Thaïlande, Birmanie, Bornéo, Philippines, etc.) et dans l’empire lui-même (Japon, Okinawa) ainsi que dans ses « vieilles » colonies (Corée et Taiwan). Les « centres de délassement » étaient situés principalement près du front — là où il y avait le plus de troupes —, mais aussi au Japon même où, malgré la prostitution légale, des bordels de « réconfort » ont été créés à l’intention de ceux qui n’avaient pas les moyens de se payer les lupanars « classiques » prostituant des Japonaises.
Le nombre exact de femmes prostituées dans les bordels militaires japonais est inconnu parce que le gouvernement a détruit les archives les concernant [7]. Sur la base de témoignages [8] et de quelques documents, qui indiquent la proportion de femmes de « réconfort » par rapport au nombre de soldats japonais, les historiens estiment entre 80 000 et 280 000 — plus vraisemblablement 200 000 [9] — les prostituées au service des militaires. Les femmes de « réconfort », ianfu en japonais, étaient très largement des Asiatiques de différentes nationalités (Japonaises, Taiwanaises, Indonésiennes ou Philippines), mais à 80 % Coréennes. Quelques-unes étaient des Néerlandaises capturées en Indonésie [10].
L’esclavage sexuel au profit de l’armée japonaise était, en partie, un sous-produit de la colonisation par le Japon de la Corée [11]. La Corée est devenue un protectorat du Japon en 1905 et a été annexée en 1910. Le gouvernement japonais a également recruté des Taiwanaises, mais si le nombre de « femmes de réconfort » de cette ancienne colonie est moins important que celui de Corée, c’est essentiellement parce que Taiwan était moins peuplé [12].
Les femmes prostituées pour le bénéfice de la troupe étaient considérées comme inférieures d’un point de vue racial [13], ce qui légitimait leur esclavage sexuel. Les Japonaises de « réconfort » étaient réservées aux officiers tandis que les femmes des autres nationalités étaient prostituées au profit des militaires du rang [14] et étaient traitées plus brutalement que les Japonaises [15]. Les vierges étaient particulièrement prisées et recherchées, sauf pour les Nippones de « réconfort » qui, lors de leur recrutement, étaient déjà des « professionnelles » du secteur de « divertissement » pour hommes au Japon même [16]. Elles étaient plus âgées en moyenne que les Coréennes. Presque toutes les Coréennes étaient vierges, célibataires et jeunes, âgées de 11 ans au début de la vingtaine [17].
Les conditions de vie des femmes de « réconfort » étaient extrêmement dures. Elles pouvaient recevoir jusqu’à 70 hommes par jour. Souvent battues, torturées ou mutilées, certaines ont été exécutées par des soldats insatisfaits. L’armée avait fixé les règles de fonctionnement, notamment les horaires (de neuf heures du matin à minuit, tous les jours de la semaine), les jours de repos (deux jours par mois lors des menstrues), les désinfections des chambres-cellules, les visites médicales ou encore le traitement des infections vénériennes.
Selon les époques, les bordels de « réconfort » étaient dirigés soit directement par l’armée, soit par les gouvernements locaux ou encore par des particuliers. Au fur et à mesure de la propagation des centres, l’armée a peu à peu abandonné ses prérogatives de fonctionnement et de gestion aux civils [18]. L’armée leur a accordé un statut paramilitaire et assurait les services de transport et, de façon croissante, le recrutement. Elle a conservé un droit de regard, en matière de santé notamment [19]. Les tenanciers proxénètes touchaient un pourcentage sur le prix des passes, bien souvent les femmes ne recevaient rien.
Selon les témoignages des survivantes [20], trois méthodes de recrutement ont été établies : le racolage de « volontaires » qui étaient déjà prostituées ; la duperie sous forme d’offres fallacieuses d’emplois bien rémunérés de serveuses, de cuisinières ou de lingères pour l’armée et, enfin, la coercition et les razzias.
Des cadets officiers nippons ont reçu une formation spéciale de l’armée pour apprendre à bien gérer l’approvisionnement en marchandises inanimées et vivantes pour le « réconfort » des soldats [21]. Les corps expéditionnaires envoyaient en Corée des marchands chargés de recruter des Coréennes destinées à devenir des esclaves sexuelles de la troupe, de connivence ou avec l’aide de la police militaire ou de la police locale. Ces agents étaient généralement désignés par l’état-major mais aussi parfois directement par les divisions, les brigades ou les régiments [22].
Le programme des « centres de délassement » a donc été méthodique, soigneusement organisé et exécuté par le gouvernement japonais.
Quelques jours seulement après la défaite japonaise, l’Association pour la création de facilités récréatives spéciales, financée indirectement par le gouvernement japonais, ouvrait, à Tokyo, un premier bordel de réconfort pour les troupes alliées d’occupation. À son point culminant, cette association exploitait la prostitution de 70 000 femmes. L’armée américaine n’a pas simplement utilisé les maisons closes mises à sa disposition, elle a aussi réclamé la construction d’autres bordels [23] qu’elle a gérés conjointement avec les autorités japonaises. Cette politique a perduré. Ainsi, pendant la guerre du Vietnam, Okinawa a servi de rest and recreation site pour les troupes états-uniennes. La majorité des prostituées desservant la base militaire de Kadena à Okinawa était originaire des Philippines et de la Thaïlande [24], victimes de la traite à des fins de prostitution.
Les installations « récréatives » de Corée
En 1954, les gouvernements des États-Unis et de la République de Corée ont signé un traité de défense mutuelle qui a formellement accordé des bases militaires aux troupes états-uniennes en Corée du Sud. Une des clauses du traité prévoyait la mise en place de rest and recreation sites, ou kijich’on, pour les soldats américains [25]. Dans ces centres, les bordels étaient subventionnés par le gouvernement coréen qui a pu ainsi édicter ses règles : les prostituées devaient « desservir » 29 soldats par jour. Le gouvernement a même évalué que les contacts sexuels ne devaient pas excéder 30 minutes. Les personnes prostituées pour les militaires de ces bordels devaient s’enregistrer auprès du gouvernement coréen. L’uniforme militaire accordait automatiquement un droit d’entrée au soldat, sans aucune autre formalité ni contrôle [26]. Dans les années soixante, le prix de la passe était 2 $ ou moins l’heure et 5 ou 10 $ la nuit. Dans les années quatre-vingt, la nuit coûtait 20 $ et l’heure 10 $. Les propriétaires des bordels et les proxénètes récupéraient, en moyenne, 80 % de l’argent et les femmes prostituées 20 % [27].
Les camptowns ont été établis conjointement par les autorités coréennes et états-uniennes, sous les auspices du Conseil de la police métropolitaine et des propriétaires des industries du sexe, financièrement indemnisés par le gouvernement japonais [28]. Avant la guerre de Corée, entre 1945 et 1949, la prostitution pour les troupes d’occupation états-uniennes était inorganisée et non règlementée. La guerre de Corée a créé les conditions sociales et économiques, notamment la disponibilité des « matières premières » [29], pour la mise en place du système des kijich’on. La guerre et la pauvreté qui l’accompagne, le chaos social et politique, la séparation de familles et les millions de jeunes orphelines et de veuves, sans toit ni gagne-pain, ont permis la « fabrication en série » des prostituées facilement recrutées par le gouvernement sur promesse d’un emploi gouvernemental bien payé qui s’avérait, en fait, celui de prostituée pour les GI [30].
Au milieu des années quatre-vingt-dix, on dénombrait 18 000 personnes prostituées enregistrées et 9 000 non enregistrées au service des 43 000 militaires états-uniens stationnés en Corée [31]. En 2000, 8 500 femmes originaires des Philippines et de Russie ont été victimes de la traite aux fins de prostitution pour les militaires américains de Corée [32]. Elles ont pu entrer au pays au moyen de visas de « divertissement » délivrés par le gouvernement à la suite de négociations avec l’Association des propriétaires de bars. Des 41 principaux camps militaires américains en Corée, les 12 plus grands bénéficient de la présence du voisinage de camptowns. Les civils coréens y sont interdits d’entrée. En 2000, environ deux millions de prostitueurs [33] ont fait un séjour dans les camptowns.
Comme l’industrie de la prostitution permettait des revenus importants au gouvernement coréen, ce dernier a adopté des politiques de « développement économique » responsables de la croissance de l’industrie du sexe. À partir de l’automne de 1973, il a entrepris une politique d’expansion du tourisme basé sur la marchandisation du corps des femmes [34], le tourisme kisaeng. Le nombre de touristes japonais — à 85 % des hommes seuls — a grimpé en flèche : de 96 531 en 1971 à 649 707 en 1979. En 1978, les revenus de la prostitution sont estimés à 700 milliards de won [35]. En 1989, l’industrie du « divertissement » pour hommes représentait 5 % du PNB du pays et prostituait entre 1,2 et 1,5 million de Coréennes (soit le cinquième de la cohorte des femmes âgées entre 15 et 29 ans) pour 2,34 millions de touristes étrangers en 1988, l’année des Jeux olympiques de Séoul.
Jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, les prostituées étaient essentiellement d’origine coréenne, mais avec l’expansion des industries du sexe, la Corée est devenue un pays de destination de la traite des femmes.
Les rest and recreation sites en Thaïlande et aux Philippines
À la différence de ceux de la Corée, les rest and recreation sites déployés pendant la guerre du Vietnam n’ont pas tous été directement rattachés aux bases militaires [36]. Plusieurs établissements étaient situés en Thaïlande et aux Philippines, une ancienne colonie américaine. Les États-Unis ont conclu une entente avec la Thaïlande en 1967 pour que le pays soit un lieu « de repos et de loisir » pour ses soldats. L’effet évident de cette entente a été que le corps des femmes de Thaïlande a servi de moyen d’accumulation de capital pour les autorités du pays. Ainsi, c’est un général de la Royal Air Force thaïlandaise qui a négocié l’accord qui a permis un afflux énorme de devises fortes dans l’économie du pays. Son épouse a dirigé la première agence de tours sexuels de la Thaïlande pour les militaires américains [37]. Approximativement 4 millions de dollars américains ont été prêtés, entre autres, par la Chase Manhattan Bank, pour financer la construction des rest and recreation sites. Entre 1962 et 1975, environ 70 000 militaires américains ont pu, chaque année, « se reposer et reprendre des forces » dans les bordels thaïlandais.
L’essor de la prostitution en Thaïlande a véritablement débuté avec la guerre du Vietnam. En 1957, il y avait 20 000 personnes prostituées ; en 1964, après l’établissement de sept bases états-uniennes dans le pays, le nombre de prostituées a atteint le chiffre de 400 000. Pendant la guerre du Vietnam, la Banque mondiale a recommandé à la Thaïlande d’adopter comme stratégie économique le développement du tourisme [38]. Depuis, la prostitution y est une industrie de masse : en 1993, le nombre de personnes prostituées était estimé à deux millions, le tiers étant des mineur-es. En 1995, les revenus de la prostitution en Thaïlande représentaient près de 59 à 60 % du budget du gouvernement. En 1998, l’Organisation internationale du travail estimait que la prostitution constituait 14 % de l’ensemble des activités économiques du pays [39].
La prostitution autour des bases militaires états-uniennes a également joué un rôle significatif aux Philippines. Jusqu’au départ des troupes, en 1992, était organisé dans ce pays l’un des plus grands centres « de repos et de loisir » d’Asie. À Olongapo et à Angeles City, deux bases américaines près de Manille, le problème des infections vénériennes était si important que le gouvernement américain a financé l’établissement de cliniques médicales. Ces cliniques, cependant, n’étaient accessibles qu’aux 6 000 « hôtesses » licenciées pour « desservir » les GI, pas aux prostituées non enregistrées [40]. Il n’y avait pratiquement aucune industrie à Olongapo et Angeles sauf celle de « divertissement » pour les GI, avec approximativement 55 000 prostituées enregistrées et non enregistrées et un total de 2 182 rest and recreation sites [41]. Au départ des troupes, quelque 50 000 enfants américano-philippins ont été abandonnés par leurs pères. Au début des années quatre-vingt-dix, le nombre de femmes prostituées était estimé de 300 000 à 500 000 [42]. En 1999, quand les forces américaines sont retournées aux Philippines, le nombre d’« artistes » inscrites à Angeles City a presque doublé.
L’utilisation d’installations récréatives du type rest and recreation fait encore partie des politiques du Pentagone. Immédiatement après la première guerre contre l’Irak, les troupes états-uniennes victorieuses ont été envoyées en Thaïlande pour y prendre du « bon temps » [43].
Forces de maintien de la paix et prostitution
La présence de la force de maintien de la paix des Nations Unies et la libéralisation économique des pays sont des facteurs décisifs dans la prolifération des infrastructures de prostitution. Un exemple parmi d’autres : au Cambodge, en 1990, à l’époque du gouvernement provietnamien, on estimait le nombre de femmes prostituées à 1 500. L’arrivée des Casques bleus et des administrateurs civils de Mission préparatoire des Nations Unies au Cambodge en 1991, remplacée l’année suivante par l’Autorité transitoire des Nations Unies au Cambodge (Apronuc), a créé une explosion de la demande de jeunes femmes et de fillettes dans la prostitution. Durant cette période, beaucoup de jeunes femmes et de fillettes de la campagne étaient victimes de la traite intérieure à des fins de prostitution vers les villes du pays pour satisfaire la demande des prostitueurs. En 1993, lors du retrait de l’Apronuc, 20 000 personnes, principalement des femmes et des fillettes, étaient prostituées [44]. Avec la libéralisation économique et la transition au capitalisme, le Cambodge a connu une nouvelle explosion de l’industrie de la prostitution : en 1996, on évaluait à 57 000 le nombre de jeunes femmes et de fillettes prostituées. Le Cambodge est désormais une destination prisée des prostitueurs internationaux (touristes sexuels), plus particulièrement des pédoprostitueurs, ainsi qu’un pays de transit et de destination des femmes et enfants victimes de la traite à des fins de prostitution. L’Organisation mondiale de la santé a tiré la sonnette d’alarme : dans les années à venir l’épidémie du sida risque de faire plus de victimes au Cambodge que le génocide orchestré par les Khmers rouges entre 1975 et 1979.
Le cas cambodgien n’est pas unique. La prostitution des femmes a également augmenté de façon dramatique avec la présence de la mission de pacification en Bosnie-Herzégovine. La mise en place de l’Arizona Market en Bosnie est, à cet égard, édifiante. Ce vaste marché détaxé, créé en 1992 par la SFOR (Force de stabilisation de l’OTAN), porte le nom d’un désert américain, car les autorités militaires des États-Unis y ont initié la création d’une zone franche « pour réconcilier par le commerce » les populations serbo-croate et bosniaque. Dans cette zone du Nord du pays, laissée sous autorité américaine et internationale après 1999, le système proxénète a établi son marché. Les femmes y sont vendues comme l’étaient les esclaves victimes de la traite des négriers. L’Organisation internationale pour les migrations évalue à 10 000 le nombre de personnes prostituées clandestines en Bosnie. Elle estime, en outre, que 250 000 femmes et enfants de l’Europe de l’Est sont victimes de la traite via la Serbie et les États voisins, dont un grand nombre se retrouve dans les nouveaux protectorats internationaux de Bosnie et du Kosovo pour desservir soldats de l’OTAN, policiers de l’ONU et membres des ONG.
Conclusion
À première vue, il peut sembler paradoxal que, dans un pays qui a connu les horreurs de guerre civile, certaines des violations des droits humains les plus élémentaires soient commises par la communauté internationale censée apporter la paix et permettre la reconstruction du pays. Toutefois, ce paradoxe n’en est pas un : le stationnement de troupes armées développe inévitablement les infrastructures prostitutionnelles et, par conséquent, la traite des femmes et des enfants aux fins de prostitution. Cet essor se traduit également par une augmentation de la clientèle locale et régionale. La mise en place de telles infrastructures est encouragée sinon pilotée par les forces d’occupation, y compris celles censées « maintenir la paix ».
L’un des effets des occupations militaires en Asie a été le développement rapide et colossal des industries du sexe et la prostitutionnalisation du tissu social au point tel que de nombreux analystes considèrent que la prostitution fait partie intégrante de la culture de ces pays. Il est vrai que les infrastructures prostitutionnelles de masse ont généré une banalisation du sexe vénal, ce qui a permis une expansion importante de la « clientèle » locale [45]. Elles ont aussi pour conséquence l’essor de la traite des femmes et des enfants à des fins de prostitution pour fournir les industries du sexe dont la demande est pratiquement infinie. La croissance dramatique de la prostitution locale a permis l’établissement de l’infrastructure nécessaire au développement du tourisme sexuel, grâce notamment à la disponibilité de la « main-d’œuvre-marchandise » générée par la présence militaire. Des loisirs plus importants, des facilités de communications et de déplacement vers l’étranger, la construction sociale d’une image exotique et sensuelle des personnes prostituées asiatiques, qui seraient, grâce à leur culture, sexuellement matures malgré leur jeune âge, et les politiques gouvernementales favorables au tourisme sexuel ont contribué à l’explosion de cette industrie.
S’il y a « une culture de prostitution » en Corée du Sud, en Thaïlande et aux Philippines, elle est le résultat de politiques de « développement économique » au détriment des femmes et des enfants de ces pays. Cette stratégie a été préconisée par des organisations internationales comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, qui ont accordé des prêts importants pour le développement des industries touristiques et de divertissement, source de devises fortes. Dans chacun des cas, ces politiques ont engendré une forte progression des industries du sexe.
Les interventions armées étrangères dans ces sociétés ont contribué de façon décisive à l’histoire de la prostitution contemporaine. Le cas coréen est significatif à cet égard. En 1916, le gouvernement japonais a légalisé la prostitution pour la première fois dans l’histoire coréenne et a importé des prostituées japonaises pour l’élite nippone de sa colonie [46]. Rapidement, la prostitution locale s’est développée et des red lights districts ont vu le jour. L’organisation de la prostitution a atteint son apogée pendant la Deuxième Guerre mondiale avec les femmes et fillettes de « réconfort ». Les « centres de délassement » de l’armée japonaise ont été en quelque sorte le prototype historique des rest and recreation sites au profit des troupes d’occupation états-uniennes. Des femmes de « réconfort » pour les militaires japonais ont même fait partie de la première génération des prostituées des kijich’on [47].
La thèse du relativisme culturel camoufle les enjeux. La pratique des viols massifs en temps de guerre [48] et du développement « centres de loisir » pour les soldats — qui constituent l’avers et le revers d’une même médaille — ne sont pas l’apanage d’une culture ou d’une nation particulière, mais bien des armées de tous les États, y compris des forces de maintien de la paix.
Les guerres tuent et mutilent sans distinction de sexe. Cependant, les femmes subissent d’autres exactions, exacerbées par les situations de conflit : les violences sexuelles. Que les soldats violent partout où ils passent n’est pas une nouveauté, c’est une tradition séculaire, visant à humilier et à terroriser les populations civiles [49]. Pour le « réconfort » des soldats, sont mis en place dans les pays sous occupation militaire des « camps de repos et de loisir ». Des centaines de milliers de femmes et de jeunes filles tombent sous la coupe des réseaux de proxénètes qui, avec la bénédiction des gouvernements et de ses armées, tirent un juteux profit de la misère et du désordre.
Les crimes sexuels de masse, érigés en système par la prostitution militaire et la traite qui l’accompagne, sont en quelque sorte des invariants des guerres contemporaines. Les femmes et les fillettes y sont sexuellement et ethniquement infériorisées, tout en étant instrumentalisées et marchandisées afin de garantir le pouvoir, la supériorité et le plaisir masculins ainsi que le « déshonneur » des mâles nationaux subissant l’occupation. Par la suite, ces femmes et ces fillettes deviennent, via le système proxénète internationalisé, qui profite des dérèglementations néolibérales et qui s’appuie sur des politiques gouvernementales favorables aux industries du sexe, y compris au tourisme prostitueur, la source des rentes les plus profitables de l’économie mondialisée.
Richard Poulin